Chroniques, tribunes & interviews
Les textes postés ici proviennent principalement des chroniques que je tiens dans Le Monde (sur des questions de politique économique française ou européenne), et pour Terra Nova (version française de ma chronique Project Syndicate, qui est consacrée à des sujets plus internationaux).
Chronique Le Monde, 7 septembre 2024
Il serait naturel que le gouvernement Barnier ait pour seule obsession de durer. Sans majorité au parlement, confronté à une opposition de gauche furieuse d’avoir été privée d’un pouvoir qui aurait dû lui revenir, incertain de la fermeté du soutien d’un bloc central plus divisé que jamais, otage enfin du Rassemblement National qui ne s’est engagé qu’à lui accorder un sursis, il serait logique qu’il s’attache d’abord à survivre et pour cela, tente de louvoyer entre les écueils politiques.
Et pourtant il faudra, malgré tous les traquenards qui le menacent, qu’il se fixe un cap, ouvre des chantiers et prenne des initiatives. Un gouvernement qui ne viserait que la survie ne répondrait ni aux besoins du pays, ni aux attentes des citoyens, ni aux inquiétudes des marchés. Michel Barnier en est manifestement conscient, puisqu’à l’occasion de la passation de pouvoirs il a parlé de répondre aux colères et au sentiment d’abandon.
Il a aussi parlé de ruptures. Pour ne pas apparaître comme un simple exécutant, il devra en effet en finir avec certains volets de la politique économique poursuivie depuis sept ans. Il y a peu de chances qu’il envisage de revenir sur la réforme des retraites, ni même de suspendre sa mise en œuvre, en dépit du fort mécontentement que celle-ci continue à susciter. Et il n’est guère probable, aussi, qu’il l’amplifie, en dépit du besoin de financement (0,4% du PIB en 2030) que font apparaître les récentes projections du COR.
En revanche il peut opter pour une remise en mouvement de la dynamique des salaires. Il y a aujourd’hui une forte aspiration populaire à une progression plus soutenue du pouvoir d’achat des salaires. En moyenne, celui-ci a été mieux protégé en France que dans beaucoup d’autres pays européens, mais le sentiment d’injustice se nourrit de ce que compte-tenu de l’hétérogénéité des paniers de consommation, de nombreux ménages ont subi des hausses de prix importantes et ont donc vu leur revenu réel stagner ou baisser. Le problème est qu’une nette reprise des gains de pouvoir d’achat requiert de porter remède au premier facteur de sa stagnation : le recul marqué de la productivité du travail observé depuis la crise pandémique de 2020. Comme le rappelait récemment l’Insee, le décrochage par rapport à la tendance pré-Covid est de cinq points et demi et le niveau actuel de la productivité est toujours nettement inférieur à celui de 2019. En l’absence de redressement, il n’y a pas de marges pour un accroissement substantiel des salaires.
Le relèvement de la production par tête viendra en partie du retour aux tendances antérieures à la crise sanitaire mais, nous dit encore l’Insee, les pertes enregistrées depuis quatre ans ne seront pas rattrapées. À politique constante, les gains de productivité pourraient être de l’ordre d’un demi-point par an. C’est très insuffisant au regard des besoins sociaux : cela ne permet ni de dégager des gains de pouvoir d’achat substantiels, ni d’assurer l’équilibre des retraites. C’est aussi très faible au regard de la tendance qui s’observe aux États-Unis (un point un quart par an entre 2019 et 2023).
Le test va venir très vite : la nomination de Michel Barnier va coïncider avec la publication du rapport que la présidente de la Commission européenne a commandé à Mario Draghi, l’ancien président de la BCE. On peut s’attendre à ce que ce rapport dresse un constat alarmant sur la productivité européenne, souligne le manque de dynamisme du tissu productif et recommande de réformer le marché des capitaux afin que les meilleures entreprises européennes puissent grandir et se développer. Mais comme l’a déjà dit Draghi, il n’y aura pas de solution à ce problème sans remise en cause des rentes de situation. La position que prendra la France sur ce dossier aura valeur de test des convictions européennes de M. Barnier.
Le chantier le plus urgent, pour le prochain gouvernement, sera cependant budgétaire. De mois en mois, la situation des finances publiques n’a cessé de se détériorer et cette dégradation, cumulée à la confusion de la situation politique, s’est traduite par une hausse – encore modérée, mais significative et persistante – de la prime de risque sur les emprunts français. Des mesures de redressement s’imposent de manière urgente.
Surtout, un effort ponctuel ne suffira pas. Le Conseil d’Analyse Économique estime qu’il faut viser, pour le moyen terme, un excédent primaire de 30 milliards. C’est à peu près aussi l’objectif que nous fixent les règles européennes. Même si le déficit envisagé pour 2024 est partiellement de nature conjoncturelle, et si cette composante se corrigera d’elle-même sans qu’il soit besoin d’en décider, l’ajustement discrétionnaire à venir est d’au moins 120 milliards, soit 15 milliards par an. C’est beaucoup trop pour que la correction puisse s’opérer par la seule baisse des dépenses ou par les seuls prélèvements. Il faudra agir des deux côtés.
La question de l’équité dans le partage des efforts sera centrale. Du côté des dépenses, il faudra viser l’efficience, c’est-à-dire la baisse du coût et l’amélioration de la qualité des services publics. Comme le montrent les comparaisons internationales, des marges substantielles existent à cet égard. Mais c’est du côté des recettes que le test sera le plus significatif : s’il veut convaincre de ce qu’il ne s’inscrit pas dans la continuité du macronisme, et de ce que bien qu’issu de la droite, il est soucieux de l’équité dans le partage des efforts, M. Barnier devra lever le tabou sur la hausse des prélèvements, et en particulier des prélèvements sur les plus fortunés.
"Il sera difficile de la garder en l'état mais une réforme des retraites reste nécessaire"
Interview aux Echos, 30 août 2024
"Nous envoyons au monde le signal d'un pays en désarroi"
Interview La Tribune, 16 juin 2024
Propos recueillis par Fanny Guinochet
Les marchés s’affolent… pensez-vous que ca va durer ?
Nous vivons un bouleversement politique considérable, les turbulences que connaissent les marchés ne vont pas se calmer tout de suite. Évidemment, ce ne sont pas les marchés qui font la politique, et dictent nos choix. Mais ils imposent une contrainte de cohérence. Si les marchés jugent que notre politique – quelle qu’elle soit- dit une chose et fait son contraire, ils ne suivront pas. Et nous pourrions connaitre ce qu’a vécu le Royaume-Uni avec Liz Truss, la première ministre qui n’a pas pu appliquer son programme. Même si contrairement aux Anglais, nous ne risquons pas de crise du change car l’euro nous protège.
Est-ce que l’on risque une crise de la dette ?
L’indicateur le plus synthétique est le spread, l’écart de taux d’emprunt entre l’Allemagne et la France. Il est actuellement à 80 points de base, contre 50 avant les élections. Ce n’est pas dramatique, mais le signal est là. La France est très endettée aujourd’hui. Et donc très soumise à l’appréciation des marchés.
Quand un pouvoir fait une série de promesses auxquelles les investisseurs ne croient pas, les marchés ne suivent plus. Et cela peut déboucher sur une crise de la dette comme il y a dix ans en Grèce, Italie, Portugal… qui pour se financer n’ont alors pas eu d’autre choix que de se tourner vers le FMI et les Fonds européens.
Nous n’en sommes pas là, car il faudrait des spreads de l’ordre de plusieurs centaines de points.. mais nous savons aussi que les choses peuvent aller très vite. Le second risque étant aussi est l’absence de majorité qui empêche toute politique. Ce scénario peut aussi inquiéter.
Mais l’Europe ne nous protègerait pas ?
La BCE, la banque centrale européenne s’est dotée il y a deux ans d’un instrument nouveau pour répondre au cas où le spread s’écarte trop. Mais dans le règlement, il est précisé que ce mécanisme, qui vise à bloquer la contagion des crises, ne peut être actionné si ces écarts sont induits par des fondamentaux. Il n’est pas fait pour contrer les effets d’une politique irresponsable.
On commence à avoir des éléments de programme … que vous inspirent-ils ?
Je suis choqué que ni le RN ni le Front populaire ne partent d’un diagnostic sur les problèmes de notre économie. Aucun ne s’intéresse la productivité qui stagne en France, avec un décrochage avec les Etats-Unis qui s’est accéléré ces dernières années. Ils raisonnent comme si la seule question était la répartition du revenu. Par ailleurs, ces deux programmes tablent sur le protectionnisme : français pour le RN, européen pour le Front populaire. Certes, nous ne sommes plus dans un libéralisme à tout crin, mais il ne me semble pas que mettre des barrières partout aidera notre économie. Réfléchir à une concurrence plus encadrée est la bonne voie.
Que pensez-vous du programme du nouveau Front Populaire ?
Indexation des salaires sur l’inflation, smic à 1600 euros nets, abrogation de la réforme des retraites…etc. La gauche de gouvernement est bien loin. La seule revalorisation de 10% de l’indice des fonctionnaires signifie 20 milliards d’euros à trouver. Côté recettes, des hausses d’impôts sont prévues mais à hauteur de 50 milliards d’euros, alors que les dépenses devraient augmenter bien davantage.
Et coté Rassemblement national ?
Nous avons encore peu d’éléments. On peut se baser sur le programme de 2022, et quelques déclarations. Mais une TVA à 5,5% sur les produits énergétiques et l’essence coûterait entre 12 milliards d’euros (selon le chiffrage du RN) et 24 milliards d’euros ( selon le chiffrage de Bruno le Maire).
Avec la franchise de cotisations sur les augmentations de salaires, on serait dès cet été proche de 30 milliards d’euros de dépenses supplémentaires, soit 1 point de PIB. Sans oublier la nationalisation des autoroutes, des mesures en direction des familles etc… Face à ces dépenses, le RN ne prévoit pas de rentrée d’argent.
Est-ce que la France a les moyens d’appliquer ce type de programme ?
Non. Et nous envoyons déjà au monde le signal que le pays est en désarroi. Emmanuel Macron n’a pas réussi à créer un consensus autour d’une politique équilibrée. Au contraire, il a clivé et renforcé les extrêmes. Cela lui revient aujourd’hui en boomerang, puisque ces oppositions font des propositions outrancières.
Nous pouvions toujours discuter de certains éléments de sa politique économique, ce que j’ai souvent fait mais la colonne vertébrale – amélioration de l’attractivité, priorité à l’éducation, maîtrise des dépenses publiques etc- beneficiait du consensus des économistes. Emmanuel Macron a perdu sa boussole, qui était de sortir d’un affrontement largement factice entre la droite et la gauche pour reconstruire un consensus, en termes de valeurs, de réformes, et d’équilibres. Nous ne pouvons que le regretter.
L'Europe et le dilemme chinois
Chronique Le Monde, 18 mai 2024
Le 14 mai, le président Biden a annoncé un quadruplement des droits de douane sur les véhicules électriques importés de Chine, qui vont ainsi passer de 25% à 100%, en même temps qu’une augmentation substantielle des tarifs sur les batteries, les panneaux solaires et une série d’autres produits. Attendue, bien que contraire aux règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), cette décision s’analyse bien sûr au premier chef comme une gesticulation symbolique destinée à couper l’herbe sous le pied de Donald Trump en le privant d’un argument de campagne dans les circonscriptions ouvrières des États-clefs. Les États-Unis n’importent en effet quasiment pas de véhicules électriques chinois, lesquels étaient depuis 2018 frappés d’un droit de douane de 25%. Plus largement, l’ensemble des produits touchés par la mesure annoncée par Joe Biden ne comptent que pour 18 milliards de dollars, soit moins de 5% des importations en provenance de Chine.
Il n’en reste pas moins que la décision signale une inflexion de la politique américaine. Si Biden n’avait pas remis en cause les droits de douane institués par Trump, il avait jusqu’ici pris soin de ne pas les relever. Depuis l’Inflation Reduction Act (IRA) de 2022, la politique industrielle “verte” reposait sur des subventions, certes assorties de clauses de contenu local, mais accessibles aux entreprises du monde entier. Cette politique donne d’ailleurs des résultats : entre le début 2022 (avant l’IRA) et le début 2023 (après), l’investissement dans les technologies vertes a augmenté de 36%. Le renforcement de la protection commerciale pour toute une série de produits verts indique certainement la volonté de construire aux États-Unis une nouvelle industrie décarbonée largement découplée de la Chine.
L'inflexion est que jusqu’ici, le rôle dévolu à la politique commerciale dans la stratégie de l’administration Biden n’était pas d’abord de sauvegarder l’emploi ou de promouvoir un développement industriel, mais de préserver la sécurité économique. Le conseiller pour la sécurité nationale Jake Sullivan avait d’ailleurs pris bien soin de préciser que le but de l’administration était de protéger les technologies fondamentales, pas d’opposer un mur aux exportations chinoises. Vu de Pékin, le changement de pied sera certainement lu comme un signe de plus de la volonté américaine de se découpler de la Chine.
Cette question est de première importance pour l’Union européenne. Contrairement aux États-Unis, celle-ci importe déjà des véhicules électriques chinois, qui comptent aujourd’hui pour un quart des immatriculations. Redoutant un afflux massifs de véhicules chinois, l’Union européenne a lancé une enquête anti-subventions dont les résultats seront connus cet été et qui va sans doute conduire à la mise en place de droits de douane compensateurs. Cependant ceux-ci seront certainement d’un niveau bien plus faible que 100%, et à l’instar des constructeurs japonais dans les années 1990, les constructeurs chinois étudient déjà où et comment investir pour préserver leur accès au marché européen. Ils y sont explicitement encouragés par les gouvernements, y compris en France où Bruno Le Maire a réaffirmé cette orientation à l’occasion de la visite en France du président Xi Jinping.
L'objectif pour l’UE n’est donc pas de se découpler de l’économie chinoise, mais de “dérisquer” notre relation avec elle, selon la formule à succès d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne. La difficulté est évidemment de définir ce que recouvre précisément cet objectif. Un récent rapport Bruegel-CEPR tente de le préciser en s’attachant à mettre en évidence les vulnérabilités induites par une concentration excessive des importations, qui expose à un risque de perturbation des chaînes d’approvisionnement, ou des exportations, qui expose à un risque de coercition. Le résultat est que le nombre de produits concernés par le premier risque reste très faible, et que la réponse au second est surtout de l’ordre de la dissuasion.
La stratégie de l’Union européenne est donc nettement différente de celle qui s’affirme aux États-Unis, et qui sera évidemment considérablement renforcée en cas de victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle de novembre prochain. Ce n’est pas affaire de naïveté, de minimisation des risques, ou d’impréparation : depuis 2020, lorsqu’elle croyait encore au doux commerce et avait conclu avec Pékin un accord de coopération économique et d’investissement finalement resté lettre morte, l’UE a beaucoup évolué sur la question chinoise. Elle s’est dotée de toute une panoplie d’instruments pour se protéger des risques de ruptures d’approvisionnement et riposter aux éventuelles tentatives d’intimidation. Mais même si l’on prend au sérieux la posibilité d’un comportement agressif de la Chine, les conséquences pratiques à en tirer restent d’ampleur limitée. Ce n’est que dans l’hypothèse, extrême, d’une rupture totale des relations économiques bilatérales (à la suite, par exemple, d’un conflit sur la question taïwanaise) que nous serions réellement désarmés.
Ce qui est finalement inquiétant dans la décision de Joe Biden, ce n’est pas qu’elle puisse induire un détournement des exportations chinoises vers le marché européen. Le secteur automobile chinois est effectivement en surcapacité, mais les droits de douane sur les véhicules électriques n’aggraveront en rien le problème. Le danger auquel nous faisons face est celui d’une divergence croissante entre des États-Unis engagés, de fait, dans une stratégie de découplage d’avec la Chine et une Europe qui prend le risque chinois au sérieux, mais vise à le contenir plutôt qu’à le supprimer. Peut-on partager la même perspective géostratégique tout en ayant sur le plan économique des orientations de plus en plus distantes ? C’est sur cette question qu’il faut réfléchir, c’est à elle que les dirigeants européens devraient se consacrer.
Dette : mode d'emploi
Le Un, 29 mai 2024
Le thème de la dette publique avait quasiment disparu des préoccupations des Français et des discussions de politique économique. Il vient d’y faire un retour fracassant. Est-ce explicable, est-ce justifié, et quelles conséquences faut-il en tirer ? Telles sont les questions qui se posent.
Les raisons de ce retour tiennent d’abord aux circonstances. Depuis le début de l’année, le gouvernement avait laissé entendre que la situation des finances publiques était plus dégradée qu’il ne l’avait prévu. Fin mars, l’Insee a publié les chiffres provisoires pour 2023, qui mettent le déficit public à 5,5% du PIB au lieu des 4,9% prévus dans la Loi de Finances. L’opposition s’est immédiatement saisie du sujet, accusant le gouvernement d’insincérité et d’incompétence. L’ampleur du dérapage, il est vrai exceptionnelle, a immédiatement motivé un changement de cap : après l’annonce de 10 milliards de coupes budgétaires sur 2024, Bercy s’est mis en chasse d’une vingtaine d’autres milliards dans la perspective du budget 2025. Et fin avril, la nervosité était grande à l’approche du verdict des agences de notation Moody’s et Fitch. Celles-ci, finalement, ont laissé inchangé le rating de l’État français. Mais ce n’est que partie remise : la France a recommencé à vivre au rythme de la publication de ces annonces qui évaluent les risques présentés par les dettes publiques des emprunteurs souverains.
Si le sujet était passé au second plan depuis la crise sanitaire de 2020, c’est bien sûr qu’il y avait d’autres priorités. Pour soutenir les entreprises et assurer le maintien du revenu des ménages, il fallait, “quoi qu’il en coûte”, déployer des filets de sécurité. Maintenue jusqu’en 2021, cette politique n’a finalement pas coûté si cher, en tout cas en comparaison des États-Unis. Mais, très vite, sont arrivées la guerre en Ukraine et la hausse brutale des prix de l’énergie qui s’en est suivie. Là encore, le gouvernement a choisi de dépenser pour protéger le pouvoir d’achat des ménages. Ce n’est que fin 2023 qu’un début de normalisation est intervenue. Entre temps cependant, les recettes publiques s’étaient affaissées, creusant le déficit. Le gouvernement a cette fois réagi, mais en sens inverse de ce qu’il avait fait depuis 2020 : il a répondu à la chute des recettes par des coupes claires dans les dépenses. Ce faisant, il a lui-même alimenté l’anxiété qu’il entendait calmer : la France serait-elle au bord de la faillite ?
Commençons par le commencement : est-il légitime pour un État de s’endetter ? Pour quels motifs ? Et dans quelles limites ?
Il y a plusieurs bonnes raisons d’émettre de la dette publique, à commencer par le fait que les titres correspondants sont très demandés. Pour les épargnants, pour les banques, pour les caisses de retraite, les obligations d’État constituent l’actif de référence, parce que leurs propriétés sont connues, que leur marché est liquide, et que le niveau de risque associé est généralement très faible. Même en France, en dépit d’une dette publique qui s'élève à 111% du PIB, le taux d’intérêt que doit consentir l’État pour emprunter à dix ans est, à la mi-mai, de 3%, soit un rendement inférieur à celui que doit servir n’importe quel emprunteur privé. Pour cette raison, les obligations d’État constituent le socle du système financier, “l’actif sûr” par rapport auquel se mesurent les risques des différents emprunteurs publics (les collectivités territoriales, par exemple) ou privés (les banques ou les entreprises). La dette publique française est d’ailleurs très recherchée, puisque 53% de ses détenteurs sont aujourd’hui des non-résidents. Les alarmes sur le niveau de l’endettement public laissent aujourd’hui les marchés financier de marbre.
Il n’empêche qu’il est légitime de s’interroger sur les motifs à cet endettement. Il y en a de bons et de moins bons. Parmi les premiers il faut citer les motivations macroéconomiques, à commencer par l’absorption des fluctuations conjoncturelles. Baisser les dépenses lorsque la croissance faiblit temporairement n’est pas de bonne politique : il faut au contraire assurer la continuité des services publics en les mettant autant qu’il est possible à l’abri des à-coups économiques. Accroître les prélèvements n’est pas non plus souhaitable : les taux des impôts et cotisations sociales doivent rester stables pour ne pas perturber les décisions des ménages et des entreprises. Un gouvernement peut même être fondé à aller plus loin, et à agir de manière discrétionnaire pour amortir les fluctuations et ainsi stabiliser la conjoncture. C’est pour ces raisons que le déficit s’est massivement creusé au moment de la crise sanitaire.
L'accroissement de la dette publique se justifie enfin pour le financement d’investissements temporaires. C’est le cas par exemple de l’effort de défense requis pour être en mesure de contrer d’éventuelles menaces – un sujet qui est brutalement revenu sur le devant de la scène – ou de la nécessité de dépenser pour faire face au changement climatique. Dans un cas comme dans l’autre, un financement partiel par endettement est justifié, dans la mesure où le rééquipement militaire, ou bien l’investissement nécessaire pour construire une économie neutre en carbone, appellent des efforts certes prolongés, mais bornés dans le temps.
Hors circonstances particulières, s'endetter pour financer les dépenses courantes est en revanche critiquable. Les charges permanentes doivent être financées par des recettes permanentes, pas par l’emprunt. Il n’y a pas de motif légitime à ce que notre dette publique soit passée de 21% du PIB en 1980 à 37% en 1990, 60% en 2000, 86% en 2010 et 111% en 2023. Certes, nous avons connu au cours cette période une crise financière majeure (en 2008) et une crise sanitaire de grande ampleur (en 2020). Mais même si l’on ajoute à ces épreuves les erreurs de politique économique commises au cours des années 2010, lorsque l’Europe a collectivement fait, à contre-temps, le choix de l’austérité, cela ne suffit à expliquer ni que le ratio de dette publique ait augmenté de quinze à vingt-cinq points de PIB par décennie, ni qu’il n’ait presque jamais baissé.
L'explication ne tient en effet ni à un choix volontaire de politique publique, ni à des erreurs répétées dans la gestion des finances publiques. Pour comprendre pourquoi la dette publique française n’ait presque jamais cessé d’augmenter, il faut mobiliser l’économie politique. Nous avons l’appétence pour la dépense des pays scandinaves mais le consentement au prélèvement des pays latins. Depuis près d’un demi-siècle, nous résolvons cette contradiction par le déficit.
Nous sommes aujourd’hui, d’une courte tête devant la Finlande, le pays de l’OCDE où les dépenses publiques sont les plus élevées. Mais leur déficit était en 2023 inférieur à 3% du PIB, quand le nôtre dépassait de loin ce seuil. Et au sein de cette dépense, il n’est pas facile de faire le partage entre ce qui reflète des choix collectifs assumés et ce qui résulte d’inefficiences manifestes.
Le caractère quasi-exclusivement public du système de retraites relève clairement d’un choix collectif : si les pensions ont un poids plus faible chez la plupart de nos partenaires, c’est qu’au contraire de ce qui est le cas en France, une part significative d’entre elles provient de systèmes d’assurance privés. Qui plus est nos pensions sont individuellement élevées, ce qui fait que le pouvoir d’achat des seniors est équivalent à celui des actifs. C’est un legs du passé : en France, les réformes des retraites ont systématiquement été retardées et gagées sur des hypothèses de productivité qui se sont révélées optimistes.
Choix collectifs et legs du passé n’expliquent cependant pas que pour la plupart des catégories de dépense, la France se situe au-dessus de la moyenne européenne. Si nous dépensons plus pour la santé, l’éducation, l’emploi, le logement, les subventions aux entreprises, et l’environnement, pour des résultats qui sont loin d’être brillants, c’est en partie au moins parce que notre dépense publique est moins efficiente que chez nos voisins. Pour le dire simplement, les Français n’en ont pas pour leur argent et ce n’est pas pour rien dans leur réticence à payer leurs services publics au prix fort.
Continuer à laisser dériver les dépenses, à un moment où il nous faut investir davantage pour la transition climatique, la défense et l’éducation, pour ne citer que ces trois domaines, nous exposerait à un risque sérieux d’insoutenabilité de la dette publique. La notion d’insoutenabilité est subtile, parce qu’aucune analyse économique ne permet de dire quel est le bon niveau de la dette publique. L’expérience montre d’ailleurs que les pays ont connu des crises de dette à des niveaux d’endettement public très différents les uns des autres : le Royaume-Uni a par deux fois (au lendemain des guerres napoléoniennes et après la deuxième Guerre Mondiale) atteint l’étiage de 250% du PIB mais n’a jamais fait défaut sur ses engagements financiers, tandis que la Grèce a été précipitée dans la crise lorsqu’on a découvert que sa dette s’élevait à 127% du PIB, et certains pays émergents ont perdu l’accès au marché financier à des niveaux d’endettement de l’ordre de 50% du PIB, voire moins.
La raison en est que la solvabilité d’un État dépend de trois facteurs qui peuvent différer très sensiblement d’une période à l’autre et d’un pays à l’autre : le taux d’intérêt réel (c’est-à-dire corrigé de l’inflation) ; le taux de croissance de l’économie ; et la capacité, politique, qu’a le pays à maintenir un excédent primaire, c’est-à-dire avant paiement des charges d’intérêt sur la dette.
Dans les conditions usuelles, le taux d’intérêt réel d’équilibre (qui assure, au niveau mondial, l’équilibre entre l’épargne et l’investissement) est supérieur au taux de croissance de l’économie. Maîtriser la dette implique donc de pouvoir maintenir un excédent primaire, lequel doit être d’autant plus grand que la dette est élevée et que l’écart entre taux d’intérêt et taux de croissance est important. Or pour les contribuables, ce surplus primaire est en quelque sorte le surcoût des services publics par rapport à leur vraie valeur. Plus ce surcoût est élevé, plus grande est la réticence aux prélèvements et plus forte la tentation de répudier la dette. On sait d’expérience qu’il est très difficile de maintenir durablement un surplus primaire supérieur à cinq points de PIB.
C’est pour cette raison que la Grèce en a été réduite, en 2010, à faire appel au Fonds monétaire international. Lorsque ses créanciers privés se sont rendus compte que la simple stabilisation du ratio d’endettement demandait que le pays enregistre des surplus primaires politiquement irréalistes, ils ont du jour au lendemain cessé de lui prêter. Ayant perdu l’accès au marché, Athènes en a été réduite à subir sous la férule de la « Troïka » (FMI, Commission européenne et BCE) un ajustement brutal, économiquement très pénalisant et socialement ravageur. C’était la première fois depuis très longtemps qu’un pays avancé, ou réputé tel, connaissait ce qui est le sort fréquent des pays en développement.
Dans les années 2000 cependant, et singulièrement de la crise financière de 2008 jusqu’aux lendemains de la crise sanitaire de 2020, le taux d’intérêt réel a généralement été très bas. La raison ne tenait pas aux politiques des banques centrales mais à l’excès d’épargne mondiale, qui faisait que l’équilibre entre l’épargne et l’investissement se réalisait à un niveau de taux d’intérêt très inférieur à celui qui prévalait à la fin du 20ème siècle. De ce fait, le taux d’intérêt réel était dans beaucoup de pays, dont la France, inférieur au taux de croissance économique. Comme l’a souligné Olivier Blanchard, l’ancien chef économiste du FMI, cela permettait que la dette s’efface d’elle-même, sans qu’il soit besoin de s’imposer des excédents primaires.
Le contexte violemment inflationniste des années 2022-2023 a brouillé les signaux et on ne sait pas très bien si l’on va prochainement retrouver les conditions des premières années 2000 ou si, au contraire, le taux d’intérêt réel est repassé au-dessus du taux de croissance. À vrai dire on ne sait pas très bien non plus quelle est aujourd’hui la croissance potentielle de la France et de ses voisins européens : on craint qu’elle se soit durablement affaiblie, en raison de la médiocrité des gains de productivité, ce qui compliquerait encore plus l’équation. C’est dans ce brouillard assez épais que doivent se prendre les décisions budgétaires qui engagent l’avenir.
Pour la France, la publication des chiffres de l’Insee a brusquement sonné l’alerte. Le gouvernement n’avait certes pas triché sur les chiffres du passé, comme cela avait été le cas en Grèce, mais il n’avait pas non plus laissé attendre que la révision soit aussi brutale. Il a mis soudainement le cap sur la réduction du déficit, qui conditionne la maîtrise de la dette. C’est très apparent par exemple à la lecture du Programme de stabilité transmis à Bruxelles en avril, et qui présente la trajectoire des finances publiques d’ici 2027. Le but à cet horizon est de ramener le déficit primaire au voisinage de l’équilibre et le déficit total (y compris le paiement d’intérêts sur la dette) en-dessous de 3% du PIB, ce qui devrait permettre de stabiliser le ratio de dette publique aux alentours immédiats du niveau actuel. Mais l’exécutif n’a pas détaillé, sinon en termes qualitatifs, les investissements qu’il entend effectuer en priorité ni les moyens qu’il compte dégager pour les financer. Ce sera l’objet des revues de dépenses prévues par la loi de programmation des finances publiques.
L’exercice est naturellement exigeant. Il l’est encore plus dans un contexte où il importe de distinguer entre les dépenses nouvelles qui peuvent être financées par de l’endettement supplémentaire et celles pour lesquelles les moyens budgétaires ne peuvent venir que d’un redéploiement des crédits ou d’un appel aux prélèvements. Parmi les premières il faut, on l’a dit, classer l’effort d’équipement pour la défense, l’investissement dans l’isolation des bâtiments publics, et les dépenses pour la rénovation des infrastructures de transport. Dès lors que le surplus de dépense est temporaire et en particulier lorsque l’investissement est porteur d’économies sur les coûts d’exploitation futurs, l’endettement public est légitime et il ne met pas en cause la soutenabilité des finances publiques.
Pour les autres postes, comme par exemple l’éducation et la santé, il n’est pas raisonnable d’envisager un recours à l’endettement. La revalorisation du traitement des enseignants ou des personnels hospitaliers relèvent de choix de long terme qu’il faut financer par des redéploiements de dépense ou des impôts nouveaux. Que cela n’ait pas été fait s’explique en partie par des erreurs de prévision, mais plus fondamentalement par une gestion par trop négligente des deniers de l’État.
Un partage entre dépenses pour lesquelles il est loisible de faire appel à l’endettement et dépenses qui doivent être financées par les recettes courantes est de pratique courante dans les entreprises. C’est aussi conforme à l’esprit des nouvelles règles de finances publiques européennes, telles qu’elles résultent de la réforme du cadre budgétaire adoptée au début 2024. Cette réforme, dont la gestation a été longue, vise en effet – en tout cas telle était l’intention sous-jacente aux propositions de la Commission – à allonger l’horizon, à mieux intégrer les politiques structurelles répondant aux priorités de l’Union et les stratégies de finances publiques, et à substituer aux critères uniformes une analyse de soutenabilité qui tienne compte des perspectives de croissance du pays. Intelligente dans son principe, la réforme du cadre budgétaire a cependant été durcie à l’insistance de l’Allemagne, laquelle a voulu instituer des « garde-fous » mécaniques et a restreint l’espace disponible pour des programmes d’investissement répondant aux priorités communes. Le résultat est qu’il reste actuellement très peu de marges de manœuvre pour un financement national par l’emprunt.
Quant à l’endettement en commun, qu’on croyait juridiquement impossible jusqu’à ce qu’il s’impose en 2020 en réponse à la crise sanitaire, il pourrait en principe être une réponse au dilemme dans lequel se débattent aujourd’hui les États. Si l’émission de dette commune reste juridiquement impossible pour financer le budget ordinaire de l’Union, la voie ouverte à l’occasion du choc Covid pourrait être réutilisée pour financer des investissements exceptionnels au service de priorités communes, comme le soutien à l’Ukraine, le renforcement de l’appareil de défense ou la transition vers la neutralité climatique.
Il faudrait cependant pour cela que deux conditions soient réunies. La première est un accord politique entre les États sur les priorités d’un tel programme d’investissement. Ce qui a été possible sous l’emprise de l’urgence n’est pas nécessairement atteignable dans un contexte plus ordinaire. C’est d’ailleurs pour cela que les finalités de défense ont plus de chances de recueillir un consensus que l’action pour le climat. La deuxième condition est qu’il y ait un accord sur les modalités du remboursement de cette dette. Elle est plus exigeante, parce que le précédent de la dette Covid montre qu’il y a danger à laisser les choses dans le flou. En juillet 2020, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE se sont en effet entendus pour arrêter le principe de nouvelles ressources propres destinées au remboursement de la dette dont ils venaient de décider l’émission. Quelque quatre ans plus tard, il n’y a toujours pas d’accord sur ces nouvelles ressources.
Dans un contexte de menaces extérieures, de la possible récurrence de crises sanitaires, de vieillissement démographique et de faiblesse de la croissance, elle doit être prise au sérieux. Les alarmes ne sont pas telles qu’il faille paniquer. Mais l’insouciance n’est pas non plus de mise. La voie à suivre est de réserver l’endettement au financement de priorités pour lesquelles il se justifie. L’expérience montre que c’est difficile.
Une remise à plat des dépenses publiques
Chronique Le Monde, 6 avril 2024
L’annonce, fin mars, d’un déficit des comptes publics sensiblement plus élevé que prévu (5,5% du PIB en 2023, contre 4,9% retenus dans la Loi de Finances) a signifié la fin du « quoi qu’il en coûte » et marqué l’entrée de la France dans une crise budgétaire qui est appelée à durer. Les 10 milliards d’économies annoncées en février ne suffiront à l’évidence pas à colmater la brèche, et pour le budget 2025 Bercy envisage déjà 20 milliards de coupes supplémentaires.
À ce stade, cependant, le choc est plus politique que financier. L’écart des coûts de financement entre France et Allemagne reste aux alentours de 50 points de base (0,5 points de taux) et si la nervosité est forte à l’approche du verdict des agences de notation, les conséquences d’une éventuelle dégradation de la note française resteraient sans doute limitées : le coût des emprunts souverains de l’Espagne, qui est moins bien notée de la France, n’est que de 80 points de base supérieur à celui de l’Allemagne. Le péril n’est donc pas immédiat.
Si l’énervement n’est pas de mise, trois questions lourdes se posent en revanche pour les années à venir : celle des objectifs à retenir, celle des redéploiements envisageables, et celle du financement des priorités.
Que faut-il viser ? Comme le dit à juste titre Olivier Blanchard, l’objectif pour la France à horizon cinq-dix ans devrait être de ramener à zéro le déficit hors charge d’intérêts, en sorte de stabiliser le ratio de dette publique et d’écarter le risque d’une évolution explosive. Or ce déficit, dit primaire, a été de 104 milliards en 2023, soit 3,7% du PIB. En admettant qu’une part de ce chiffre résultait d’une mauvaise conjoncture, la part structurelle – qui doit donc être corrigée – était de l’ordre de 3% du PIB. À cela s’ajoutent les priorités nouvelles que sont la défense, la transition climatique et l’éducation : au total de l’ordre de 2% du PIB, auxquels on pourrait ajouter la santé qui a bénéficié en 2020 d’une rallonge substantielle (12 milliards, selon les derniers chiffrages), mais apparemment insuffisante. En valeur 2025, ce sont donc 150 milliards qu’il faut trouver dans les années à venir pour assainir les finances publiques et financer les priorités nouvelles.
Cinq points de PIB, c’est évidemment beaucoup, et ce n’est pas en maniant le seul rabot que l’on dégagera de telles marges de manœuvre. À court terme, ce qui importe avant tout est l’équité dans le partage des efforts. À cette aune, la réforme de l’assurance-chômage est une mauvaise piste, parce qu’elle vient frapper les plus faibles au moment même où ils sont vulnérables, et le refus de considérer l’option d’une révision de la fiscalité ou celle d’une sous-indexation temporaire des pensions les plus élevées est un mauvais signal.
Plus profondément, la France ne fera pas l’économie d’un réexamen structurel de ses priorités. S’il est clair que nous sommes aujourd’hui le pays de l’OCDE où les dépenses publiques sont les plus élevées, il n’est pas facile de faire le partage entre ce qui est le reflet de choix collectifs, ce qui provient de l’héritage du passé et ce qui résulte d’inefficiences manifestes.
Le caractère quasi-exclusivement public du système de retraites relève clairement d’un choix collectif : si les pensions ont un poids plus faible chez la plupart de nos partenaires (Italie exceptée), c’est qu’une part significative d’entre elles provient de systèmes d’assurance privée. En revanche, le niveau de ces pensions, qui fait que le pouvoir d’achat des seniors est équivalent à celui des actifs, est un legs du passé : si elles sont si élevées, c’est que les réformes des retraites ont systématiquement été tardives et gagées sur des hypothèses de productivité qui se sont révélées optimistes.
Ni les choix collectifs ni le legs du passé n’expliquent en revanche que pour la plupart des catégories de dépense, la France se situe au-dessus de la moyenne européenne. Si nous dépensons plus pour la santé, l’éducation, l’emploi, le logement, les subventions aux entreprises, et l’environnement, pour des résultats qui sont loin d’être brillants, c’est en partie au moins parce que notre dépense publique est moins efficiente. Une revue méthodique des dépenses s’impose donc, afin d’améliorer leur qualité.
Reste le financement des nouvelles priorités. Pour l’éducation et la santé, il n’est pas raisonnable d’envisager un recours à l’endettement. La revalorisation du traitement des enseignants ou des personnels hospitaliers relèvent de choix de long terme qu’il faut financer par des redéploiements de dépense ou des impôts nouveaux. Pour l’équipement de défense et l’investissement dans la rénovation des bâtiments publics, ou pour les infrastructures de transport, il n’y a en revanche pas de raison de rejeter cette option. Dès lors que le surplus de dépense est temporaire et en particulier lorsque l’investissement est porteur d’économies sur les coûts d’exploitation futurs, l’endettement public est légitime et il ne met pas en cause la soutenabilité des finances publiques.
C’est donc à un réexamen d’ensemble des dépenses publiques et de leur financement qu’il faut procéder. Il serait souhaitable que les travaux soient engagés sans attendre 2027. L’urgence est là, et le degré de préparation collective aux choix qui nous attendent n’est pas tel qu’on puisse surseoir pour trois ans de plus à l’organisation d’une réflexion collective. Celle-ci devrait porter à la fois sur le niveau de la dépense publique, sur le partage entre économies de dépense et appel à la fiscalité, et sur la doctrine de recours à l’endettement. Nous avons trop longtemps laissé Bruxelles nous fixer des orientations budgétaires, que d’ailleurs nous ne respections pas. Il est plus que temps de définir nos propres principes de responsabilité budgétaire.
Les enjeux des élections européennes
Chronique Le Monde, 2 mars 2024
En démocratie, les élections visent à choisir les responsables, mais aussi à fixer des priorités. Dans le cas des élections européennes, cependant, cette première fonction est atrophiée. Les tentatives de politiser cette élection, que ce soit par la constitution de listes transnationales ou par la désignation du leader du parti arrivé en tête comme président de la Commission européenne, ont manifestement échoué. En revanche, la sélection des priorités demeure, et c’est un des domaines ou l’élection du parlement européen, le 9 juin pour les Français, joue un rôle décisif.
Le mécanisme par lequel s’opèrent les choix est subtil. Parce que les modes de scrutin diffèrent d’un pays à l’autre, le bloc central qui commande la majorité au parlement est d’une grande stabilité. Tout laisse attendre, encore une fois, qu’après les élections de juin l’alliance de fait entre centre-droit, centre et centre-gauche, aujourd’hui dominante, continue à le contrôler. Mais là n’est pas le plus important : en 2019 la majorité n’avait pas bougé, mais les priorités ont changé parce que le message des électeurs était qu’il fallait accélérer l’action climatique. C’est ce qu’indiquait, sans ambiguïté, la combinaison d’une hausse du taux de participation et d’un progrès notable des partis écologistes. Le résultat a été le Pacte Vert pour la décarbonation complète de l’économie européenne.
Cette fois-ci également, même si l’élection ne conduira certainement pas à un franc changement de majorité. Cependant ses résultats seront très probablement marqués par un virage vers la droite, et fixeront les priorités des cinq prochaines années, y compris dans les domaines économiques. Les coalitions sujet par sujet, fréquentes au parlement européen, ne se feront pas selon les mêmes lignes. En apparence, rien d’essentiel n’aura changé, mais en réalité, l’orientation des politiques européennes sera sans doute très différente.
Les enjeux de cette élection sont donc tout à fait réels, et même essentiels.
Le premier est la mise en œuvre du Pacte Vert. Les sociétés européennes sont aujourd’hui travaillées par la tentation de lever le pied. C’est paradoxal, parce que l’effort n’est qu’à peine engagé : l’Institut d’économie pour le climat estime ainsi qu’en 2022, les investissements d’atténuation n’ont atteint que la moitié du montant annuel requis pour que l’Union à 27 respecte ses objectifs (L’Union Européenne doit doubler ses investissements climat, Thomas Pellerin-Carlin, I4CE, 23 février 2024). Pourtant les appels à repousser les échéances se multiplient, tandis que les moyens financiers manquent : le nouveau cadre budgétaire ne fait pas place au financement de l’investissement vert par l’endettement des États, et les ressources européennes consacrées au climat vont passer de plus de 50 milliards par an à moins de 20 milliards d’ici 2027. Tout se passe comme si l’Union s’était fixé des objectifs, mais s’était refusé à elle-même les moyens de les atteindre.
Le deuxième enjeu est l’énergie. L’Union, dont la compétitivité énergétique reposait sur son accès au gaz russe, sait désormais qu’il lui faut s’en passer. Le prix de l’énergie est aujourd’hui trois fois plus élevé qu’aux États-Unis, ce qui menace de vider l’Europe de sa substance industrielle. La seule réponse stratégique possible est de poursuivre à marches forcées la transition vers une économie décarbonée, mais en exploitant autant que possible la diversité des avantages comparatifs nationaux. On en est loin, puisque par exemple la capacité solaire installée est aujourd’hui de 21 GW en Espagne, contre 67 en Allemagne. C’est absurde : il faut placer les panneaux solaires là où il y a du soleil et pour cela, raisonner à l’échelle du continent.
Le troisième enjeu est l’innovation. En comparaison des États-Unis, l’Europe souffre en la matière d’un retard prononcé et de plus en plus pénalisant. Il y a vingt ans, on se lamentait de la faible densité des start-ups, mais on y voyait une difficulté sectorielle. C’est désormais un problème de dimension macroéconomique, dont les effets se lisent sur les chiffres de productivité. L’innovation est un moteur de la croissance américaine, et de plus en plus de la croissance chinoise. En Europe, ce moteur tourne au ralenti. Ce n’est ni faute de talents ni faute d’idées : c’est parce que le marché des produits reste segmenté et que le marché financier manque de profondeur. En dépit de ce qu’on appelle à tort le marché unique, le franchissement d’une frontière nationale divise l’intensité des échanges entre régions de l’Union par six (Borders within Europe, Marta Santamaría, Jaume Ventura et Uğur Yeşilbayraktar, National Bureau of Economic Research, working paper n °28301, 2020).
Mais alors que les arguments économiques plaident en faveur d’une intégration plus poussée au sein de l’espace européen, les conditions politiques risquent fort d’y devenir encore moins propices qu’elles ne l’étaient. Et il y a peu de chances qu’une argumentation raisonnée puisse convaincre. Car ce n’est pas de raisonnements économiques que se nourrit le rejet d’une Europe intégrée, c’est plutôt d’une combinaison entre la réticence à des transferts de compétences vers des institutions communes tenues en suspicion, la méfiance envers les États membres partenaires, et les doutes quant à l’équité de la répartition des gains entre les pays participants. Dans ces conditions, rouvrir le vieux débat sur le fédéralisme européen serait la dernière chose à faire.
Ce dont l’Europe a aujourd’hui besoin, c’est de pragmatisme. Il faut, domaine par domaine, faire l’inventaire des problèmes pressants et de la gamme des solutions accessibles. Il faut que les pro-européens acceptent de limiter leurs ambitions, et que les nationalistes consentent à des coopérations au cas par cas. C’est par l’équilibre des concessions mutuelles que se construiront des réponses à la mesure des défis auxquels l’Europe est confrontée.
Sur l'emploi, Macron a mangé son pain blanc
Chronique Le Monde, 26 janvier 2024
S’il y a un point sur lequel Emmanuel Macron a tenu ses promesses, c’est celui de l’emploi. Au cours de la campagne de 2017, son ambition de ramener le taux chômage à 7% et de créer 1,3 millions d’emplois avait été accueillie avec scepticisme. À l’arrivée, au moment de la présidentielle de 2022, le taux de chômage dépassait d’un cheveu cet étiage et 1,5 millions d’emplois avaient été créés, malgré la pandémie et la crise énergétique. Aujourd’hui encore, les chiffes de l’emploi restent bons.
Comment expliquer cette performance ? En 2017, l’équipe du candidat attendait que les créations d’emplois résultent en partie du redressement de l’activité économique (550.000), mais pour la plus grande part mesures structurelles en faveur de la formation (550.000) et de l’abaissement du coût du travail (200.000). Évidemment, elle n’anticipait ni la crise sanitaire, ni le choc énergétique consécutif à l’agression russe contre l’Ukraine.
Dans les faits la croissance a été moins bonne que prévu, ce qui n’est pas difficile à comprendre, mais les créations d’emplois ont été plus fortes, ce qui interroge. C’est la productivité qui a encaissé le choc, avec une baisse de 0,4% par an depuis la mi-2017, ce qui ne s’était jamais vu. En partie, c’est l’effet des mesures en faveur des personnes éloignés de l’emploi, dont la contribution à la production est plus faible que celle des salariés en place. Quand un jeune désœuvré ou un sénior fatigué rejoignent l’emploi, la productivité moyenne baisse, mais c’est quand même une bonne nouvelle.
Quantitativement cependant, l’explication est courte. L’OFCE a récemment analysé les raisons de la bonne performance de l’emploi. Éric Heyer et ses collègues mettent effectivement en évidence un impact du coût du travail (130.000 emplois) et un effet de la formation (250.000 apprentis supplémentaires), mais qui ne suffisent pas à expliquer les résultats observés. Pour tenter de le faire, il faut tenir compte des aides exceptionnelles aux entreprises pendant la crise sanitaire, qui ont maintenu à flot des activités non viables (300.000 emplois) et de la baisse moyenne de la durée du travail, qui tarde pour le moment à retrouver son niveau d’avant la crise sanitaire (160.000 emplois). Et malgré cela, le compte n’y est pas : près de 500.000 créations d’emplois restent inexpliquées.
La question est de savoir si cette bonne performance est acquise, ou précaire. Les temps changent. Suspendues pendant la crise sanitaire, les défaillances d’entreprises se multiplient depuis quelques mois, accélérées par le durcissement des conditions de financement. Les comportements de rétention de main d’œuvre, qui s’étaient répandus dans le contexte de fortes difficulté de recrutement, n’ont plus lieu d’être. Et même les succès de la politique publique de l’emploi apparaissent fragiles : le million d’apprentis coûte près de 25 milliards aux finances publiques, selon les calculs de Bruno Coquet. Signe d’un mauvais ciblage, près des deux tiers viennent de l’enseignement supérieur.
Dans ces conditions l’objectif de plein emploi à la fin du quinquennat, qui a été réaffirmé début janvier, peut-il être atteint ? Pour l’immédiat, les prévisions sont unanimement moroses. Dans les prochains trimestres, vont en effet se cumuler une croissance quasiment à l’arrêt et les effets du durcissement des conditions de crédit sur la gestion des effectifs des entreprises. Et pour la suite, il va falloir éviter de déstabiliser encore plus le marché du travail, et d’ajouter ainsi la fureur au bruit. Ce n’est pas l’heure des réformes à la hussarde.
La première priorité est de traiter les problèmes de fond qui se sont manifestés en période de haute conjoncture de l’emploi. Il y a un an encore coexistaient un chômage élevé et de fortes difficultés de recrutement. Dans de nombreuses branches professionnelles, les freins à la croissance se situaient du côté de l’offre de travail. Cet épisode a montré que l’économie française n’était pas en état de fonctionner en régime de haute pression. Pour y remédier, il faut agir à la fois sur la formation, sur l’attractivité des métiers et sur l’appariement entre offre et demande de travail. Il faut aussi résoudre les problèmes de logement qui empêchent les salariés d’habiter à distance raisonnable de leur lieu de travail. La création de France Travail est une bonne initiative, mais pour améliorer le fonctionnement du marché du travail, il faudra autre chose qu’un changement d’appellation.
Agir sur la demande de travail des entreprises n’est aujourd’hui pas envisageable, car les allégements bas salaires coûtent déjà de l’ordre de 70 milliards. C’est excessivement onéreux, particulièrement dans un contexte budgétaire très tendu. Cependant toute mise en cause substantielle risquerait de conduire les entreprises à revoir leurs politiques d’emploi. Cela plaide pour la stabilité, à l’exception sans doute du « bandeau famille » (les exonérations sur les salaires supérieurs à 2,5 Smic), dont l’efficacité pour l’emploi est sujette à caution.
Reste la question des règles d’indexation du Smic. Aujourd’hui 17% des salariés (et plus du quart de ceux des TPE) sont au Smic, contre 12% en 2021. Cette augmentation brutale est l’effet des règles d’indexation, qui ont protégé les salariés du bas de l’échelle des hausses du prix de l’énergie et des produits alimentaires. Mais parce qu’elle écrase l’éventail des salaires et crée un sentiment de paupérisation chez ceux que rattrape le salaire minimum, cette situation n’est pas tenable. Soit l’ensemble des salaires s’ajuste, et la proportion des smicards revient vers 10-11%, soit il faudra revoir les règles de formation du salaire minimum, comme le propose le groupe d’experts dans son dernier rapport.
L’objectif du plein emploi demeure le bon, mais dans un contexte plus difficile, il apparaît plus lointain. Il ne faut pas perdre le cap.
Le secret des COP
Chronique Le Monde, 23 décembre 2023
Il est bien difficile de juger des résultats de la COP28, qui s’est réunie début décembre à Dubaï. Les uns retiennent les engagements marquants et concrets comme le triplement des capacités renouvelables d’ici 2030, ou l’engagement d’un certain nombre de compagnies pétrolières à éliminer les fuites de méthane. Les autres relèvent les précautions de langage qui réduisent la portée de l’engagement à sortir graduellement des énergies fossiles, ou l’incapacité des pays du Nord à contribuer significativement à la décarbonation du Sud.
Chaque conférence annuelle donne lieu à ce genre de controverse. L’opinion en retient sans doute que l’impact de ces grand-messes se mesure plus en tonnes de carbone brûlées dans les trajets en avion des participants qu’en émissions évitées par les résolutions adoptées. C’est en tout cas les bilan qu’en tirent les activistes du climat, dont le désenchantement, chaque année plus visible, nourrit la fureur.
Les économistes ne sont pas en reste. Christian Gollier et Jean Tirole, par exemple, n’ont pas été avares de critiques sur la stratégie des engagements volontaires, dont ils redoutaient qu’elle ne fasse que prolonger l’inaction collective tout en entretenant l’illusion du mouvement (« Negotiating effective institutions against climate change », Economics of Energy & Environmental Policy Vol. 4, No. 2, septembre 2015). C’est ce qui les conduisait à plaider pour une tarification du carbone.
La raison en était simple : en bonne logique économique, un accord non contraignant comme celui de Paris ne permet pas de résoudre le problème du passager clandestin. Réduire les émissions de gaz à effet de serre demande en effet des efforts. S’ils ont collectivement intérêt à y consentir pour maîtriser le réchauffement, les pays participants ont individuellement intérêt à ne rien faire et à laisser aux autres la charge de ces efforts. C’est sur la foi de cette logique que Gollier et Tirole jugeaient avec sévérité l’accord de Paris de décembre 2015, qui n’oblige pas les pays participants à se fixer des objectifs ambitieux, ni surtout à s’y tenir.
Huit ans plus tard, on peut mesurer les effets de cet accord et si ceux-ci sont très clairement insuffisants, ils sont loin d’être négligeables. Le programme des Nations-Unies pour l’Environnement indique par exemple que sur la base des politiques en place, les émissions mondiales devraient augmenter de 3% seulement entre 2015 et 2030, au lieu de 16% prévus avant l’accord de Paris. S’agissant des seules émissions du secteur de l’énergie, l’Agence internationale de l’énergie estime qu’elles devraient bientôt commencer à décroître pour retrouver en 2030 le niveau de 2015, au lieu d’augmenter de plus de 20% dans un scénario au fil de l’eau.
Évidemment, c’est loin de ce qu’il faudrait pour atteindre la neutralité climatique en 2050 et limiter ainsi la hausse des températures (il faut rappeler que le réchauffement dépend du stock de gaz à effet de serre, et qu’arrêter la hausse des températures suppose de ramener les émissions nettes à zéro). Les alarmes des militants du climat restent tout à fait justifiées.
Mais la question demeure : pourquoi un processus non-contraignant semble-t-il produire des effets alors que la logique économique voudrait qu’il n’en ait aucun ? La première réponse tient à la mécanique mise en œuvre : d’une conférence annuelle à l’autre, les engagements deviennent plus précis, les résultats sont mieux mesurés, les sociétés civiles se font plus pressantes. Sur fond d’angoisse planétaire s’organise ainsi une concurrence pour la performance. Même les gouvernements climato-sceptiques (la Pologne en 2018) ou les producteurs de pétrole (Dubaï en 2023) se voient contraints de contribuer à l’entreprise commune. Il faut l’impudence d’un Trump ou d’un Bolsonaro pour ne pas jouer le jeu.
Les engagements de réduction des émissions ont ensuite atteint une crédibilité suffisante pour qu'une fraction significative des entreprises mondiales investisse dans la construction d'une économie décarbonée. S’est ainsi engagée une guerre entre un capitalisme « brun » et un nouveau capitalisme « vert » qui parie sur le développement de technologies propres. Ces initiatives ont été encouragées par les investisseurs qui prennent au sérieux le risque de se retrouver avec des actifs sans valeur.
Le progrès technique a enfin changé de direction. Alors qu’il y a dix ou vingt ans éoliennes, fermes solaires et voitures électriques apparaissaient comme des utopies sans avenir, ces technologies sont aujourd’hui compétitives ou sur le point de le devenir. Tandis que l’Agence internationale de l’énergie attendait ainsi en 2015 que les véhicules électriques représenteraient moins de 5% des immatriculations mondiales en 2030, sa dernière livraison prévoit qu’ils atteindront à cette date le seuil de 40%. Pour mettre en mouvement l’innovation, il a suffi d’ouvrir la voie vers une économie irréversiblement plus verte.
L’optimisme est donc permis. Mais il faut avoir conscience des limites de l’évolution en cours. Rien n’indique par exemple qu’elle puisse changer la donne en matière de rénovation des bâtiments ou qu’elle puisse avoir un impact sensible sur les émissions des élevages bovins. Pour réduire les émissions de ces secteurs, il faudra autre chose. Quant à l’adoption des technologies décarbonées par les pays du Sud, elle bute aujourd’hui sur le financement des investissements nécessaires. C’est à ces obstacles qu’il faut maintenant s’attaquer. Les économistes n’avaient pas complètement tort : pour accomplir la transformation nécessaire, il faudra un prix du carbone et des financements.
Taux d'intérêt : Que s'est-il passé ?
Chronique Le Monde, 18 novembre 2023
Il y a deux ans, au sortir de la crise sanitaire, et avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les taux sans risque à 10 ou 20 ans étaient négatifs. Ils sont aujourd’hui uniformément supérieurs à 2,5%. L’écart de taux à dix ans entre la France et l’Allemagne était proche de 30 points de base (0,3 points de taux d’intérêt). Il avoisine aujourd’hui les 60 points. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que ça change ? Et quelles conséquences faut-il en tirer ?
La première explication qui vient à l’esprit est évidemment le relèvement des taux d’intérêt opéré à partir de l’été 2022. Le choc inflationniste de 2022 a conduit les banques centrales à relever leurs taux directeurs, d’autant plus précipitamment qu’elles avaient longtemps cru que la flambée des prix serait transitoire. En zone euro, le taux de la banque centrale (BCE) est ainsi passé de zéro à 4,5% en l’espace d’à peine plus d’un an. Mais ce relèvement n’a porté que sur les taux au jour le jour et, par contagion, sur les taux à quelques mois. Ce n’est pas par des facteurs monétaires, par nature contingents, qu’on peut expliquer une hausse aussi nette des taux à 10 ans.
L’explication pourrait être que les marchés anticipent un relèvement durable de l’inflation. Ce n’est cependant pas le cas : malgré la violence du choc de 2022, les perspectives de hausse des prix pour le moyen terme n’ont décroché de la cible de la BCE que dans une mesure très limitée. Ni les anticipations de marché, ni celles des prévisionnistes ne s’écartent aujourd’hui substantiellement de 2%. Ce ne peut pas être elles qui justifient un relèvement aussi marqué des taux longs. Autrement dit, la raison de l’augmentation des taux longs est à rechercher dans les mutations de l’économie réelle.
Alors que s’est-il passé ? Pour le comprendre, les économistes raisonnent en termes de taux d’intérêt réel d’équilibre. Généralement noté r*, ce taux est celui qui égalise épargne et investissement lorsque l’économie est au plein emploi des ressources. C’est un taux réel qui ne dépend pas de l’inflation mais de déterminants comme la croissance, la démographie et l’équilibre global entre demande et offre d’actifs sûrs.
La difficulté est que r* n’est pas directement observable. Il ne peut être approché qu’indirectement, à partir des taux longs, d’une appréciation de ce qu’est l’inflation anticipée et d’un jugement informé sur l’état de l’économie. Mais cela n’empêche pas qu’il joue un rôle important dans la conduite de la politique monétaire. Dans le même environnement d’anticipations d’inflation, le même taux directeur n’a ainsi pas le même impact selon que le taux réel d’équilibre est nul, négatif ou au contraire proche de 2%.
Avant le choc de 2022, un certain consensus s’était formé autour de l’idée que le taux réel d’équilibre avait substantiellement baissé depuis les années 1980, et qu’à la veille du choc Covid il se situait très certainement en territoire négatif. Cela conduisait à réévaluer les rôles respectifs de la politique monétaire et de la politique budgétaire. La première était de plus en plus contrainte, parce qu’avec un taux réel d’équilibre négatif et une inflation quasi-nulle le maniement des taux butait sur un plancher. La seconde se voyait à l’inverse réhabilitée, puisque cet environnement accroissait ses marges d’action. Avec un taux réel inférieur au taux de croissance de l’économie toute dette, aussi élevée soit-elle, finit en effet par s’éteindre d’elle-même. C’est ce nouveau paradigme qu’avait mis en lumière Olivier Blanchard.
Nul ne sait à quoi il faut attribuer la remontée des taux longs, ni si elle est durable. Il se peut qu’il ne s’agisse que d’une bouffée d’inquiétude. Mais on peut aussi envisager que l’inquiétude persiste (les raisons ne manquent pas) ou que les marchés aient réévalué à la hausse les besoins d’investissement (pour la défense ou la transition climatique) et en aient tiré les conséquences. En attendant le fait est là, et il change la donne. Comme l’a écrit Blanchard dans un billet récent, un responsable des comptes publics ne peut pas gager son budget sur le pari que les taux vont à nouveau baisser. Il doit se financer aux conditions qui prévalent sur le marché obligataire.
La situation n’est pas catastrophique : nous ne sommes pas revenus aux années 1980 ou 1990, quand le taux d’intérêt était nettement supérieur au taux de croissance. Mais même si l’on fait l’hypothèse, aujourd’hui raisonnable, que taux d’intérêt réel et taux de croissance tendanciel sont approximativement égaux, cela induit des conséquences majeures. En particulier, cela impose, pour maîtriser l’endettement public, de ramener les déficits primaires (hors charge d’intérêt de la dette) à zéro.
En France, la programmation des finances publiques vise, pour 2027, à ramener le déficit public en-dessous des 3% du PIB, pour s’inscrire dans le cadre budgétaire européen. Mais cette contrainte est à peine plus dure que celle qu’impose aujourd’hui la stabilisation de l’endettement public. Avec un taux d’intérêt à 10 ans autour de 3,5% sur 2023-2027, la trajectoire des comptes publics qui vient d’être votée aboutit en effet à l’élimination complète du déficit primaire, qui a été de 2,7% du Produit Intérieur Brut en 2022.
Autrement dit nous sommes passés en deux ans seulement, et sans complètement en avoir conscience, d’une discipline exogène, essentiellement induite par le cadre européen, à une discipline endogène, essentiellement imposée par l’impératif d’éviter une évolution incontrôlable du ratio dette publique. Quantitativement, les implications pour la politique économique ne sont pas de premier ordre. Qualitativement, c’est un changement de monde.
Macron choisit une écologie de l'offre
Chronique Le Monde, 7 octobre 2023
La planification a partie liée avec la rareté. Dans une économie abîmée par la guerre, c’est la pénurie de ressources productives qui avait conduit à mettre en place le Plan, et c’est l’abondance retrouvée qui avait progressivement mené à son abandon. C’est aujourd’hui la rareté des ressources naturelles – climat, biodiversité, eau – qui motive la renaissance de la démarche planificatrice. Nous sommes entrés dans une nouvelle économie de la pénurie.
Les économistes ont longtemps cru que la réponse au défi climatique passait par la seule tarification du carbone. Et il est vrai que celle-ci garantirait l’efficience économique. Mais sans même parler de faisabilité politique, la fiscalité carbone ne suffit pas à guider l’effort collectif. Programmer le durcissement des interdictions de location des passoires thermiques ou bannir la mise sur le marché des véhicules thermiques à partir de 2035, c’est signaler, mieux que par l’annonce d’une trajectoire future de prix, l’ampleur de la transformation que nous devons engager.
Petit à petit, les contours de la planification écologique se dessinent. Ont ainsi été fixés, secteur par secteur, des objectifs précis de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, en cohérence avec la cible de neutralité climatique à l’horizon 2050 (voir Mieux Agir : La planification écologique, septembre 2023). Par exemple, on sait désormais que le gouvernement compte faire passer la part des résidences principales chauffées au fioul de 11% en 2021 à 3,6% en 2030, et qu’il vise parallèlement à multiplier par dix les déplacements en covoiturage, ou encore qu’il veut inverser la tendance au déclin de la part modale du fret ferroviaire pour la faire remonter de 10% aujourd’hui à 18% en 2030.
Énoncer de tels objectifs est important, parce que cela indique où doit porter l’effort, et rend le gouvernement comptable des écarts entre ambitions et résultats. Mais cela ne suffit pas. Mieux Agir est, d’abord, d’un document de consultation, qui doit encore être traduit dans des textes législatifs ou réglementaires pour avoir valeur d’engagement. Si des mesures ont été prises et des financements annoncés, l’identification des politiques publiques qui produiront les résultats attendus reste encore incomplète. Les stratégies de décarbonisation du passé ont trop souvent misé sur la puissance performative du verbe.
Manque enfin la programmation des moyens associés, au-delà de l’année 2024. Dix milliards d’autorisations d’engagement, dont environ 8 pour le climat, c’est évidemment un effort sans précédent, d’autant plus remarquable qu’il intervient dans un contexte budgétaire tendu. Mais c’est un effort qui devra être prolongé et amplifié pour atteindre les quelque 34 milliards de crédits publics requis pour financer la transition.
On attendait donc beaucoup du Conseil de Planification Écologique de la fin septembre. Or si les déclarations présidentielles faites à cette occasion indiquent une orientation, elles ne fixent pas une trajectoire de mesures et ne proposent pas un récit collectif.
L’orientation est visiblement inspirée par l’exemple américain. Ce que le Président a annoncé, c’est un une écologie de l’offre qui met l’accent sur la création de valeur économique et la souveraineté. Comme Biden avec l’Inflation Reduction Act, Macron a voulu rassurer en promettant la création de filières industrielles nationales et européennes. Comme Biden aussi, il a écarté les mesures réglementaires telles que l’interdiction d’installer des chaudières à gaz, au profit de mesures incitatives comme les subventions.
Ce double choix se comprend bien, à ceci près que sa contrepartie n’est pas énoncée. Or il induit nécessairement une hausse du coût économique et budgétaire de la décarbonation. En comparaison d’une approche réglementaire, une démarche incitative impose en effet de dépenser plus pour atteindre le même résultat. C’est assez intuitif : dans le premier cas, la puissance publique joue principalement sur la contrainte, et réserve l’instrument budgétaire à l’appui aux acteurs qui ne peuvent supporter seuls le coût des nouveaux standards ; dans le second, elle doit subventionner à hauteur de ce qu’il faut pour déclencher un changement des comportements, y compris en soutenant les acteurs qui pourraient se passer des aides publiques.
La différence entre la France et les États-Unis, cependant, c’est que là où Biden est libre de ses mouvements, nous sommes doublement contraints par l’Europe : d’un côté par les objectifs climatiques communs, et de l’autre par le cadre budgétaire dont la réforme en cours ne prévoit pas, à ce stade, d’exemption verte. On comprend dès lors que le président Macron ait, à l’issue du Conseil de Planification du 25 septembre, annoncé que la France se battrait pour réformer le Pacte de stabilité. Mais le combat est loin d’être gagné, parce que l’Allemagne n’est pas sur la même ligne.
Reste enfin l’enjeu du récit. Les Français ont besoin d’être rassurés et il importe que le Président ait souligné qu’il ne fallait laisser personne sans solutions. Mais ils ont aussi besoin qu’on leur propose un but et qu’on les associe à l’effort. À force de vouloir ne laisser aucune prise aux démagogues qui, sans souci de cohérence, prétendent partager l’ambition mais refusent l’effort que celle-ci implique, Emmanuel Macron a manqué l’occasion d’énoncer un récit mobilisateur. Comme l’a écrit en son temps Jean Monnet à propos du Plan, « on ne pourra pas transformer l’économie française sans que le peuple français participe à cette transformation ». C’est aussi vrai aujourd’hui qu’en 1945.
Les trois moteurs d'une inflation structurelle
Chronique Le Monde, 2 septembre 2023
Il faut fournir un sérieux effort d’imagination pour se rappeler qu’il y a trois ans exactement, lors du symposium annuel de la Réserve fédérale à Jackson Hole, il n’était encore question que des périls d’une inflation trop faible et des moyens de la combattre. Cette année, le ton était tout autre. Avec une grande fermeté, la BCE comme la Fed ont mis l’accent sur l’impératif de ramener l’inflation à 2% pour tenter de restaurer une crédibilité entamée par les mauvais résultats de 2022. On ne peut leur tenir rigueur de le faire.
Cependant si la Fed s’en tient essentiellement à piloter les anticipations de taux pour les mois à venir, la BCE a commencé à développer une analyse plus structurelle. Au fil d’une série de discours, d’Isabel Schnabel d’abord (la membre allemande du Directoire), puis de la présidente Christine Lagarde, s’élabore l’idée que nous serions entrés, depuis 2020, dans une nouvelle période marquée par la prégnance des risques inflationnistes.
Le discours de Christine Lagarde à Jackson Hole est l’expression la plus articulée de cette analyse. Il cite trois mutations durables : le changement de contexte énergétique, qu’amplifie la transition accélérée vers une économie décarbonée ; la fragmentation croissante de l’économie mondiale, sous l’effet notamment de la montée des rivalités géopolitiques ; et les transformations d’un marché du travail toujours marqué par les séquelles de la pandémie. La conjonction de ces trois facteurs pourrait signer non seulement la fin d’une décennie déflationniste, mais celle aussi de la « grande modération » entamée au début des années 1990.
Il ne fait guère de doute que la guerre en Ukraine marque la césure entre une période d’abondance de l’énergie fossile et une période de mutation des systèmes énergétiques. À terme, cette mutation mettra fin à la dépendance aux énergies carbonées et devrait restaurer une forme d’autosuffisance énergétique, qui devrait être facteur de stabilité. Mais les vingt ans qui viennent risquent d’être marqués par la récurrence des chocs sur les approvisionnements en minéraux critiques et par la fragilité d’un système énergétique en transformation. On ne reviendra pas à un monde où gaz russe et gaz de schiste américain assuraient l’équilibre du marché sans trop de variation des prix.
Il y aussi beaucoup de raisons de penser que les rivalités géopolitiques et la fragmentation de l’économie mondiale vont avoir un net impact inflationniste. Pour légitime qu’il soit, l’impératif de résilience a un coût, qui va se mesurer en points d’inflation supplémentaires. S’y ajoute l’effet de ce qu’on appelle pudiquement réduction du risque chinois, qui est souvent le paravent du protectionnisme, dans un contexte ou après avoir près de trois décennies durant joué le rôle d’armée de réserve mondiale, la Chine avait de toute façon cessé d’exercer une pression désinflationniste sur l’économie globale. Sur ce terrain les banquiers centraux ne sont pas en position décisionnaire, mais ils ont raison de dire avec fermeté que les choix politiques se payent.
Les choses sont moins claires en matière de marché du travail. Certes, dans l’immédiat, la baisse de l’offre de travail et la faiblesse des gains de productivité se traduisent en choc sur les prix. Mais les progrès de l’intelligence artificielle vont sans doute avoir l’effet inverse. Nul ne sait trop, à ce stade, quel va être l’impact de l’IA générative sur la productivité, mais les premiers travaux disponibles indiquent qu’il pourrait être substantiel. Son impact sur l’offre de biens et services pourrait finalement être nettement positif, si toutefois les titulaires des emplois détruits ne se retrouvent pas brutalement exclus du marché du travail.
On ne peut donc pas faire grief à la BCE de tenter d’y voir clair dans l’impact des mutations structurelles sur l’inflation. Mais la difficulté, pour elle comme pour les autres banques centrales, est double. Il leur faut d’abord conserver l’équilibre dans l’appréciation des risques. Il ne faudrait pas qu’à nouveau, la priorité du moment occulte les risques de sens contraire. Si les tendances à la déflation ont dominé pendant près de dix ans, c’est que les forces qui y poussaient étaient puissantes. Il serait dangereux de les sous-estimer.
La seconde difficulté tient à ce que les changements structurels ont aussi des implications pour la stratégie monétaire. Dans les temps ordinaires, un objectif d’inflation de 2% est raisonnable. Mais lorsque les prix relatifs sont affectés de chocs multiples et de grande ampleur, tantôt à la hausse et tantôt à la baisse, il risque d’être trop bas. À vouloir enserrer ces prix relatifs dans un corridor trop étroit, on risque d’étouffer les ajustements nécessaires. C’est pourquoi on ne doit pas faire l’économie d’une réflexion sur la bonne réponse à la récurrence des chocs émanant de l’offre plutôt que de la demande.
Certains prônent, à terme, un relèvement de la cible d’inflation. Bien sûr, ce n’est pas le moment de le dire. Mais comme l’a récemment écrit Jason Furman à propos de la Fed, le moment viendra bientôt où la BCE pourra investir sa crédibilité dans un changement de cible. Alternativement, elle pourrait s’inspirer des pays émergents, qui font face à une forte instabilité et où l’objectif d’inflation est souvent défini par un couloir, avec plancher et plafond. Plus largement, comme l’a montré l’épisode de choc sur le prix de l’énergie de 2022, la réponse à l’instabilité ne devrait pas relever de la seule politique monétaire. Il y faudra sans doute une nouvelle division du travail entre celle-ci et la politique budgétaire. C’est maintenant qu’il faut commencer à réfléchir au nouveau régime de politique économique.
Il y a de très bons arguments pour un impôt exceptionnel sur le capital
Chronique Le Monde, 17 juin 2023
Le débat sur le financement de l’action pour le climat est désormais engagé. Il ne porte que secondairement sur les montants en jeu. Ce qui fait question, ce sont d’abord les moteurs de la transformation qui s’annonce, la nature du soutien public, et les conditions de financement des dépenses publiques qui vont être dédiées à la transition climatique.
Nul ne doute plus de ce que le verdissement de l’économie aura le caractère d’une révolution industrielle. Mais au contraire de celles du passé, cette révolution-là sera guidée par les politiques publiques. Peu importe, en fait, que celles-ci passent par la tarification du carbone, les subventions ou la réglementation. Dans un premier temps en tout cas, le fait déclencheur des investissements sera une intervention publique. À terme, l’économie verte se révèlera peut-être plus efficace que l’économie brune, et finira dans certains domaines par s’imposer en l’absence de toute politique publique. C’est même ce qu’il faut viser : la décarbonation ne sera irréversible que lorsqu’elle ne sera plus dépendante du soutien public. Mais nous n’en sommes pas là : même si l’électricité renouvelable est en train de devenir moins coûteuse que l’électricité fossile, ce n’est toujours pas vrai si l’on raisonne en coût complet, en tenant compte de la nécessité, pour pallier l’intermittence, de doubler les capacités renouvelables par des capacités fossiles. Tant que ce handicap n’aura pas été éliminé, une action publique demeura indispensable.
Cette action peut bien entendu prendre plusieurs formes. Comme l’a confirmé une récente conférence du Peterson Institute de Washington, les approches diffèrent considérablement entre l’Europe, qui mise sur la réglementation et la tarification du carbone, et les États-Unis, qui jouent principalement sur les subventions. Cela pose d’ailleurs de redoutables problèmes de compatibilité entre ces stratégies. Le cas européen se distingue aussi par le rythme de la transformation engagée : pour atteindre la neutralité carbone en 2050, la France et les autres pays de l’UE se sont fixé d’éliminer les chauffages au fuel, d’accélérer la sortie du gaz, de rénover les passoires thermiques, de hâter le passage aux renouvelables, de pousser l’électrification du parc automobile, et de décarboner l’industrie manufacturière. Une action aussi vigoureuse ne se conçoit pas sans un soutien budgétaire important.
Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, envisage d’orienter l’épargne vers le financement de la transition. C’est une excellente idée : partout où une initiative financière peut remplacer l’effort budgétaire, il faut y recourir. Mais le taux du Livret A est aujourd’hui de 3%, contre 2,7% pour les nouveaux crédits immobiliers, selon les derniers chiffres de la Banque de France. C’est une ressource chère. À moins de très substantielles bonifications (et donc d’un coût budgétaire élevé), la réorientation de l’épargne ne suffira pas à déclencher les investissements requis.
La facture budgétaire de la transition résulte à la fois de dépenses (principalement de rénovation des bâtiments publics) dont la charge incombe à l’État et les collectivités, de la nécessité de permettre aux investissements climat d’atteindre le seuil de rentabilité, et des soutiens publics aux ménages et aux PME qui n’ont pas aujourd’hui accès au crédit. Il faut rappeler que pour les ménages de la classe moyenne, l’investissement dans la rénovation du logement ou l’achat d’un véhicule électrique représente à chaque fois plus d’une année de revenu.
Calibrer trop juste les mesures de soutien, ce serait prendre un double risque : celui que les investissements ne se fassent pas, et celui qu’enjoints d’investir mais dépourvus des capacités de le faire, ménages et TPE se révoltent contre une équation sans solution. Des épisodes récents, en Allemagne notamment, illustrent le danger de fixer des normes impératives mais de sous-dimensionner les dispositifs d’aide.
Un effort accru peut bien entendu être financé par un redéploiement des dépenses publiques, avec notamment un meilleur ciblage des aides, et une réduction des dépenses fiscales brunes. Pour désirable qu’il soit cependant, ce redéploiement est aussi politiquement difficile. C’est ce qui amène à considérer deux options : l’endettement et les prélèvements.
En dépit des alarmes que suscite la vigilance des agences de notation, la première option ne doit pas être écartée. Puisque l’investissement dans la rénovation des bâtiments publics est porteur d’économies à venir sur la consommation de combustibles fossiles, pourquoi ne pas construire pour le financer un instrument dédié ? Ce serait plus légitime que de recourir à la dette pour financer des dépenses courantes, comme nous l’avons fait depuis des années. Et ce serait de nature à rassurer les agences de notation sur la finalité de l’endettement public.
La deuxième option est de recourir aux prélèvements. La gamme des possibles est ici large, mais comme le rappelle Xavier Ragot, il existe de très bons arguments pour un impôt exceptionnel sur le capital. Pourvu que l’engagement à un prélèvement non-récurrent soit crédible, cette option n’aurait pas d’effets négatifs sur les comportements d’investissement. Or même si elle s’étale sur deux ou trois décennies, la transition offre précisément l’occasion d’une telle crédibilité. Calculé sur le capital financier de l’année 2023, le prélèvement serait générateur d’une dette à l’égard de l’administration fiscale dont les ménages pourraient s’acquitter, à leur choix, selon différentes modalités. Cela n’a évidemment rien à voir avec un ISF vert.
C’est maintenant, en vue du prochain budget, que ces choix doivent être faits. Il n’est plus temps de tergiverser.
Pour guider les politiques et bien mesurer leurs effets, il va falloir de nouveaux outils statistiques
Chronique Le Monde, 13 mai 2023
« La marée qui monte soulève tous les bateaux ». Pendant des décennies, cette phrase de John Kennedy a exprimé le consensus autour de la croissance économique. Dans la France de l’après-guerre syndicats et patronat s’écharpaient sur tout, sauf sur l’impérieuse nécessité de faire grossir le gâteau.
C’est dans les années 1970, avec le rapport du Club de Rome, que ce consensus a commencé d’être mis en cause et qu’est apparu le thème de la décroissance. Mais il a fallu attendre la première décennie de ce siècle pour que la critique s’affirme. En 2009 paraissent coup sur coup le livre de Tim Jackson, Prospérité sans croissance (De Boeck, 2017), et le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Le premier mettait en cause l’objectif d’une croissance indéfinie de la production matérielle, le second la nature des indicateurs à l’aune desquels apprécier la réussite d’une économie.
D’un questionnement, pour légitime qu’il soit, ne naît cependant pas nécessairement une alternative. Depuis plusieurs années maintenant, les statisticiens s’attachent à définir une mesure plus adéquate de la valeur de l’activité économique. Mais en dépit de leur entêtement, ces efforts n’ont pas débouché sur un substitut satisfaisant au PIB. Les « tableaux de bord » fondés sur une multiplicité d’indicateurs ne suscitent guère que l’indifférence même lorsqu’ils sont, comme en France, l’objet d’une définition législative. L’indicateur de développement humain publié par les Nations-Unies a l’avantage d’illustrer de manière saisissante que prospérité partagée et croissance ne se confondent pas, mais sa définition est empreinte d’un inévitable arbitraire.
Surtout, ces alternatives n’offrent pas un système comptable susceptible de servir de cadre à des mesures sectorielles ou à des comptes d’agents. La grande faiblesse du PIB est de porter la trace du contexte historique dans lequel il été conçu, mais sa grande force est d’être la clef de voûte d’un système cohérent de comptabilité économique.
Ces sujets qui pouvaient apparaître sans enjeu immédiat ont pris un relief nouveau dans la perspective de la transition climatique. Faute de bonnes mesures de la performance, observait le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, les décideurs sont en effet « comme des pilotes qui chercheraient à maintenir un cap sans avoir de boussole fiable ». Concrètement le PIB est peut-être une mesure adéquate de la production, mais il ne fournit certainement pas une bonne mesure du bien-être et on ne peut pas le prendre pour guide dans le pilotage de la transition, puisqu’il ignore la notion même de soutenabilité.
C’est pourquoi l’Insee envisage aujourd’hui la publication de comptes nationaux « augmentés » qui comprennent notamment une mesure du PIB ajusté des dommages induits par les émissions de gaz à effet de serre. Mettre au point cet indicateur, et surtout le fiabiliser, suppose néanmoins que soit stabilisée une méthode de valorisation des dommages occasionnés par les émissions. Il faut, autrement dit, un prix du carbone qui reflète précisément la valeur sociale des désordres climatiques que provoque le relâchement de tonnes de carbone dans l’atmosphère. Or c’est , malgré de nombreux travaux (en France, notamment, ceux d’Alain Quinet sur la valeur de l’action pour le climat), un sujet sur lequel les économistes sont loin d’avoir trouvé un consensus.
Un autre exemple, pourtant conceptuellement plus simple, touche aux émissions des ménages. Le laboratoire sur les inégalités mondiales publie des données intéressantes sur la contribution des différentes catégories de ménages aux émissions de gaz à effet de serre, mais ces travaux pionniers sont méthodologiquement fragiles. Ils supposent par exemple que le contenu en carbone des différents biens est proportionnel à leur valeur, alors par exemple que la production d’une bouteille de vin à 100 euros n’émet pas dix fois plus de carbone qu’une bouteille à 10 euros. De même, l’affectation aux ménages des émissions induites par l’investissement des entreprises se fait sur la base d’hypothèses forfaitaires. On est loin d’une comptabilité précise.
Troisième exemple, l’incidence de la transition sur l’inflation. Des problèmes délicats vont se poser. En comptabilité nationale, la méthode de prise en compte des nouveaux produits suit des règles bien établies (qui ont été réaffirmées au moment où la révolution numérique a provoqué de fortes baisses de prix des produits électroniques, comme par exemple ceux des téléphones). Lorsqu’apparaît un nouveau produit, les statisticiens le font entrer dans l’indice, puis calculent chaque année l’évolution des prix sur la base du nouveau panier. Rien que de très normal jusqu’ici.
Mais que va-t-il se passer avec l’électrification du parc automobile ? Les véhicules électriques sont aujourd’hui sensiblement plus chers à l’achat que les véhicules thermiques (en revanche, leur coût d’usage est plus faible, à la fois parce qu’ils fonctionnent à l’électricité et parce qu’ils se réparent plus facilement). Le paradoxe est qu’avec les baisses de prix attendues, l’incidence de leur mise sur le marché et de leur généralisation progressive sera désinflationniste, alors même que la perception des ménages sera qu’ils doivent payer plus cher pour un véhicule qui rend le même service. Désinflation pour les statisticiens, coût de la vie accru pour les ménages : le cocktail risque d’être fortement détonnant.
Le temps des controverses abstraites est passé. Nous entrons dans celui des débats concrets. Pour guider les politiques et bien mesurer leurs effets, il va falloir de nouveaux outils statistiques et comptables. Le grand chambardement a commencé, il n’est pas près de se terminer.
L'UE est loin de s'être dotée d'une doctrine de politique industrielle
Chronique Le Monde, 1er avril 2023
Hier vilipendée, la politique industrielle fait aujourd’hui son grand retour. Aux États-Unis, elle sous-tend deux textes de loi récents, le CHIPS and Science Act et l’Inflation Reduction Act, et la représentante au Commerce, Katherine Tai, vient de lui consacrer une longue interview à Foreign Policy. En Europe la Commission, qui se refusait jadis à en parler, vient de publier coup sur coup un un programme industriel vert (Green Deal Industrial Plan, février 2023) et la stratégie industrielle associée (Net Zero Industry Act, mars 2023). Quant à la Chine, elle n’a jamais cessé de la pratiquer, avec notamment le programme Made in China 2025 lancé en 2015 pour faire passer le pays du statut d’usine du monde à celui de grande puissance économique.
Il ne manque pas de motifs pour rompre avec la neutralité qui a longtemps prévalu quant à la nature de ce qu’un pays produit. Le premier touche à la résilience : la crise sanitaire a rendu tous les gouvernements conscients des vulnérabilités qu’impliquait une confiance excessive en la capacité du marché mondial à tout fournir à tout moment. Ils ont manqué à leur premier devoir en se montrant incapables de satisfaire les besoins en masques et ne veulent pas qu’on les y reprenne.
Le deuxième motif est social et politique : en 2016, l’élection de Trump a souligné les conséquences d’une indifférence aux conséquences sociales de la mondialisation. La réponse traditionnelle des économistes – redistribuer les gains du commerce international pour indemniser les perdants de l’ouverture aux échanges – n’a généralement pas été mise en œuvre et quand elle l’a été, les transferts monétaires n’ont rien résolu. Ce n’est pas par hasard que Biden met l’accent sur le fait que sa politique a pour but de créer de bons emplois pour la middle class.
Le troisième motif est géopolitique : la montée en gamme de la Chine et les positions dominantes qu’elle a acquise dans certains secteurs critiques ont attiré l’attention des responsables américains, mais aussi européens, sur les risques de dépendance technologique. Dans un contexte où la guerre est redevenue une possibilité réelle, la gamme des secteurs considérés comme stratégiques ne cesse de s’étendre.
Enfin le dernier motif tient à la transition climatique. La Chine produit aujourd’hui les trois-quarts des panneaux solaires et des batteries et les deux-tiers des véhicules électriques. Voir s’installer une suprématie chinoise sur les produits qui feront l’industrie de demain serait évidemment inacceptable pour les États-Unis ou les pays européens, qui envisagent l’atteinte de la neutralité carbone comme le vecteur d’une transformation industrielle.
Mais si le principe est relativement clair, finalité et modus operandi de cette politique restent incertains. Brian Deese, lorsqu’il était directeur du National Economic Council, a défini la première comme l’identification des domaines dans lesquels l’initiative privée « ne suffira pas à mobiliser les investissements nécessaires à la réalisation des principaux intérêts économiques et de sécurité nationale [du pays] ». Quant au second, il s’agirait d’utiliser l'investissement public « pour stimuler l'investissement privé et l'innovation ». Il en donne trois exemples, soigneusement choisis pour ne pas susciter la controverse : les infrastructures de transport ; l’innovation technologique ; et l’industrie verte.
Dans la pratique, cependant, la politique industrielle de l’administration Biden est moins stratégique et surtout plus protectionniste que ne l’indiquent les déclarations d’intention. L’IRA comme le CHIPS and Science Act sont truffés de dispositions qui contreviennent aux principes du commerce international, et les subventions conditionnées à des clauses de contenu local s’appliquent y compris aux secteurs sans valeur stratégique démontrée.
Dans un article au vitriol, mon collègue Adam Posen, le président du Peterson Institute, s’en prend ainsi à une politique sans principes guidée par l’aversion à l’échange international. Il souligne combien il est erroné, du strict point de vue américain, de renoncer au rôle d’arbitre et de garant du système international qui était depuis l’après-guerre celui des États-Unis et leur donnait un pouvoir de levier considérable. Troquer ce rôle contre celui d’un joueur parmi d’autres, certes plus libre de ses mouvements, mais incomparablement moins influent, lui apparaît comme un jeu de dupes.
Les partenaires des États-Unis n’ont pas tardé à prendre acte d’un virage qu’ils tiennent à juste titre pour irréversible. Qu’en matière commerciale Biden s’inscrive dans les pas de Trump montre que le changement d’attitude américaine est ancré dans la réalité socio-politique d’un pays aujourd’hui mal assuré de son rôle international. Il n’en fallait pas plus pour déclencher une guerre des subventions.
La stratégie européenne est cependant différente de celle des États-Unis. Quoi qu’on en pense en France, l’Europe est loin de s’être dotée d’une doctrine construite de politique industrielle. Les textes récemment publiés frappent par la faiblesse du diagnostic et le flou de la stratégie. En particulier, si l’objectif fixé d’une part de marché de 40% des producteurs de l’Union pour un ensemble de technologies vertes est louable, et si certaines mesures de simplification réglementaire sont bienvenues, le compromis entre les partisans d’une politique industrielle affirmée et les tenants de la ligne libre-échangiste s’est fait sur un objectif sans moyens. Ce n’est pas ainsi que l’Union pourra répondre au défi que lui posent Chine et États-Unis.
Comment répondre à l’Inflation Reduction Act
Chronique Le Monde, 25 février 2023
En 2019, l’UE apparaissait assurée de pouvoir compter pour longtemps sur un gaz russe abondant et bon marché. C’est dans ce contexte qu’elle a lancé son Pacte Vert. De cette initiative, elle attendait d’abord l’affirmation d’un leadership mondial sur le climat, mais elle espérait aussi le gain d’avantages concurrentiels dans les produits et les industries de demain.
Le pari valait la peine d’être tenté, mais la stratégie de transition reposait beaucoup sur le gaz : celui-ci se substituerait dans un premier temps au fuel et au charbon et en attendant qu’hydrogène et stockage de l’électricité d’origine renouvelable aient trouvé leur modèle économique, il y serait fait appel dans les périodes sans soleil ni vent.
Aujourd’hui cependant la situation est radicalement différente de ce qui était anticipé. L’interruption des livraisons russes oblige d’abord l’Union à se passer du gaz beaucoup plus rapidement que prévu. Baisse de la demande et recours au gaz naturel liquéfié ont permis d’éviter les pénuries, mais le coût de l’énergie pour les usages industriels est aujourd’hui deux fois plus élevé qu’outre-Atlantique. L’Europe fait donc face à un problème de compétitivité aggravé et très probablement durable.
L’autre changement dans le paysage est le virage qu’ont pris les États-Unis avec l’Inflation Reduction Act de 2022. Pour mettre fin au blocage qui prévalait au Congrès, l’administration Biden et la majorité démocrate ont fait le choix d’une stratégie climatique qui repose exclusivement sur les subventions. Ne sont prévus ni fiscalité du carbone, ni obligations réglementaires, ni élimination des énergies brunes, mais le pari est fait que pour peu qu’elles y soient suffisamment encouragées, les entreprises investiront dans les technologies vertes.
Concrètement, l’IRA prévoit en matière climatique des subventions et crédits d’impôt pour un montant de 400 milliards de dollars sur dix ans, selon les estimations du Congressional Budget Office, et peut-être du double, selon celles du Crédit Suisse (le coût total dépendra du succès des dispositifs mis en place). La plus grande part consiste en des subventions aux énergies renouvelables, mais sont également introduits des soutiens au verdissement de la production manufacturière et à l’achat de véhicules électriques par les particuliers.
Le vote de l’IRA est évidemment une bonne nouvelle pour l’action climatique. La loi va accélérer le virage des États-Unis vers la décarbonation et parce qu’elle ne comporte ni interdiction ni taxation, elle a peu de chances d’être remise en cause par un renversement de majorité au Congrès. Mais elle questionne la stratégie de l’Union européenne, qui craint de voir les technologies vertes lui échapper. Et surtout, elle comporte des dispositions ouvertement protectionnistes : spécifiquement, une partie des subventions sont conditionnées à des clauses de contenu local, en violation délibérée des règles du commerce international. C’est pour cette raison qu’Emmanuel Macron à évoqué le risque de « fragmenter l’Occident ».
Les Européens ont des raison de s’inquiéter : retard technologique sensible, compétitivité dégradée, et adoption par Washington d’une stratégie de subvention des relocalisations industrielles sur le territoire américain douchent sérieusement leur espoir de regagner l’initiative. À défaut d’une réaction à la mesure du défi, il ne va pas falloir longtemps avant que les opposants au verdissement à marche forcée en tirent argument et réclament une révision à la baisse de nos ambitions climatiques.
Que peut faire l’UE ? Certainement pas réclamer que les États-Unis s’alignent sur sa propre approche. L’asymétrie des politiques climatiques est inscrite dans l’accord de Paris, et elle va perdurer.
Trois stratégies sont possibles. La première est d’assouplir l’encadrement des aides publiques pour permettre aux États de faire pièce aux aides américaines. La tentation est grande, mais comme le dit avec force un papier de Bruegel (How Europe should answer the US Inflation Reduction Act, février 2023), l’idée est mauvaise. Elle achèverait de détruire ce qui reste de disciplines internationales et déclencherait en Europe une guerre des subventions dont il n’est pas difficile d’anticiper qui sortirait vainqueur. Il est heureux que la récente décision de la Commission européenne n’aille pas loin dans cette voie.
La deuxième stratégie est de tenter d’obtenir des concessions américaines, qui exonèrent les entreprises européennes des dispositions les plus contestables de l’IRA. Ce serait prendre acte de ce que le système multilatéral est mort, s’engager dans une alliance largement dirigée contre la Chine, et envoyer au reste du monde un signal désastreux. Qui plus est, cela ne répondrait en rien au problème de compétitivité européen, qui n’a pas été créé par l’IRA.
La troisième stratégie est pour l’UE de jouer pleinement de ses atouts. Elle implique d’abord de revoir les dispositions parfois excessivement complexes qui gouvernent l’accès à ses propres subventions. Elle requiert ensuite d’accroître le financement européen de l’action climatique, au besoin en recourant à l’emprunt commun comme cela a été fait en réponse à la crise sanitaire. Elle suppose enfin que l’UE soit prête à contester les dispositions protectionnistes de l’IRA devant l’OMC. Une telle démarche n’aboutira certainement pas (parce que Washington bloque le fonctionnement de l’organe d’appel), mais elle permettrait de légitimer d’éventuelles mesures de rétorsion et ouvrirait la voie à la négociation d’un accord plurilatéral sur les politiques climatiques dont la nécessité est d’ores et déjà patente. C’est l’option qu’il faut préférer.
Retraites : le débat est mal engagé
Chronique Le Monde, 19 janvier 2023
Encore une fois – la huitième, depuis le début des années 1990 – la France s’enflamme au sujet des retraites. Encore une fois, il est difficile de distinguer entre vraies controverses et postures convenues. Et encore une fois, la réforme a peu de chance de rétablir la confiance des Français en leur système de retraite.
Le débat se cristallise d’abord sur la nécessité financière d’une réforme. Il oppose les syndicats et la gauche, pour lesquels la soutenabilité des retraites n’est pas en cause, et le gouvernement, selon lequel il y a au contraire urgence à redresser un système aujourd’hui en péril.
Cette controverse enserre la discussion dans une perspective trop étroite, parce qu’elle ignore que la France est aujourd’hui confrontée à un durcissement marqué de son équation budgétaire. Nous devons, simultanément, investir dans l’éducation, la santé, la transition écologique, la réindustrialisation et la défense, pour ne citer que les grandes priorités. Ce besoin d’accroître les dépenses publiques n’est pas propre à notre pays, mais il y est plus aigu que chez nos principaux voisins : c’est vrai par exemple en matière d’éducation, de santé ou de réindustrialisation, mais même en matière de défense, il ne faut pas sous-estimer l’effort que va requérir le reprofilage de nos armées.
Or si elles ne sont pas nulles, nos marges de manœuvre pour un financement par l’endettement, l’impôt ou le redéploiement des dépenses sont trop étroites pour répondre aux besoins. C’est le problème économique central de ce quinquennat et ce sera aussi celui des suivants. La voie de sortie est donc d’abaisser le poids des dépenses de retraite dans le PIB, et pour cela d’accroître le taux d’emploi des seniors. Les marges de manœuvre sur ce levier sont réelles : la part des 55-64 ans en emploi est en progression (56% en 2021, contre 31% en 2000), mais reste nettement inférieure celle qui s’observe en Suède (77%) ou en Allemagne (72%). Augmenter la participation au marché du travail doit ainsi être la pierre angulaire de notre stratégie économique.
Cela n’implique évidemment pas de distraire des cotisations aujourd’hui destinées au financement des retraites. Mais cela permet, à taux de prélèvement constant, de dégager des marges de manœuvre. Le gouvernement le sait très bien : Gabriel Attal, le ministre des Comptes Publics, a chiffré à 12 milliards les recettes supplémentaires attendues de la réforme à horizon 2030 (Le JDD, 8 janvier 2023). Mais il n’assume pas politiquement que c’est, au moins autant que l’équilibrage des comptes, une des motivations principales de la réforme.
Ce qui frappe ensuite, c’est le repli des ambitions de l’exécutif. Hier il voulait changer les règles du jeu et construire un système universel, aujourd’hui il se borne à des mesures d’équilibre à un horizon de moins de dix ans. Or il faut le répéter : un système de retraite ne peut pas éliminer l’incertitude, mais il doit viser à la réduire autant que faire se peut, afin que les nouveaux entrants sur le marché du travail aient autant de visibilité que possible sur l’âge auquel ils le quitteront et sur la pension dont ils bénéficieront. C’est ce qui leur permettra d’effectuer des choix informés en matière, par exemple, d’épargne ou de formation.
À horizon de 20-30 ans, l’incertitude majeure tient moins à la démographie ou au chômage qu’au rythme de croissance de la productivité du travail. Les pensions sont aujourd’hui indexées sur les prix, tandis que les cotisations sont proportionnelles aux salaires. Il en résulte que le niveau de vie relatif des retraités dépend de la croissance de la productivité (qui, elle-même, détermine largement celle des salaires réels). Que celle-ci ralentisse, comme c’est le cas actuellement, et le niveau de vie relatif des retraités s’améliore ; qu’elle accélère, et c’est au contraire leur paupérisation relative. Or même sans réforme systémique, rien n’oblige à ce qu’il en soit ainsi. La Commission Blanchard-Tirole avait ainsi proposé de restaurer progressivement l’indexation des pensions sur les salaires, corrigée d’un facteur démographique pour tenir compte du vieillissement.
S’agissant enfin de l’équité dans la répartition des efforts, le débat met aux prises les avocats d’un relèvement de l’âge d’ouverture des droits (62 ans aujourd’hui, 64 après réforme), qui se recrutent traditionnellement à droite, et les partisans d’une augmentation de la durée de cotisation requise pour bénéficier d’une retraite à taux plein. Parce qu’elle implique un effort des plus qualifiés et donc des mieux rémunérés, cette seconde option a les faveurs de la gauche, au moins depuis la réforme Touraine de 2014, qui l’a mise en œuvre. Elle a aussi l’avantage d’être cohérente avec une stratégie de finances publiques qui vise à augmenter les ressources des finances publiques.
Au regard de l’équité comme de l’efficacité, la réforme aurait donc dû donner priorité à l’augmentation de la durée de cotisation. Parce que l’âge d’ouverture des droits a valeur de norme collective, il était souhaitable qu’il soit aussi relevé, mais essentiellement pour accompagner le durcissement de la contrainte qui est en train de devenir mordante pour la majorité des actifs, à savoir la durée de cotisation. Or le projet de l’exécutif se borne à accélérer le dispositif Touraine, et donc à fixer cette durée à 43 ans dès 2027 (au lieu de 2035), mais il n’ouvre aucune perspective explicite sur l’évolution à plus long terme.
Elisabeth Borne va répétant que la réforme est juste. Il faut lui donner acte : le projet du gouvernement comporte des mesures significatives en faveur des carrières longues, des femmes, des petites retraites ou des personnes en situation d’invalidité. Il améliore la prévention de l’usure professionnelle. Il n’empêche : nous méritions mieux que le débat qui s’engage.
Monnaie, budget, climat : les politiques en mal de crédibilité
Chronique Le Monde, 12 novembre 2022
C’est à la suite de la grande inflation des années 1970 que la notion de crédibilité a fait son entrée dans l’arsenal des concepts économiques. Mis en échec par l’inflation, la plupart des pays ont convergé à partir des années 1980 vers le même modèle : ils ont rendu leur banque centrale indépendante, lui ont assigné un mandat étroit (généralement une cible d’inflation) et l’ont laissée libre des moyens de l’atteindre.
Pour les banques centrales, le mot d’ordre est devenu la crédibilité. Protégées des contraintes politiques et libérées de la nécessité d’arbitrer entre objectifs antagoniques, elles se sont concentrées sur l’atteinte de leur objectif prioritaire. Le succès a été au rendez-vous : au début des années 2000, l’inflation était devenue une curiosité.
Le modèle de la banque centrale indépendante a bien résisté à la montée des risque de déflation des années 2010. Parce qu’elles étaient crédibles, les institutions monétaires ont pu jeter toutes leurs forces dans la bataille. Forward guidance (engagements sur l’orientation future de la politique monétaire) ou assouplissement quantitatif (achats de titres, surtout publics) : suivant en cela la suggestion de Paul Krugman, elles ont pu s’engager de manière crédible à agir de manière irresponsable.
Aujourd’hui prises à revers par la montée soudaine de l’inflation, elles voient avec panique leur crédibilité s’éroder. C’est pour la restaurer qu’elles haussent précipitamment leurs taux directeurs. Mais comme la politique monétaire n’agit sur l’inflation qu’avec un délai d’environ dix-huit mois le risque, singulièrement en Europe, est que le durcissement d’aujourd’hui aggrave la récession qui se profile pour demain. C’est le reproche que Sanna Marin, la Première ministre finlandaise, a formulé très explicitement dans un tweet critiquant les banques centrales qui « protègent leur crédibilité en plongeant les économies dans la récession ».
C’est aussi à un problème de crédibilité qu’ont été confrontées les politiques budgétaires avec la hausse des taux d’intérêt des années 1980. Le spectre des défauts souverains, qu’on croyait appartenir au passé, est réapparu avec les restructurations des dettes latino-américaines. Dans les années 2010, c’est ensuite la zone euro qui a été atteinte avec la crise des dettes souveraines. Il y a quelques semaines, c’est enfin la brutale réaction des marchés à son aventurisme budgétaire qui a fait chuter Liz Truss, la très éphémère Première ministre britannique.
Pour pouvoir emprunter, les gouvernements doivent rassurer sur les perspectives d’avenir. Mais déléguer la politique budgétaire à une institution indépendante, ce serait mettre en question les prérogatives du parlement, et avec elles un des fondements de la démocratie. En pratique, les États ont recours à une combinaison de règles et d’institutions chargées de vérifier que les prévisions budgétaires reposent sur des hypothèses prudentes (comme, en France, le Haut Conseil des Finances Publiques).
En zone euro, les politiques budgétaires font de surcroît l’objet d’une surveillance par les instances de l’Union, qui veillent à l’application des règles communes. À tout vouloir contractualiser, on a cependant construit un monstre d’une effrayante complexité technocratique, et d’une effectivité très limitée. La Commission européenne propose désormais une réforme de la gouvernance économique qui vise à simplifier les règles et à décentraliser les disciplines. Si elle est suivie, ce sera la troisième réforme d’ampleur du cadre budgétaire européen en vingt-cinq ans, sans compter les multiples ajustements opérés au fil des années. À l’évidence, assurer la crédibilité est nettement plus difficile pour les politiques budgétaires que pour les politiques monétaires.
C’est enfin le même problème, en beaucoup plus aigu, auquel sont aujourd’hui confrontées les politiques climatiques. Selon l’Agence internationale de l’énergie, le cumul des engagements mondiaux d’émissions pour 2030 reste de 38% supérieur à ce qu’il faudrait pour atteindre en 2050 l’objectif neutralité climatique, et les politiques en en place laissent attendre des émissions de 15% plus élevées encore. On comprend que les activistes du climat dénoncent des promesses qui n'engagent à rien.
C’est pour remédier à ce déficit massif de crédibilité que Jacques Delpla et Christian Gollier ont proposé de créer au niveau européen une banque centrale du carbone qui gérerait un prix commun en fonction d’objectifs communs d’émission. Mais cette utopie a peu de chances de devenir réalité. Il n’est d’ailleurs pas certain que la crédibilité passe par la fixation d’une trajectoire de prix. Parce qu’elle est concrète et parce qu’elle guide les efforts d’investissement des industriels, l’interdiction de vendre des véhicules thermiques à partir de 2035 est en fait plus crédible. Le Commissaire Thierry Breton vient de l’apprendre à ses dépens après s’être aventuré à suggérer une clause de revoyure en 2026 : les protestations des constructeurs ont été immédiates.
Il ne faudrait cependant pas en conclure que la norme est par nature plus crédible que les prix. L’obligation juridique n’a pas empêché la France de manquer ses objectifs de renouvelables pour 2020, et la montée d’une fronde contre les zones à faible émission commence à rappeler la révolte des Gilets jaunes contre la taxe carbone. Entre engagements internationaux laissés à la discrétion des États, engagements européens partiellement tributaires des politiques nationales sujets et engagements nationaux imparfaitement respectés, le problème de la crédibilité des politiques climatiques n’a pas vraiment trouvé de solution. Il est pourtant de tout premier ordre.
Du bon usage du bouclier tarifaire
Chronique Le Monde, 1er octobre 2022
Parce qu’il a limité la hausse des prix de l’énergie et donc de l’inflation, le « bouclier tarifaire » fait l’orgueil du ministre Bruno Le Maire. Il faut dire que ses effets sont spectaculaires : certes en forte hausse, l’inflation en France demeure aujourd’hui sensiblement plus faible que chez nos voisins. Mesurée sur un an, sur base de techniques harmonisées, elle a été en août de 6,6% dans l’Hexagone contre 9,1% dans l’ensemble de la zone euro, à peine moins en Allemagne et jusqu’à 25,2% en Estonie.
Cet écart n’est pas entièrement dû à la politique du gouvernement (l’énergie, et en particulier le gaz, pèse plus lourd dans l’indice des prix en Estonie), mais celle-ci y concourt largement. L’Insee a calculé que sans le bouclier tarifaire, l’inflation aurait été de 3,1 points plus élevée.
L’objectif premier du bouclier est social : il s’agit de protéger le pouvoir d’achat des ménages à faible revenu. Mais il est aussi économique, et Bercy ne fait pas mystère de sa volonté d’engranger des gains de compétitivité durables. L’opportunité est belle : mettre à profit le choc pour dévaluer le taux de change réel vis-à-vis de nos partenaires. Il y a dix ans tout juste, le rapport Gallois enjoignait le gouvernement d’abaisser les cotisations sociales pour gagner en compétitivité. On se rappelle la suite : CICE et Pacte de responsabilité signaient bientôt la conversion de François Hollande à l’économie de l’offre. Ils opéraient aussi un transfert massif vers les entreprises, dont les conséquences politiques allaient être terribles pour la gauche.
Avec le bouclier tarifaire, le gouvernement a choisi de ne pas cibler les ménages à bas revenu. Si le gouvernement avait opté pour des transferts ciblés, il aurait payé sensiblement moins cher, mais deux fois : au coût des mesures de soutien direct se seraient ajoutées la hausse des minima sociaux, dont la valeur est indexée sur les prix, et celle des allégements de cotisation dont le champ est indexé sur le Smic. Mais surtout, il aurait laissé se développer une spirale inflationniste. D’où le choix de ratisser large, même si le coût direct de la mesure (au moins 48 milliards en brut pour 2023, près de vingt en net) est élevé.
L’alternative aurait pu être une tarification duale, qui donne à tous les ménages accès à un même quantum d’énergie à prix subventionné. C’est vers cette voie que s’oriente l’Allemagne. Comme le bouclier, un tarif dual à l’avantage de pouvoir être pris en compte dans le calcul de l’indice des prix et donc n’alimente pas la spirale prix-salaires.
Le raisonnement, cependant, ne peut pas s’arrêter là. Comme l’a observé Gilbert Cette, le gain sur l’inflation n’est en effet que temporaire. Douze mois après l’introduction du bouclier, son impact sur la hausse des prix va mécaniquement disparaître. Le prix de l’énergie pour les ménages demeurera certes plus bas pour les ménages. Mais la mesure n’aura plus d’effet sur son taux de croissance d’une année sur l’autre.
La question, alors, est de savoir si les gains de compétitivité seront durables – et à quel coût. Cela dépendra d’abord du profil d’évolution des prix de marché. Si leur hausse est permanente, (s’ils suivent un profil en marche d’escalier), la France devra maintenir sa subvention si elle veut continuer à protéger les ménages et conserver l’acquis de la dévaluation du taux de change réel. L’État aura alors pris à sa charge une part (substantielle) de la dégradation des termes de l’échange, pour un coût budgétaire lui aussi substantiel, mais surtout permanent.
Si, à l’inverse, la hausse du prix de l’énergie se révèle temporaire, et donc pour aller jusqu’au bout du raisonnement si l’évolution du prix du marché efface complètement la hausse brutale des derniers trimestres, l’inflation chez nos partenaires passera en-dessous de la nôtre, érodant ainsi nos gains de compétitivité. Les bénéfices économiques du bouclier tarifaire tendront donc à disparaître, ne resteront que ses bénéfices sociaux.
Ce raisonnement doit cependant être nuancé sur deux points. Il faut tenir compte, d’abord, de la dynamique des salaires. En Allemagne comme dans beaucoup d’autres pays, le choc inflationniste a jusqu’ici été largement absorbé par les salariés. Mais les pressions pour ajuster les salaires nominaux vont croissant. Si ceux-ci augmentent, il sera difficile de les abaisser si l’inflation chute jusqu’à devenir négative. D’autant, et c’est le deuxième point, que la récurrence des chocs nourrit une hausse des anticipations. Ce qui apparaissait comme une bouffée inflationniste temporaire est de plus en plus perçu comme un changement de régime. Or plus c’est le cas, et plus il faudra consentir de chômage pour obtenir la désinflation. Si elle permet de contenir ces anticipations, la politique française aura été économiquement efficace.
Le cas intéressant – et aussi le plus probable – est intermédiaire entre ces deux situations polaires : c’est celui dans lequel le prix du gaz rejoint un niveau plus raisonnable, mais néanmoins supérieur à celui d’il y a dix-huit mois, et supérieur aussi à celui du bouclier. D’un côté cela justifierait le bouclier, qui aurait permis de lisser une évolution trop erratique, mais de l’autre cela créerait un dilemme redoutable : ne pas toucher au prix du bouclier reviendrait à laisser s’éroder les gains de compétitivité ; le relever serait d’autant plus mal compris que son coût budgétaire aurait été mécaniquement abaissé.
La solution à ce dilemme, c’est de formuler sans tarder une stratégie de sortie du bouclier tarifaire. Pour cela il faut dire clairement qu’il n’a pas vocation à être permanent, et annoncer comment il évoluera en fonction du prix de marché. Ce n’est pas politiquement facile, mais c’est économiquement nécessaire. Et c’est urgent.
Les contours d'une "coalition d'action"
Chronique Le Monde, 3 juillet 2022
Emmanuel Macron a été clair : les partis destinés à gouverner ensemble sont ceux qui ont déjà gouverné ensemble ou séparément : le PCF, les Verts, le PS, Ensemble, et Les Républicains sont ainsi destinés à faire partie d’une possible « coalition d’action » tandis qu’en seraient exclus LFI et le Rassemblement National, qui n’ont jamais gouverné. L’exclusion des partis que beaucoup d’observateurs regardent comme les grands vainqueurs du scrutin peut surprendre, mais après tout ce n’est pas la première fois qu’elle s’appliquerait.
Le choix, à vrai dire, se pose entre l’impasse et une tentative d’action commune. Le programme de gouvernement va devoir faire rapidement atterrir les protagonistes d’une campagne électorale qui s’est déroulée à grande distance de la réalité. Les Français doivent prendre la mesure des investissements indispensables à brève échéance, que ce soit en matière de transition écologique, de résilience économique, de restructuration du système énergétique, d’éducation, de santé ou de défense. Dans l’immédiat, ils doivent en outre accepter qu’on ne pourra pas faire entendre raison à un agresseur – la Russie – prêt à réduire son revenu de 20% si on ne peut pas supporter que le nôtre baisse de 2%. Au total, tout cela impliquera une ponction notable sur le pouvoir d’achat.
C’est au gouvernement bientôt remanié qu’il appartiendra de fixer l’addition. Et il devra compter juste. La soudaine remontée des alarmes sur les taux d’intérêt publics est sans nul doute excessive, mais elle signale un risque de panique qu’il faut endiguer. La France, dans ce contexte, doit trouver le bon équilibre budgétaire : certainement pas replier bagage de manière précipitée, comme en 2011-2014. Pas non plus, cependant, oublier toute discipline, à la manière du « quoi qu’il en coûte » de 2020-2022 (qui n’a en fait pas été si onéreux, mais a laissé une trace politique impérissable). La Première ministre ne peut pas décemment exiger des partenaires potentiels de la « coalition d’action » de s’inscrire dans la seule logique du projet présidentiel, mais Macron n’a pas eu tort de fixer les limites.
Quels sont alors les terrains du compromis ? La trace des Écologistes sera jugée sur un sujet et un seul : l’ambition climatique et, au-delà, l’ambition écologique. Ils ont raison de rappeler que la France est gravement en retard sur l’horizon d’une réduction de 50% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, et qu’elle ne peut rattraper ce retard qu’en accélérant le déploiement des renouvelables et en misant sur la sobriété. Le nucléaire n’est pas un sujet à l’horizon 2030, mais compte tenu de la composition de la coalition, il n’y a pas de planification écologique acceptable pour Ensemble et pour la droite qui exclue le recours à cette énergie. Le compromis énergétique se joue en fait entre les Républicains, qui doivent accepter les renouvelables pour aujourd’hui, et les Verts, qui doivent accepter le nucléaire pour demain.
L’éducation et l’emploi sont en revanche au cœur du compromis entre le PS et Ensemble. Entre des socialistes délestés du gros de leurs frondeurs et un parti présidentiel dont l’identité s’est formée autour de l’accès à l’éducation et du plein emploi, il y aura de larges plages d’accord. Bien sûr, les frottements ne manqueront pas non plus : sur l’autonomie des établissements, les salaires des enseignants, les réformes du marché du travail. Mais la finalité d’ensemble est commune, comme elle l’est d’ailleurs avec le PCF et les Écologistes. La question est de savoir si elle peut d’un même mouvement rassembler la droite. Les conflits au sein de celle-ci sont plus sociologiques que politiques. Ils n’en sont pas moins prégnants.
La fiscalité sera, elle, un sujet de friction, parce que gauche et droite s’opposeront frontalement. Le PCF, les Écologistes et le PS font de l’impôt sur capital et les revenus qu’il procure une question identitaire ; Macron et les Républicains aussi. Les premiers font tout pour mériter leur étiquette d’amoureux de la redistribution fiscale mais sur le fond, les seconds ont tort de refuser de voir que face à l’accumulation patrimoniale et à la transition écologique les seules réponses par l’égalité des chances ne sont plus convaincantes. Il suffit de s’adresser à un amphi d’étudiants pour réaliser combien l’inégalité est aujourd’hui devenue intolérable. La succession de deux crises inégalitaires (le Covid et le pouvoir d’achat) a achevé de solder la donne.
Reste la question la plus difficile : celle de la sécurité et de l’immigration. C’est sur ces points que les clivages entre gauche et droite sont les plus profondément culturels. Ailleurs en Europe, les lignes ont commencé à bouger, mais pas beaucoup en France. Et la combinaison de traditions absconses, des conflits culturels au sein de la gauche et de la surveillance vigilante dont font l’objet le PS, de la part de LFI, et les Républicains, de la part du RN, rendent la tâche presque impossible. C’est probablement sur ce point que la recherche du compromis achoppera ou réussira.
En tout état de cause, l’horizon d’une coalition d’action sera probablement court. C’est d’ailleurs une des difficultés. Dans les pays où la tradition veut que les partis sortis vainqueurs des élections s’attachent à former une coalition, le partenaire minoritaire en détient souvent les clefs. En France en revanche, le droit de dissolution donne au chef de l’État la capacité d’en interrompre à tout instant l’expérience. C’est une arme de dissuasion massive, dont lui seul peut jouer. Dans ces conditions, le mieux sans doute est de prendre son parti d’un accord à durée déterminée, explicitement inférieure au terme théorique de la législature, et à l’échéance duquel les partenaires à la coalition se réservent de reprendre leur liberté.
Interview aux Echos, 30 mai 2022
Contrairement à une légende tenace, les marchés ne demandent pas l’austérité, mais la clarté
Chronique Le Monde, 28 mai 2022
C’est en vain qu’on chercherait les mots « dette » ou « déficit » dans le programme présidentiel d’Emmanuel Macron. Pendant la campagne la question des finances publiques n’a pas été posée (sauf, avec le succès qu’on sait, par Valérie Pécresse) et elle n’a pas reçu de réponse. Il est temps d’y venir.
Le problème n’est pas l’imminence de la menace. Les récentes prévisions de la Commission européenne laissent attendre une baisse de 5 points du ratio de dette entre 2020 et 2023. Et si les taux ont un peu remonté, ils restent très faibles en termes réels. On doit certes envisager la possibilité d’une vraie récession, et on peut imaginer un retour de l’inquiétude sur les marchés, par exemple en cas de tensions politiques en Italie. Mais fondamentalement, ce n’est pas cela qui doit nous alarmer.
Le problème n’est pas non plus que le gouvernement mobilise les finances publiques dans la lutte contre l’inflation. Pour hétérodoxes qu’ils soient, tarifs régulés, baisses de TVA et subventions ciblées sont des réponses utiles qui permettent de préserver le pouvoir d’achat et de contenir la montée des anticipations d’inflation. La France a payé plus cher que cela pour restaurer sa compétitivité.
Le problème n’est pas, enfin, le pari sur le plein emploi. Comme l’a écrit Patrick Artus dans ces colonnes, il est grand temps de cesser de prendre pour une fatalité ce qui, chez nombre de nos voisins, ne l’est plus depuis des lustres. Le sous-emploi de masse est une calamité économique et sociale à laquelle nous nous sommes trop longtemps résignés et dont les effets sont massifs. Imagine-t-on par exemple qu’en 2019 la dépense budgétaire pour l’emploi (indemnisation, formation, allégements, incitations) s’est élevée à 144 milliards contre 128 milliards pour l’éducation (de l’école primaire au doctorat). En mettant 20 milliards de plus sur l’éducation, de combien améliorerait-on à terme la performance sur l’emploi ?
La bonne stratégie budgétaire n’est ainsi pas de mettre la cape parce que le temps s’assombrit. Elle est d’investir à bon escient pour corriger nos travers et relever le niveau d’activité. Mais cela ne doit pas empêcher de compter. Et c’est là que le bât blesse.
Dans les vingt prochaines années, la France va devoir dépenser nettement plus pour l’éducation. Plus que les tests Pisa, un peu abstraits, les reportages sur la difficulté à recruter des enseignants ou la surprise des enfants ukrainiens face au médiocre niveau mathématique de nos écoles ont souligné l’ampleur de notre retard. Quant à l’université et à la recherche publique, elles sont sinistrées. Combien faudra-t-il ? Certainement plus de 10 milliards par an.
Vient ensuite la santé. Le coût des mesures décidées à l’été 2020 dans le cadre du Ségur de la santé a également été d’une dizaine de milliards par an, sans que les professionnels soient en quelque manière satisfaits de leurs rémunérations ni de l’état de l’hôpital public. Les comparaisons internationales ont beau indiquer que nous dépensons plutôt plus que nos voisins (mais moins que les États-Unis), le compte ne semble pas y être.
S’y ajoute la transition écologique. Le montant total des investissements annuels à envisager pour l’atténuation du changement climatique était de l’ordre de deux points de PIB selon les scénarios de RTE. S’y ajoute la transition écologique. Le montant total des investissements annuels à envisager pour l’atténuation du changement climatique était de l’ordre de deux points de PIB selon les scénarios de RTE. L’évaluation de la part publique est incertaine, mais elle pourrait être de l’ordre de 10 à 15 milliards, auxquels il faut ajouter le soutien aux ménages pour l’isolation de leur logement ou l’acquisition de véhicules électriques.
Vient ensuite la défense. En mars, le chancelier Scholz a annoncé une augmentation de la dépense allemande de l’ordre d’un demi-point de PIB et a mis en place un fonds de financement de 100 milliards. L’Allemagne, bien évidemment, était en retard sur la France qui dépense plus et mieux. Il n’empêche : le défi stratégique que représente le retour de l’affrontement en Europe ne pourra pas être relevé à moyens constants.
Ajoutons, enfin, le coût de la baisse des impôts de production, une autre dizaine de milliards, annoncés dans le plan de relance mais appelés à être pérennisés. Au total, on parle facilement d’une cinquantaine de milliards, aux prix d’aujourd’hui. Soit 2 points de PIB.
Pour 2023, la Commission envisage un déficit de l’ordre de 50-60 milliards, essentiellement indépendant de la conjoncture, dont la moitié correspondrait à un déficit primaire et l’autre moitié aux intérêts sur la dette publique. Ajoutons-y les 8 milliards de concours européens (non comptés dans le déficit) et trois fois dix milliards (pour l’éducation, la santé et la défense, les autres dépenses étant déjà largement comptabilisées). Donc, au total, un déficit primaire structurel de 60-70 milliards au bas mot.
C’est beaucoup. Car en définitive, ce qui compte est notre capacité à dégager des recettes pérennes et à les mettre en face de notre dépense pérenne. Il y aura certes les effets de la réforme des retraites, mais il sera lent à se manifester. Et il y aura celui de la remontée du taux d’emploi, mais le risque est de ne pas pouvoir replier assez vite les dispositifs de soutien. Là est le vrai tendon d’Achille de notre politique de finances publiques.
Dans un contexte tendu il est permis prendre des risques, mais jusqu’à un certain point. Contrairement à une légende tenace, les marchés ne demandent pas l’austérité, mais la clarté. Ils veulent bien croire aux belles histoires, à la condition qu’elles soient vraisemblables. Avant la guerre en Ukraine, les incertitudes qu’elle nourrit et les dépenses qu’elle induit, la France pouvait se permettre de jouer sur le fil du rasoir. Précisément parce que nous nous refusons, à raison, à emprunter les sentiers conventionnels, il est temps de nous doter d’une stratégie de finances publiques robuste, c’est-à-dire chiffrée avec réalisme, assortie de plans contingents et qui n’exclue pas par principe l’hypothèse d’une hausse des prélèvements.
L’enjeu des sanctions économiques dépasse son objet immédiat
Article pour l'Émile (Sciences Po), mai 2022(1)
« Une guerre économique et financière totale », avait dit Bruno Le Maire immédiatement après le déclenchement des premières sanctions économiques contre la Russie. À l’époque, nul ne savait bien quel en était le but exact. Rares étaient ceux qui anticipaient que trois mois après le déclenchement du conflit en Ukraine, son issue militaire serait encore indécise. Mais l’Union européenne ne pouvait pas ne pas réagir, et comme il n’était pas question d’un engagement armé, c’est sur le terrain du commerce et de la finance qu’elle a lancé la contre-offensive. La guerre économique comme substitut de la vraie guerre, en quelque sorte.
En décidant des sanctions, l’Alliance atlantique (qui en a été l’initiatrice et en reste l’acteur essentiel) a engagé une épreuve de force dont il faut bien mesurer la portée. Comme Napoléon l’avait fait après Trafalgar avec le blocus du Royaume-Uni, mais pour des raisons différentes, elle tente de l’emporter sur le terrain économique à défaut de pouvoir, ou de vouloir le faire sur le terrain militaire. Et elle le fait en mobilisant son contrôle – en fait sinon en droit – des infrastructures de la mondialisation, à commencer par celui des monnaies de réserve et du système financier international.
L’enjeu était et reste majeur, parce que les États-Unis et l’Europe ont jeté dans la bataille ce qui fait l’essentiel de leur force : non pas strictement leur poids économique, qui demeure important mais n’est plus déterminant, mais la centralité sans partage dont ils jouissent au sein d’un système économique encore marqué par de fortes asymétries. Nous ne sommes plus les premiers producteurs de biens manufacturés. Mais nous sommes les premiers pourvoyeurs de tout ce qui permet les transactions : normes, monnaies, crédit, services[2]. C’est cette centralité que nous avons envoyée au front.
Les premières sanctions ont été remarquablement puissantes. Par la mise à l’index du pays qu’il a signalé, le gel des avoirs de la banque centrale a eu, directement et indirectement, un effet de souffle considérable. Si le baril russe se vend aujourd’hui avec une décote de 35%, c’est que pour l’exporter il faut recourir aux services d’un armateur, d’une banque, d’un assureur, etc.. et que tous ces acteurs demandent une prime pour prendre le risque de faire affaire avec des entités russes. Ce n’est pas tant que les transactions en cause soient jugées illégales. C’est qu’économiquement, la Russie est devenue toxique.
Les sanctions européennes ont cependant laissé à l’écart le secteur de l’énergie qui fournit au pays l’essentiel de ses recettes d’exportation. Si les importations de charbon ont été bannies, acheter du pétrole reste licite (une proposition d’embargo de la Commission est en cours de discussion mais fait face à des oppositions) et aucune mesure d’ensemble n’a été même proposée pour le gaz. Le même souci de préserver le secteur énergétique fait qu’un quart seulement des banques russes tombe sous le coup des sanctions européennes. Du fait du niveau élevé des prix, Moscou engrange chaque mois des revenus d’exportation considérables, ce qui affaiblit graduellement, mais sûrement, l’impact initial du gel des avoirs de change.
Il faut ici distinguer entre pétrole et gaz. Le pétrole est une marchandise globale, dont la Russie est un gros producteur (elle compte pour 1/8ème de la production mondiale). Faute d’exportateurs de substitution (les tentatives d’accord avec l’Iran et le Venezuela n’ont pas débouché), un embargo effectif sur les exportations russes accroîtrait encore le prix du pétrole, accroissant le choc inflationniste et le prélèvement sur le revenu des agents européens. D’ores et déjà, la facture énergétique de l’UE est passée de 2,5% du PIB en 2019 à 6%. L’augmenter encore déplacerait encore plus le partage du revenu en faveur des producteurs de combustibles fossiles. L’équilibre actuel, qui laisse passer le pétrole russe mais lui impose une décote, n’est pas mauvais. Parce qu’il renforcerait sans doute la décote plutôt que d’empêcher véritablement les exportations, un embargo européen sur les achats pétroliers en provenance de Russie serait utile, mais il ne changerait pas fondamentalement la donne.
Le marché du gaz, en revanche, est régional. En raison des infrastructures qu’il nécessite, celui-ci ne s’échange pas du tout au même prix en Amérique du Nord et en Europe, où Union européenne et Russie sont dans une situation de dépendance réciproque. Cette dernière – c’est-à-dire, en fait, la société Gazprom – est, avec la Norvège, notre principal fournisseur, et nous sommes, collectivement, son principal marché. Aujourd’hui la Russie est ainsi un monopoleur face à une collection d’acheteurs, et elle peut utiliser son pouvoir de marché pour maximiser ses recettes. Mais nous sommes structurellement en meilleure position de négociation, parce que nos possibilités de diversification sont plus grandes : il est plus facile de construire des terminaux de regazéification dans les ports européens et d’importer du gaz liquéfié que de tirer des tuyaux entre les gisements russes et le marché chinois. Pour peu que nous sachions faire usage de notre pouvoir de marché, nous pouvons en faire levier.
Gagner dans ce type de jeu suppose un comportement stratégique et l’acceptation d’une dimension risque. C’est ce qui nous fait visiblement défaut. L’Allemagne tergiverse devant le risque économique. Le chancelier Scholz, notamment, a dit et répété que le coût d’une rupture des approvisionnements serait prohibitif. Paradoxalement, ce sont les pays les plus exposés à une telle rupture, la Pologne et les Baltes, qui se montrent le plus résolus.
Si la plupart des observateurs s’accordent à tenir pour infaisable un embargo complet sur le gaz, les propositions de mesures de réduction des achats ne manquent pas. Taxe sur le gaz russe, price caps, achats groupés à des producteurs tiers visent la même finalité : modifier l’équilibre des forces et sortir d’une situation périlleuse où, depuis quelques semaines, Moscou choisit qui punir et qui récompenser. Ce qui est en jeu, c’est la capacité des Européens à prendre le risque d’une épreuve de force et c’est leur volonté de faire preuve de solidarité. Malgré les proclamations, l’une et l’autre demeurent incertaines.
Peu importe, entend-on, car la guerre se joue en fait sur le terrain militaire, où l’on n’attendait pas que l’Ukraine résiste et riposte. C’est faire bon marché de l’incertitude qui demeure : avons-nous à ce point confiance en la bravoure des Ukrainiens que nous pouvons nous dispenser d’amplifier notre propre action ? C’est, aussi, négliger que l’enjeu de ce différend dépasse son objet direct. Chacun de nos actes, chacune de nos hésitations sont scrutés par tous ceux qui, dans le monde en développement, nous tiennent pour des rentiers repus et, pour certains, préparent de prochaines confrontations. Que vaut la puissance économique, si une baisse de 2% de notre revenu nous est plus intolérable que ne l’est la chute de 20% que nous infligeons à notre adversaire ?
[1] Sciences Po. Cet article prend notamment appui sur un travail récent avec Olivier Blanchard, Une politique économique de guerre, Le Grand Continent, avril 2022.
[2] Voir sur ce sujet les travaux d’Hélène Rey sur le système financier mondial, de Gita Gopinath sur le rôle international du dollar, et d’Henry Farrell et Abraham Newman, inventeurs du concept de Weaponised interdependence. J’ai proposé une lecture de cette littérature dans Global Asymmetries Strike Back, Bruegel, septembre 2021.
La réponse au choc inflationniste est aujourd'hui prioritaire
avec Olivier Blanchard, Le Monde, 19 mai 2022
Hommage à Jean-Paul Fitoussi
Institut universitaire européen, avril 2022
C’est au moment de son retour en France, au début des années 1980, que j’ai connu Jean-Paul Fitoussi. Mais c’est surtout à partir de 1992 que nous avons travaillé ensemble, d’abord comme directeurs de deux centres de recherche en économie, l’OFCE (pour lui) et le Cepii (pour moi),avant de devenir collègues à Sciences Po, et aussi amis. Lorsqu’il y a quelques jours, rentrant tout juste d’un séjour à Washington, j’ai retrouvé le bureau que nous partagions à Sciences Po, mon bloc portait encore les conseils gourmands qu’il m’avait donnés en vue de ma prochaine visite à Florence.
D’autres ont, mieux que je n’aurais pu le faire, témoigné de l’apport académique de Jean-Paul. Je voudrais seulement rappeler sa démarche. Il se voulait hétérodoxe, parce qu’il jugeait qu’il y avait plus à découvrir en s’écartant de la ligne qu’en restant dans la ligne. Mais il savait les dangers d’une pensée qui s’en affranchit à ce point qu’elle en finit par se prendre elle-même comme référence. Sa démarche, il l’avait décrite en 1988 dans un livre co-écrit avec Edmund Phelps, The Slump in Europe : “our strategy will be to make a series of departures from the orthodox model, each in a new theoretical direction, always returning to the orthodox base camp rather than attempting to accumulate the departures as we go”. Hétérodoxe donc, mais intellectuellement discipliné. C’est la corde raide sur laquelle il allait s’attacher à franchir les précipices.
Je voudrais parler du rôle qu’il a joué dans le débat français et européen. Au début des années 1990, la cause semblait entendue : il n’y avait qu’une bonne politique. Parce que le système soviétique s’était effondré, parce qu’aux premiers temps du mitterrandisme la gauche était partie trop loin, avec les nationalisations à 100% et la tentation isolationniste de l’autre politique, plus aucun pas de côté ne semblait plus possible. Ce que Jean-Paul a entrepris de faire dans ce contexte, avant de synthétiser sa démarche en 1995, dans Le Débat Interdit, c’est de restituer un espace de discussion. Non pas entre de grandes voies alternatives dont l’heure était passée. Mais sur les stratégies et les moyens. Il était pour la monnaie européenne, pour la stabilité des prix, pour l’équilibre extérieur. Mais il tenait à ce qu’on discute des voies pour y parvenir, qu’on cesse de prétendre que la fin dictait les moyens. Et c’est ce rôle qu’il a assigné à l’OFCE qu’il a dirigé pendant plus de vingt ans. Dans un paysage sensiblement moins divers qu’il ne l’est aujourd’hui, l’institut n’a cessé d’aiguillonner utilement les responsables de la politique économique.
En 2002 Jean-Paul publie La Règle et le Choix, dont il faut citer in extenso les premières phrases, tant elles sont prescientes : « Telle qu’elle s’est construite, l’Union européenne présente un paradoxe : elle a certes nécessité de notables abandons de souveraineté de la part des États qui la composent, mais elle n’y a encore substitué aucun équivalent à l’échelle communautaire. Privilégiant un mode d’intégration qui consiste surtout à contenir les prérogatives des États à l’intérieur de normes toujours plus contraignantes, elle a peu à peu vidé le siège de la souveraineté nationale sans pour autant investir celui de la souveraineté européenne ». Ces propos étaient, à l’époque, fortement hétérodoxes. Ces lignes qui ouvrent une critique serrée des silences démocratiques de la construction européenne, on les croirait aujourd’hui extraits d’un discours d’Emmanuel Macron, si ce n’est pas d’Ursula von der Leyen.
En 2009 enfin, il remet au président Sarkozy un rapport préparé avec ses vieux complices Joe Stiglitz et Amartya Sen sur la mesure de la performance économique et du progrès social. La question est celle du PIB, de sa mesure, de ses limites, et des substituts possibles. Quelques années plus tôt, le rapport Stern a relancé la discussion sur les politiques climatiques. 2009 est l’année de l’échec de la conférence de Copenhague, et l’accord de Paris est encore loin. Mais la question des indicateurs et de leur rôle dans la politique économique est déjà posée. Le rapport ne la résout pas, parce qu’elle n’est pas soluble. Mais il l’explore avec une grande clarté, et fournira la base des progrès des comptables nationaux.
Hétérodoxie disciplinée, passion du débat, culte de la démocratie, mentalité de défricheur. C’est tout cela qui va manquer.
Planification écologique : Oui, mais comment ?
Chronique Le Monde, 23 avril 2022
À défaut d’accéder au second tour, Jean-Luc Mélenchon a réussi à imposer son thème : Emmanuel Macron a repris à son compte la planification écologique et annoncé qu’il en chargerait directement le premier ministre – comme pour Ferry et l’Instruction publique, en 1883, de Gaulle et l’Algérie, en 1958, ou Barre et l’économie, en 1976.
L’expression surprend : le dernier plan français a pris fin en 1992. Mais surtout, on a longtemps dit que la transition écologique reposerait sur le marché. Les économistes allaient répétant que le rôle des gouvernements n’était pas de jouer les chefs d’orchestre, mais de donner un prix au carbone. Le reste – choix des technologies, spécialisation sectorielle, consommation, modes de vie – serait du ressort des agents privés. L’État fixerait l’ampleur et le rythme de la transformation, le marché en déterminerait les modalités.
Cette belle architecture s’est défaite. En France, la hausse de la fiscalité carbone est suspendue depuis fin 2018 ; aux États-Unis, Joe Biden a renoncé à cet instrument ; et dans le monde, les recettes correspondantes sont neuf fois inférieures aux subventions aux énergies fossiles, selon les calculs de l’Institut d’économie pour le climat. Certes, le marché européen des quota fonctionne, et l’UE envisage de l’étendre. Mais ce ne sera, au mieux, qu’un instrument partiel.
La raison première de cet échec est une hostilité sociale profonde à la tarification du carbone. Celle-ci n’est pas sans fondement : en France, en 2019, un quart seulement du produit des nouvelles taxes devait être redistribuée aux ménages. Mais même une restitution intégrale, pour un montant égalitaire, est perçue comme injuste. Pour celles et ceux que le prix des combustibles contraint à se restreindre, l’équité commande d’obliger les plus aisés à renoncer à leurs week-ends à Rome. Pas d’en augmenter le prix.
Il y a pire. Si l’on veut qu’entreprises et ménages investissent pour réduire leurs émissions, il ne suffit pas de fixer le prix du carbone pour aujourd’hui, il faut aussi le programmer pour dans vingt ans. Or les gouvernants ne peuvent pas lier les mains de leurs successeurs. Et quand ils le font, cela n’empêche pas l’État de se dédire : en 2013, l’abandon de l’écotaxe poids lourds lui a coûté un milliard en indemnités. Cette faible crédibilité affaiblit grandement l’instrument.
Toujours nécessaire, le prix du carbone ne sera donc plus la pierre angulaire de la stratégie climat. L’État va agir davantage par la réglementation, la subvention, l’investissement, et assumer la responsabilité de choix technologiques, territoriaux ou sociaux. C’est, au fond, normal : entre nucléaire et renouvelables, entre mobilité électrique et hydrogène, entre métropolisation et renaissance des villes moyennes la décision appartient à la société. Dans une économie d’externalités ou les choix de chacun pèsent sur tous, il faut repenser le rôle de la puissance publique. Et donc oui, planifier. La question est comment.
En Allemagne, la nouvelle coalition a créé un ministère de l’Économie et du Climat, confié au dirigeant Vert Robert Habeck. C’est une bonne solution dans un pays fédéral où chaque département ministériel est une grande féodalité. Mais en France, l’Économie sans les Finances est aussi faible que l’Écologie. Les rapprocher ne permettrait ni de convertir un monde agricole majoritairement crispé sur les modèles de jadis, ni d’organiser la difficile transition entre les emplois d’hier et ceux de demain, ni de décider si les investissements climatiques doivent être financés par l’impôt ou par la dette. Mieux vaut, comme le projette Emmanuel Macron, traiter le sujet au niveau interministériel et, pour deux ans, donner au Premier ministre la tâche prioritaire de mettre la transition sur de bons rails.
Mais cela ne suffira pas à fixer les choix sociaux. En France, il n’y a plus guère de climatosceptiques, mais nombreux sont ceux auxquels la transformation à venir donne le vertige. C’est à eux que Marine Le Pen s’est adressée en appelant à « ralentir la transition ». Le clivage écologique recouvre et amplifie les clivages générationnels, éducationnels et territoriaux qui fracturent le pays. Et même si le choix est tranché par l’élection, restera à y associer les Français, aussi largement et de manière aussi décentralisée que possible. Il n’y aura de transition réussie que si les citoyens se reconnaissent dans un projet collectif, y voient la possibilité d’un avenir désirable et en deviennent les acteurs.
Vient enfin la programmation économique. La méthode reste à construire. D’abord pour assurer la cohérence et faire en sorte que d’un décret à l’autre, le coût de la tonne de carbone évitée ne varie pas du simple au triple. Ensuite pour mobiliser l’innovation : la bataille pour la planète n’oppose pas planification et marché, mais plutôt capitalisme brun et capitalisme vert. Sur ce plan, l’Europe est paradoxalement en retard sur les États-Unis. Enfin pour prendre la pleine mesure de l’impact économique de la transition. Aujourd’hui légitime, l’optimisme sur son aboutissement ne justifie pas qu’on se berce de contes de fées. Le changement de modèle économique va dévaloriser des équipements, renverser des positions établies, bouleverser les modes de vie. Il va demander d’investir plus et donc d’épargner plus pour produire, différemment, à peu près la même quantité. C’est seulement si elle regarde cette réalité en face que la France réussira une mutation analogue par son ampleur à la modernisation de l’après-deuxième Guerre Mondiale.
Planifier, c’est nécessaire. Mettre le Premier ministre en responsabilité, c’est bien. Mais pour réussir, il faudra beaucoup d’écoute, beaucoup de réalisme, et beaucoup de persévérance.
Sanctions : resserrer le nœud coulant sur la Russie
Chronique Le Monde, 19 mars 2022
Provocante, certainement, la formule du ministre de l’économie, Bruno Le Maire, n’en était pas moins juste : c’est bien une « guerre économique et financière totale » qui s’est engagée contre la Russie. Son enjeu dépasse l’Ukraine : il s’agit de savoir si les représailles économiques peuvent faire reculer un agresseur, ou bien si seule la force armée peut arrêter la force armée.
Ce qui se joue aujourd’hui, c’est d’abord l’existence d’un pays. Mais ce qui se teste, c’est notre capacité à faire levier de la puissance économique. Si nous parvenons à faire plier Poutine, la leçon sera claire : entre prédation et prospérité, il faut choisir. Si nous échouons, la volonté de puissance aura le champ libre.
Nous avons des atouts pour cette confrontation. Comme l’a dit Jason Furman, l’ancien conseiller économique de Barack Obama, la Russie n’est, pour l’économie mondiale, qu’une « grande station-service ». Elle est, en revanche, tributaire de l’extérieur pour la technologie, la finance, les biens d’équipement et les biens de consommation. La sanctionner lui fait beaucoup plus mal que cela ne nous coûte.
États-Unis et Europe ont instantanément mobilisé tous les moyens que leur donnent un quasi-monopole sur les monnaies de réserve, le contrôle des infrastructures financières internationales (dont la messagerie Swift n’est qu’un élément) et la suprématie technologique. L’effet de souffle des sanctions illustre une thèse formulée en 2019 par les politistes Henry Farrell et Abraham Newman sous le nom de « weaponized interdependence » (« l’interdépendance comme arme »). Les structures en réseau, disaient-ils, se sont développées pour des raisons économiques, mais elles confèrent un énorme pouvoir aux pays qui les contrôlent.
Ce n’était cependant que la première manche. Certes, la Russie est devenue un Etat paria, les oligarques sont privés de Riviera et la classe moyenne de meubles Ikea. Mais la dépendance énergétique de l’Europe l’a conduite à limiter le champ des sanctions. Seules certaines banques ont été mises au ban ; seules certaines technologies sont interdites d’exportation ; seules certaines entreprises ont définitivement choisi de plier bagage. Chaque jour, la Russie engrange pas loin d’un milliard de dollars de recettes d’exportations énergétiques. Elle va rapidement retrouver les moyens d’importer.
Moscou subit, en partie, l’ombre portée de sanctions pas encore arrêtées. Il n’est pas interdit d’acheter du pétrole russe. Mais, par crainte de mesures à venir, armateurs, banquiers et assureurs hésitent à participer à ce commerce. L’expérience des sanctions secondaires américaines de 2018, qui avaient banni toutes les entreprises en relation avec l’Iran, reste dans les mémoires. Résultat : le pétrole de l’Oural subit une décote importante, de 25 dollars par baril.
Mais ceci ne durera pas. Il faudra bien, rapidement, être clair. Soit l’achat d’énergie russe est licite, soit il ne l’est pas. Et s’il l’est, il faudra bien laisser le pouvoir russe disposer des recettes en devises sans lesquelles il n’aura aucune raison de ne pas laisser ses hydrocarbures sous terre. Les Etats-Unis ont déjà choisi : ils se passeront du pétrole russe, dont ils n’ont d’ailleurs pas besoin. L’Allemagne tergiverse. L’Europe n’a rien décidé. Mais si elle n’agit pas, M. Poutine ne tardera pas à conclure que, pour lui, le pire est passé. Déjà, le rouble s’est un peu redressé. Il n’y a pas le choix : il faut resserrer le nœud coulant.
Il importe, à ce stade, de distinguer pétrole et gaz. Le marché du premier est mondial, parce qu’un tanker de brut est essentiellement substituable à un autre. Un arrêt des exportations russes aurait pour principale conséquence une hausse du prix, que les Etats-Unis s’emploient à prévenir en reprenant langue avec le Venezuela et l’Iran. Cet arrêt est peu probable, car il se trouvera toujours preneur (l’Inde, par exemple) pour du pétrole décoté. Mais en créant toute sorte de complications pour les acheteurs, un embargo sur le brut russe accentuerait sa décote et réduirait les recettes de son exportation. Ces recettes diminueraient encore en cas de sanctions secondaires : en 2019, le volume des livraisons iraniennes avait été divisé par deux.
Les choses sont plus compliquées pour le gaz, dont le commerce suppose des infrastructures et qui est aujourd’hui essentiellement exporté vers l’Europe. Arrêter les importations affaiblirait beaucoup la Russie, qui ne dispose pratiquement pas d’autres canaux d’exportation. Mais même si son gaz ne représente que 8,4 % de l’énergie primaire consommée par l’Union européenne (UE), ce ne serait pas sans effet sur nous. Et, bien évidemment, cette dépendance varie énormément d’un pays à l’autre.
Un arrêt total n’est pas envisageable, dans l’immédiat. L’UE doit cependant commencer à réduire ses importations de gaz, diversifier ses approvisionnements et, pour cela, réformer un système énergétique insuffisamment intégré pour garantir la sécurité collective d’approvisionnement. Une bonne manière d’y inciter serait, comme le proposent les économistes Eric Charney, Christian Gollier et Thomas Philippon, d’appliquer un tarif douanier au gaz russe et de le relever progressivement. Ce serait le signal que nous sommes décidés à nous en passer, en même temps qu’une incitation à recourir à d’autres fournisseurs. Evidemment, cela ne se conçoit pas sans une forte solidarité envers les pays qui seraient les plus directement frappés par la baisse des importations de gaz russe.
Notre poids économique, notre technologie, la prépondérance de nos multinationales, notre contrôle des infrastructures de la mondialisation, l’asymétrie de nos échanges énergétiques avec la Russie nous donnent les moyens de l’emporter dans un affrontement décisif. A condition seulement que nous ne demandions pas, en plus, que ce soit parfaitement indolore.
L’impôt sur la fortune a meilleure presse auprès des Français que la taxation des successions
Chronique Le Monde, 5 février 2022
Inexorablement, la France redevient une société d’héritiers : un pays où l’héritage pèse plus que l’épargne accumulée au fil d’une vie de travail et où l’investissement éducatif compte moins que le capital social transmis par les parents.
Les faits sont sans appel. En cinquante ans, indique le Conseil d’analyse économique, le flux successoral annuel est passé de 5% à 15% du revenu national. Tout laisse attendre la poursuite de cette tendance. En cinquante ans, note l’Observatoire des inégalités, le recrutement des grandes écoles ne s’est pas ouvert. La mobilité sociale est à ce point limitée, montrent Gustave Kenedi et Louis Sirugue, que le revenu des enfants augmente de 500 euros chaque fois que celui des parents progresse de 1000, et qu’un enfant né dans le Top 5% a plus d’une chance sur cinq d’y demeurer : beaucoup plus de chances qu’en Europe du Nord, bien entendu, mais plus aussi qu’aux États-Unis.
Cette stratification nourrit le ressentiment contre un système où les règles ne sont pas les mêmes pour tous. Pour autant, et c’est le cœur du problème, dépit et révolte n’emportent aucun accord sur les solutions.
Commençons par la fiscalité des successions. La plupart des économistes lui trouvent le double avantage de limiter l’hérédité sociale et de ne pas obérer l’investissement. À tout le moins, ils plaident pour éliminer des niches fiscales que rien ne justifie, comme l’exonération de l’assurance-vie. Dans le débat qui a surgi à son propos, cependant, huit Français sur dix soutiennent Valérie Pécresse, qui veut au contraire alléger la taxation des héritages en multipliant les possibilités de donation.
L’hostilité à la fiscalité de l’héritage ressort d’une enquête fouillée conduite en 2020 par Stefanie Stantcheva : il n’y a qu’une personne sur cinq pour l’estimer juste lorsque le patrimoine est le fruit du travail, pas plus de trois sur dix lorsque la fortune vient des générations antérieures. En grande majorité nos concitoyens, qui surestiment l’imposition des successions, en contestent le principe même. Au lieu de justice, ils n’y voient que spoliation. Dans ces conditions, on ne peut pas attendre beaucoup du prochain quinquennat.
À défaut de faire l’objet d’un consensus politique, l’impôt sur la fortune a meilleure presse auprès des Français. Pour 60% d’entre eux, les inégalités de patrimoine sont un problème, et l’enquête de Stantcheva plébiscite le financement des nouvelles dépenses par l’impôt sur la richesse. Rétablir l’ISF supprimé en 2017 ne changerait cependant pas grand-chose, car il n’était guère redistributif : le rapport Lenglart a révélé que si le taux effectif d’imposition du patrimoine était de 0,4% sur les 40.000 foyers les plus riches, il était voisin de zéro sur les 400 du sommet. Exonération de l’outil de travail, plafonnement et niches diverses aboutissaient à le vider de tout contenu économique sérieux.
Pour n’être pas un pur symbole politique, il faudrait que l’impôt sur la richesse repose sur une assiette étendue, couvrant l’ensemble du patrimoine (PME familiale et œuvres d’art inclus), et qu’en contrepartie il soit assorti d’un taux modéré. C’est une formule de ce type qu’avaient proposé Emmanuel Saez et Gabriel Zucman au moment des primaires démocrates américaines. Ainsi conçu, l’impôt sur la fortune compléterait l’impôt sur le revenu et adapterait la fiscalité à un monde où l’accumulation des patrimoines passe davantage par la valorisation des actifs que par l’épargne. Mais sauf à ce qu’il soit confiscatoire, et donc économiquement pénalisant, il ne faut pas attendre qu’il change fondamentalement la répartition des richesses. D’autant que le plafonnement imposé par le Conseil constitutionnel en limiterait sérieusement la portée.
Reste l’impôt progressif sur le revenu, que complète désormais l’esquisse d’un impôt négatif. Depuis trente ans, il a aidé à contenir les inégalités. Sous deux réserves cependant. La première est que dans notre modèle socio-fiscal, l’impôt redistribue peu. Dans le fil des travaux de François Bourguignon au début des années 2000, l’Insee vient ainsi de montrer que le prélèvement total sur le revenu était légèrement régressif (en raison de la TVA et des cotisations sociales plafonnées, les ménages les plus aisés contribuent relativement moins) et que qu’au contraire des pays anglo-saxons où l’impôt joue un rôle central, chez nous la redistribution provient surtout des transferts, des services publics et des consommations collectives.
La deuxième réserve est historique : comme l’a montré l’OFCE, la France a connu, entre 2012 et 2016, une vraie tentative de redistribution par l’impôt. Les revenus des 10% les plus aisés ont été amputés de l’ordre de 5%, et ceux des 20% du bas de l’échelle des revenus augmentés d’à peu près autant. Mais, comme son successeur n’a pas manqué de le noter, personne n’en a su gré à François Hollande.
Notre contradiction, en somme, est que nous sommes à peu près aussi opposés aux inégalités que réservés sur les moyens fiscaux de les réduire. C’est ce qui conduit à chercher ailleurs le remède à la reconstitution d’une société d’héritiers : dans l’accès à l’éducation, à l’emploi, aux responsabilités, dans tout ce qui promeut la mobilité sociale et ne repose pas en priorité sur la redistribution. Ce programme, que prônent aussi bien Olivier Blanchard et Jean Tirole qu’Antoine Bozio et Thomas Piketty, ne produira d’effet qu’à long terme. Et dans une France où les élites défendent pied à pied les institutions de leur reproduction, il n’est certainement pas des plus faciles à exécuter. Si l’on veut avoir une chance de pouvoir le mettre en œuvre, est grand temps de le soumettre aux Français.
L'inflation européenne n'est pas l'inflation américaine
Chronique Terra Nova, 31 janvier 2022
Alors que les prix à la consommation ont augmenté de 5% en rythme annuel dans la zone euro[1], il ne faut pas s’étonner que les requêtes Google concernant le terme « inflation » aient récemment triplé en Allemagne et décuplé en France. À première vue, tout suggère que qu’à l’instar des États-Unis, où le rythme annuel de croissance des prix a atteint 7%[2] - L’Europe aura du mal à vaincre le dragon de l’inflation.
Pour avoir trop longtemps balayé les craintes d’une augmentation des prix au motif que le risque principal était celui de la déflation, la Banque centrale européenne (BCE) est désormais sur la défensive, tout comme la Réserve fédérale américaine. Des voix critiques s’élèvent pour reprocher à la BCE de s’écarter à l’excès de sa cible d’inflation et d’avoir négligé son mandat principal, qui est de garantir une stabilité des prix[3]. Pour certains même, l’heure de vérité est venue après des années d’une politique aventureuse[4].
Comme la Fed, la BCE ne peut échapper au reproche de ne pas avoir assez anticipé l’actuelle hausse de prix. Mais ce n’est pas une raison pour mettre les États-Unis et la zone euro dans le même sac. Contrairement à la conviction largement répandue selon laquelle l’inflation est de retour pour de bon des deux côtés de l’Atlantique, la perspective est fondamentalement plus sombre pour les États-Unis, et cela pour trois raisons.
La première est que sous les mandats de Donald Trump et de son successeur, Joe Biden, les États-Unis ont fait face au choc provoqué par la crise sanitaire par un programme massif de dépenses budgétaires. De mars 2020 à septembre 2021, les transferts en faveur des ménages et des entreprises par l’intermédiaire de baisses d’impôt, d’augmentations temporaires de l’allocation-chômage, de remises de dettes et d’autres mesures analogues ont culminé jusqu’à la somme vertigineuse de 2500 milliards de dollars, soit plus de 11% de PIB d’avant-crise[5].
Il est vrai qu’une partie de ces transferts sont venus pallier le manque d’amortisseurs automatiques puissants tels qu’il en existe depuis longtemps en Europe[6]. Les indemnités chômage extraordinaires, par exemple, se sont imposées en raison du faible montant et de la durée limitée des indemnités standard. Mais la réponse budgétaire américaine a clairement été excessive – comme l’avaient indiqué il y a un an Larry Summers et Olivier Blanchard, une trop forte dépense budgétaire ne pouvait que créer des déséquilibres massifs[7]. Etant donné le niveau historiquement bas du chômage avant même la crise du Covid-19, on ne pouvait espérer que la demande supplémentaire créée par les aides publiques soit équilibrée par une hausse parallèle de l’activité réelle.
L’Europe, s’es paradoxalement montrée à la fois plus généreuse et plus économe. Quand Emmanuel Macron a annoncé en mars 2020 un programme d’aides publiques massives par lequel la collectivité prendrait en charge les revenus des salariés touchés par la pandémie, il a affirmé haut et fort que l’État prendrait ses responsabilités « quoi qu’il en coûte ». Tout le monde en Europe ne s’est pas exprimé ainsi, mais tous les gouvernements ont adopté la même stratégie. Pour un temps, les limites budgétaires ont été levées, et la BCE s’est mobilisée pour aider les gouvernements à remplir leur mission.
Les citoyens, c’est compréhensible, ont été surpris. Mais le système français de chômage partiel, bien qu’il ait temporairement couvert jusqu’à 40% des salariés, n’a coûté au bout du compte que 1,4% du PIB. Quand la situation sanitaire s’est améliorée et que les bénéficiaires de l’activité partielle sont retournés au travail, le dispositif s’est rapidement replié. Tout compris, le coût pour les finances publiques du soutien aux ménages et aux entreprises s’est élevé à environ 3 à 4% du PIB depuis 2020[8]. L’Europe, contrairement aux Etats-Unis, n’a pas dépensé de manière indiscriminée pour résoudre les problèmes induits par la crise sanitaire. Les revenus des ménages ont été préservés, pas augmentés. Résultat : il n’y a pas eu de surcroît massif de la demande.
La deuxième raison pour laquelle la perspective d’un retour de l’inflation est plus inquiétante pour les États-Unis que pour l’Europe est que les salariés européens placés en situation de chômage partiel ont gardé leur contrat de travail et la sécurité de l’emploi qui va avec. Il est vrai, bien sûr, que les travailleurs à temps partiels et ceux qui avaient un contrat à durée déterminée ont subi plus fortement la crise du Covid-19, et que les nouveaux entrants sur le marché du travail ont également connu des difficultés. Mais, dans l’ensemble, les États européens ont agi comme des assureurs et ils ont protégé les salariés et les entreprises contre un choc qui aurait pu être dévastateur.
Il n’est donc pas surprenant que la population active européenne ait retrouvé une fois le pire de la crise passé son niveau de fin 2019. Les responsables américains sont en revanche toujours en train de se demander pourquoi 2,7 millions de travailleurs ont disparu durant la crise[9], et comment éviter les multiples goulots d’étranglement dans un contexte économique où un excès de demande coexiste avec des limitations de l’offre.
En Europe aussi bien qu’aux États-Unis, beaucoup de salariés envisagent de changer de travail, d’employeur ou de secteur d’activité, et de nombreuses entreprises se démènent pour recruter. Mais bien différente est la situation d’un marché du travail confronté à un retrait massif de la main d’œuvre. Avec le recul, le modèle social européen s’est montré plus efficace que le système américain pour garantir la continuité de la participation au marché du travail.
La dernière raison pour laquelle les menaces de l’inflation sont plus préoccupantes aux Etats-Unis est que la Fed s’était explicitement engagée à attendre avant de faire parler la poudre. En août 2020, le président de la Fed, Jerome Powell a dévoilé une nouvelle stratégie[10] dans laquelle l’institution annonçait qu’après une période où l’inflation est restée inférieure à l’objectif (de 2%), il convenait de viser temporairement un taux d’inflation supérieur à la cible. Il annonça aussi que la Fed allait chercher à assurer un « niveau d’emploi élevé ». La contrepartie d’un renouvellement aussi ambitieux de la doctrine aurait dû être une politique budgétaire responsable. Maintenant que le président et le Congrès ont décidé une politique à l’opposé, cependant, la Fed se trouve forcée de changer précipitamment d’attitude[11].
A coup sûr, la BCE fait face à des contraintes. Tout le monde se demande, par exemple, si l’Italie, dont la dette publique a atteint 155% de son PIB, sera capable de placer de nouveaux emprunts sur le marché qprès que la BCE aura commencé à limiter son programme d’achat d’obligations. Mais, au moins, la BCE ne s’est pas elle-même liée les mains.
Il y a dix ans, la réponse européenne à la crise financière a été calamiteuse. Mais, cette fois-ci, avec un modèle social efficace et une dépense publique ciblée, l’Europe a mieux géré la crise que les États-Unis. Au moment où elle doit affronter ses propres difficultés, les dilemmes américains et les solutions discutées à Washington ne peuvent guère l’inspirer. Comme Laurence Boone, la cheffe économiste de l’OCDE l’a récemment indiqué aux ministres des Finances de la zone euro, il n’y aucune raison de resserrer les politiques budgétaires dans la zone euro et il n’y a, à ce stade, aucune raison de combattre un début d’inflation essentiellement tiré par les prix de l’énergie, en remontant brutalement les taux d’intérêt[12].
Certes, l’inflation est à son niveau le plus élevé depuis des décennies dans nombre d’économies occidentales. Mais l’explication n’est pas partout la même. Alors que l’inflation fait vaciller des marchés interdépendants, les responsables européens vont devoir garder leur calme et rester concentrés sur les tâches qui les attendent.
[1] https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/14083883/2-07012022-AP-EN.pdf/49039c42-31ea-3513-8307-eece31d6b25a
[2] https://www.theguardian.com/business/2022/jan/12/us-inflation-rate-december-2021
[3] https://www.project-syndicate.org/bigpicture/inflation-remedies
[4] https://www.project-syndicate.org/commentary/inflation-creates-existential-dilemma-for-ecb-by-jurgen-stark-et-al-2022-01/french
[5] https://www.bea.gov/sites/default/files/2021-10/effects-of-selected-federal-pandemic-response-programs-on-federal-government-receipts-expenditures-and-saving-2021q3-adv.pdf
[6] https://tnova.fr/democratie/international-defense/leconomie-selon-biden-plus-quun-rattrapage-lanalyse-de-jean-pisani-ferry/
[7] https://www.piie.com/blogs/realtime-economic-issues-watch/defense-concerns-over-19-trillion-relief-plan
[8] Voir le Rapport économique, social et financier associé à la Loi de finances.
[9] https://www.bls.gov/news.release/pdf/empsit.pdf
[10] https://www.federalreserve.gov/monetarypolicy/files/FOMC_LongerRunGoals.pdf
[11] https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20220126a.htm
[12] https://oecdecoscope.blog/2022/01/18/the-ea-and-the-us-in-the-covid-19-crisis-implications-for-the-2022-2023-policy-stance/
Ce n’est pas en flattant leur nostalgie qu’on détournera les électeurs des solutions imaginaires
Chronique Le Monde, 31 décembre 2021
« Reconquête », pour Éric Zemmour. « Rétablir la Nation » et « restaurer l’État », pour Marine Le Pen. Et même « retrouver la fierté française », pour Valérie Pécresse. Face à une gauche hélas inaudible et à un Emmanuel Macron qui parle mais ne dit pas encore, les slogans des droites ont donné le ton des dernières semaines. Et c’est à la nostalgie qu’ils ont fait appel.
La mise en regard d’un passé glorieux et d’un présent misérable fait fond sur un pessimisme économique et social bien enraciné, dont témoigne l’enquête Fractures françaises : trois de nos concitoyens sur quatre jugent le pays en déclin, deux sur trois tiennent la mondialisation pour une menace, six sur dix – un peu moins, tout de même, qu’il y a cinq ans – estiment nécessaire de rapatrier la décision de Bruxelles à Paris.
Alors que l’Allemagne vient de se doter d’une coalition dont les thèmes sont la numérisation, la transition écologique et l’inclusion sociale, sommes-nous voués à aborder l’élection qui vient en regardant vers l’arrière ? Dans un pays dont l’électeur médian a plus de cinquante ans (si l’on tient compte des taux d’abstention) il est tentant, bien sûr, d’attribuer ce prurit régressif à la course aux voix des seniors apeurés. Ce serait cependant ignorer les fondements réels de l’inquiétude collective.
Au tournant du siècle, les résultats économiques de la France ne la différenciaient guère de son environnement. Un PIB par habitant sensiblement égal à celui de l’Allemagne, la même part des personnes en emploi dans la population d’âge actif, et un endettement public identique : même si l’Allemagne ne s’était pas encore remise du choc de la réunification, c’était honorable. Certes, les Pays-Bas ou la Suède faisaient mieux. Certes, l’Europe entière restait à l’écart du boom de productivité américain. Mais dans la zone euro, nous étions un pays médian.
Vingt ans plus tard, le constat n’est plus le même. En 2019, notre PIB par habitant est de 10% inférieur à ceux de l’Allemagne ou de la Belgique, de 20% inférieur à celui des Pays-Bas. Pour le taux d’emploi l’écart entre les deux rives du Rhin est de dix points – soit un déficit de 4 millions d’emplois. Et pour la dette publique l’écart est de 40 points. Le décrochage n’est pas aussi prononcé que celui de l’Italie, mais il est net. Et d’ailleurs sur certains points, il est plus marqué encore : notre endettement extérieur est beaucoup plus lourd.
Pourquoi cette cassure ? Où avons-nous failli ? Comment nous corriger ? À écouter la pré-campagne, nous aurions eu le tort d’embrasser la mondialisation. Or rien n’est moins vrai. Lorsqu’en 1990 le monde soviétique s’est écroulé, lorsqu’en 2001 la Chine est devenue membre de l’Organisation Mondiale du Commerce, lorsqu’en 2004 l’Union européenne s’est élargie à dix nouveaux membres, nous avons tout fait pour retarder les horloges. La France n’a pas tenté de tirer parti de ces grandes transformations, mais au contraire de s’en abstraire.
Un indicateur en atteste de manière frappante : quand, en 2000, importations et exportations allemandes pesaient chacune 31% du PIB, les chiffres étaient presque les mêmes pour la France : 27% et 29%. Mais en 2019, les exportations allemandes ont augmenté de 16 points, et les importations de 10, alors que pour nous les mêmes ratios n’ont gagné que 3 et 5 points. Entre temps l’Allemagne a restructuré son économie en redéfinissant son insertion internationale et en construisant des chaines de valeur globales. Nous, à peine.
Nos grandes entreprises ont bien sûr tiré parti du nouvel état du monde. Mais en investissant ailleurs pour vendre ailleurs, plus souvent qu’en exportant. Elles ont délocalisé, mais à bas bruit. Dans l’automobile, nous avons préféré conserver des usines-Potemkine plutôt que de concentrer nos efforts sur les segments où nous disposions d’atouts, comme l’ont montré Keith Head, Philippe Martin et Thierry Mayer. Pour la pharmacie, le constat de Philippe Aghion et Élie Cohen est voisin : peu d’importations, peu d’exportations, peu d’innovation, et beaucoup de délocalisation ; l’apparence de la stabilité et la réalité de la perte de substance. Résultat : la valeur ajoutée de l’industrie française, qui représentait la moitié celle de l’Allemagne en 2000, était tombée à 37% en 2018. Industriellement, nous pesons aujourd’hui moins que l’Italie.
Ce n’est pas en invoquant les mânes de De Gaulle et Pompidou que nous redresserons nos performances dans un monde irréversiblement transformé. Évidemment, nous ne sommes plus en 2000, et la mondialisation a changé de nature avec l’interférence croissante du géopolitique et la prise de conscience de l’impératif de résilience. Mais il serait illusoire de faire comme si elle n’avait été qu’une parenthèse.
Ce n’est pas en flattant leur nostalgie qu’on détournera les électeurs des solutions imaginaires. C’est en construisant, sur la base d’un constat lucide, les termes d’une confrontation politique exigeante. Sur la stratégie économique, on la voit s’esquisser entre Valérie Pécresse et Emmanuel Macron. Faut-il privilégier le redressement des comptes, ou l’investissement ? Couper sans attendre dans la dépense publique, ou parier sur les réformes et le ressaut de la croissance ? Réduire les impôts, ou redresser un système d’éducation et de recherche mal en point ? Accélérer dans les renouvelables, ou miser sur le tout-nucléaire ? Plus l’alternative sera claire, plus elle invitera les Français à un choix tranché, plus elle rendra service au pays.
Post-Scriptum. Je n'évoque pas l'euro dans cette chronique. D'abord parce que j'ai écrit à peu près en même temps sur le sujet, voir ici. Ensuite parce que la France n'a pas connu les crises par lesquelles sont passés d'autres pays.
J'aurais dû dire que nous avons réagi à l'euro comme à la mondialisation, ou à l'élargissement de l'UE : comme à un événement extérieur, qui n'appelait pas de réponse. L'euro a fait partie des mutations que nous avons choisi d'ignorer. C'est paradoxal, parce que cette monnaie est largement une création française. Il y eu une certaine schizophrénie collective à nous battre pour l'euro comme s'il allait tout changer, et à l'accueillir comme s'il ne changeait rien.
Réformer l’Union européenne pour affronter les temps difficiles
Tribune Le Monde, 16 décembre 2021, avec Miguel Maduro, Philippe Martin, Jean-Claude Piris, Lucrezia Reichlin, Armin Steinbach et Beatrice Weder di Mauro
L'Union européenne n'est pas un État fédéral. Contraintes juridiques et politiques limitent sa capacité à se réformer pour répondre aux événements. Depuis des années, elle fait face à des questions nouvelles dans le cadre de traités inchangés. C’est en donc à droit constant qu’elle a engagé la politique monétaire dans des territoires inexplorés, repoussé les limites assignées à la politique budgétaire et mobilisé les finances publiques de l'Union pour soutenir des économies malmenées.
Ces initiatives ont donné lieu à des contestations juridiques au motif qu'elles excéderaient les dispositions des Traités, dépasseraient les compétences de l'UE ou seraient contraires à la constitution d'un État membre, l’Allemagne en particulier. Les disputes juridiques s'inscrivent en outre dans le contexte de désaccords politiques, entre les États membres et en leur sein.
Dix ans après le début de la crise de la zone euro et après la crise de la COVID, la situation n’est plus celle de Maastricht. Elle appelle donc des changements ambitieux du cadre de politique économique. Le défaut de coordination entre politique budgétaire et politique monétaire peut entraver à la fois la poursuite de la stabilité des prix et le soutien de la croissance ; la soutenabilité budgétaire reste essentielle, mais les règles qui y visent sont devenues obsolètes ; et la vulnérabilité aux chocs exige une capacité de réaction commune.
L’idée reçue veut que l'UE s'adapte sans changer ses règles. Mais la contraindre à répondre à des mutations sans même envisager de réformer un système conçu pour un autre contexte la conduit tout droit à des politiques sous-optimales. Cela risque de l’amener à solliciter plus encore l’interprétation des règles et, par conséquent, à la rendre plus vulnérable encore à la contestation juridique et politique.
Pour éviter un dangereux cercle vicieux, les réflexions sur l'avenir de l'Europe ne doivent pas partir des contraintes mais d'une définition claire des réformes nécessaires.
Commençons par l’équilibre entre monétaire et budgétaire. Dans l'architecture de Maastricht, l'orientation budgétaire est censée être neutre ou viser la soutenabilité, pas soutenir la croissance. Face à des conditions durablement défavorables, une action budgétaire peut cependant s'avérer plus efficace que la stimulation monétaire. Il faut donc un cadre de coordination entre les deux instruments. Si l'indépendance des banques centrales exclut tout dispositif qui contraindrait la BCE, il n’y a pas d'obstacles juridiques au dialogue et à la création d'une base analytique commune.
Il est ensuite essentiel de donner à la BCE la marge de manœuvre nécessaire à l’accomplissement de son mandat. L'application formaliste de sauvegardes mécaniques contre le financement monétaire nuit en fin de compte à la stabilité des prix. Tant que l'objectif des initiatives de la BCE correspond à ce mandat et préserve les incitations à la discipline budgétaire des États, les achats d'obligations d'État ne doivent pas être considérés comme un financement monétaire.
Vient ensuite le cadre budgétaire. À de nombreuses reprises, le Pacte de stabilité et de croissance a été retouché. Ces modifications n'ont toutefois pas remis en cause le principe de valeurs de référence fixes et uniformes pour la dette et le déficit (les fameux 60 % et 3 % du PIB). Celles-ci ignorent grand nombre d'informations pertinentes pour déterminer si la dette d'un pays est soutenable. Elles ne sont pas non plus adaptées à un environnement post-pandémique qui a entraîné des niveaux d'endettement moyens plus élevés et très hétérogènes entre pays.
Nous plaidons pour une réforme qui donne une plus grande priorité à la soutenabilité de la dette, crée des marges de manœuvre pour la stabilisation et autorise une différenciation des cibles de dette à moyen terme. Les dispositions des Traités le permettent : il est possible de mettre fin à l’uniformité des valeurs de référence par le canal d’une procédure législative spéciale, sans ratification dans chaque État membre.
Troisièmement, le lancement, au printemps 2020, du programme "Next Generation EU" (NGEU) a été une initiative ambitieuse. Certes, la relance européenne ne peut être considérée, sur les plans juridique et fonctionnel, comme le prélude à une réforme fondamentale du budget de l'UE ou à la création d'une "capacité budgétaire" permanente, pour laquelle il n’y a actuellement pas d’accord politique. Mais il serait insensé de supposer que l'Union n’aura plus jamais besoin d'un instrument de soutien.
Nous suggérons de nous appuyer sur l'expérience de l’initiative de relance pour créer une capacité budgétaire contingente qui pourrait être activé dans des circonstances prédéterminées et selon des procédures convenues. Ses déclencheurs, tant sur le fond qu’en procédure, devraient placer la barre assez haut pour garantir qu’elle ne servira pas de dispositif de débudgétisation mais aura plutôt le caractère d'un mécanisme d'assurance. Sous ces conditions, nous la jugeons possible sur les bases juridiques actuelles.
Ce qui empêche l'Europe de se réinventer, ce sont moins les contraintes juridiques que le défaut d’une volonté politique suffisante. Nos propositions visent à apporter des améliorations significatives au système de politique économique. Il s'avère qu'elles peuvent être mises en œuvre dans le cadre des Traités en vigueur.
Ces changements permettraient à l'Europe de faire face à des temps plus difficiles : un monde où l'indépendance et la crédibilité de la banque centrale restent essentielles mais où l'éventail de ses initiatives s'est considérablement élargi ; où la menace de crises de solvabilité s'est accrue mais où la stabilisation macroéconomique doit régulièrement reposer sur un soutien budgétaire ; et où les risques extrêmes d'origine financière, sanitaire, climatique ou géopolitique se matérialisent plus fréquemment et appellent des réponses à leur mesure.
Le temps des réformes est venu. Sur le plan économique, l'UE a surmonté une crise exceptionnelle de manière exceptionnelle. Elle doit maintenant s'appuyer sur cette réussite pour améliorer son système de politique économique.
Miguel Maduro, Philippe Martin, Jean-Claude Piris, Jean Pisani-Ferry, Lucrezia Reichlin, Armin Steinbach et Beatrice Weder di Mauro sont économistes et juristes. Ils viennent de publier un rapport conjoint intitulé « Revisiting the EU framework : Economic necessities and legal options » (Centre for Economic Policy Research, 14 décembre 2021)
Présidentielle : les débats qu’il nous faut tenir
Chronique Le Monde, 20 novembre 2021
Une élection présidentielle sert à choisir une personne, mais tout autant à définir et à trancher des choix collectifs. C’est ce qui s’est passé en 2007, et peu ou prou en 2017. Mais cela n’a été le cas ni pour le second mandat de Mitterrand, en 1988, ni pour celui de Chirac, en 2002. Non sans conséquences. Quant aux scrutins de 1995 et 2012, ils ont été suivis de réorientations (respectivement vers la consolidation budgétaire et la compétitivité) qui ont immédiatement dégradé le capital politique du nouvel élu. En même temps qu’une question de respect des électeurs, la clarté sur les choix est une condition légitimité de l’action à venir.
Après une précampagne sous l’emprise de la peur et de la haine, il faut donc espérer que les débats vont bientôt s’orienter vers les questions de premier rang sur lesquelles le pays a besoin de prendre une orientation. Listons-en cinq.
Le premier sujet est la transition écologique, qui s’annonce comme une nouvelle révolution industrielle. Malgré un progrès technique époustouflant, qui laisse augurer un futur désirable, elle comportera des coûts macroéconomiques, imposera des changements de mode de vie et pour certains de métier. Déjà les réticences aux énergies renouvelables se renforcent, le prix du carbone est devenu un chiffon rouge, l’évocation des limites de l’étalement urbain suscite la fureur. Tout invite ainsi les compétiteurs politiques à esquiver ou à prétendre, contre l’évidence, que le nucléaire suffira à nous épargner la mutation qui vient. Faute cependant d’un débat présidentiel au fond, la confrontation entre activistes du climat et défenseurs de l’existant risque de s’aiguiser et de bloquer toute tentative de construire des consensus autour de la transformation à conduire et de l’équité dans la répartition des efforts.
Le deuxième débat porte sur le redressement productif. Grâce à un soutien public immédiat et puissant, l’économie a bien passé le choc pandémique. Mais la déroute de secteurs qu’on croyait forts, comme la pharmacie, a révélé l’anémie de notre potentiel économique, et la crise a souligné la fragilité de notre capacité exportatrice. Que viennent une chute de la demande, comme dans l’aéronautique, ou l’irruption de nouveaux concurrents, comme dans le spatial, et nous voici à nu.
La question de la compétitivité, qui avait dominé le quinquennat Hollande, se pose en des termes renouvelés. Le protectionnisme a revêtu les habits neuf de la résilience, mais ignore que les chaînes de valeur mondiales nous ont fourni les vaccins et que l’indice le plus clair de nos faiblesses est le manque d’exportateurs. Certains, à droite notamment, veulent amplifier encore les mesures d’allégement du coût du travail. L’analyse suggère cependant que notre déficit de compétitivité tient aujourd’hui moins à un problème de coût qu’à un défaut de compétences, de numérisation, d’innovation et de dynamique entrepreneuriale.
Le troisième sujet est celui de l’éducation et des compétences. La dernière fois qu’il a mobilisé la France c’était en 1985, lorsque Jean-Pierre Chevènement a fixé l’objectif de 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Le retard quantitatif a été comblé mais le retard qualitatif persiste, et même s’aggrave s’agissant de la capacité de l’école à réduire les inégalités de naissance. Nous sous-investissons lourdement dans l’éducation, avec tout ce que cela implique d’obstacles à la mobilité sociale comme à la performance économique. On aimerait que celles et ceux qui aspirent à nous gouverner se prononcent sur l’effort budgétaire nécessaire, mais aussi sur les missions assignées à l’école et sur les transformations qu’appelle un système éducatif refermé sur lui-même et rétif à l’innovation. À défaut d’avoir sollicité et reçu un mandat clair sur ce point, le prochain locataire de l’Élysée se découragera vite face à l’ampleur de la tâche.
Quatrième sujet, les inégalités. La question est aujourd’hui plus prégnante que depuis très longtemps. Choc Covid, envol des prix des actifs dans un contexte de très faible taux d’intérêt, prix de l’énergie et, maintenant, transition écologique sont autant d’amplificateurs des tensions sur la répartition des revenus, des richesses et des efforts. Le sentiment d’inéquité entrave gravement notre capacité à engager des projets collectifs.
François Hollande a opéré un transfert de la charge fiscale des entreprises vers les ménages (qui lui a été beaucoup reproché) en même temps qu’une nette redistribution du haut vers le bas de l’échelle des revenus (qui lui a valu bien peu de louanges). Non sans raisons, Emmanuel Macron a voulu déplacer la question de la redistribution à la pré-distribution et mettre l’accent sur la correction des inégalités d’accès à l’éducation ou à l’emploi. Mais les réformes de la fiscalité du capital lui ont fait perdre la bataille de l’opinion.
Comparativement, la France demeure un pays où les inégalités monétaires sont contenues, mais où l’ascenseur social est trop souvent bloqué et où le pessimisme domine. Cela plaide pour une politique d’accès et de mobilité. Mais cela ne peut dispenser d’une réflexion sur le partage des coûts de la crise sanitaire et la réforme de la fiscalité directe. Le temps en est venu.
La dernière question est budgétaire. Sur ce sujet les lignes de force sont assez visibles, mais le débat est souvent mal posé : aujourd’hui la question est moins de savoir à quelle vitesse réduire la dette publique, qui n’est pas onéreuse, que de s’accorder sur le niveau des dépenses pérennes et leur financement par l’impôt. Le problème n’est pas que l’État s’endette pour faire face aux chocs, ou pour financer des projets d’avenir. Il réside dans notre incapacité récurrente à réconcilier appétit pour la dépense et disposition à payer. C’est sur ce point qu’on aimerait surtout entendre les aspirants à la fonction présidentielle.
Prix de l'énergie : une incohérence coûteuse
Chronique Le Monde, 16 octobre 2021
À l’évidence, l’envol du prix du pétrole et du gaz qui inquiète les ménages et affole les gouvernements n’est pas attribuable à une seule cause. Aléas climatiques, comportements de stockage, attitude russe… les explications contingentes s’empilent, particulièrement dans le contexte d’une économie déréglée par le choc pandémique. Mais il est une cause qui doit alerter, parce qu’elle revêt un caractère structurel : c’est l’impact de la transition écologique – ou plus exactement de la manière dont elle s’engage.
80% de l’énergie consommée dans le monde provient aujourd’hui des combustibles fossiles (plus 5% de nucléaire). Pour limiter le réchauffement, il va falloir passer à 60% d’ici 2030 et à moins d’un quart en 2050. Cette transformation va impliquer un effort considérable de recherche, de conversion des systèmes énergétiques, d’adaptation des réseaux et de construction d’infrastructures.
Tout compris, les estimations disponibles de l’investissement additionnel requis convergent pour 2030 vers 2% du PIB mondial par an, en net. L’Agence internationale de l’énergie (World Energy Outlook, octobre 2021) estime ainsi que l’investissement énergétique va devoir passer de 2000 milliards de dollars par an au cours des dernières années à 5000 milliards en 2030, avant de redescendre graduellement. Et ce n’est pas tout : la transition va aussi impliquera un transfert vers les renouvelables de l’investissement dans les énergies brunes, qui représente encore une bonne moitié du total. In fine, l’investissement nouveau va devoir s’élever à quelque trois points de PIB mondial par an.
C’est considérable, et ça ne se fera pas sans accrocs. Comme je l’ai développé ailleurs (Le Grand Continent, 1er septembre), l’enjeu macroéconomique est d’importance. L’enjeu énergétique aussi, car la transition va profondément perturber le délicat équilibre du marché mondial. Si la montée en régime des renouvelables ne s’accompagne pas d’un repli parallèle de l’extraction de combustibles fossiles, il y aura excès d’offre et le prix des énergies fossiles s’effondrera ; si, à l’inverse, le désinvestissement dans les énergies d’hier est plus rapide que le développement des nouvelles capacités, les prix s’envoleront.
C’est cette seconde tendance qu’on observe actuellement. Dans son rapport, l’AIE compare trois scénarios : le premier, normatif, conduit à la neutralité carbone en 2050, le second, moins ambitieux, correspond aux objectifs nationaux annoncés dans le cadre de l’accord de Paris, et le troisième aux politiques effectivement en place, qui sont loin d’être en ligne avec les objectifs affiché. Or si l’investissement dans le charbon et le gaz est aujourd’hui au niveau prévu dans le premier scénario, l’investissement en renouvelables est encore près de quatre fois inférieur à ce qu’il faudrait.
Le problème ne provient pas d’un manque d’intérêt pour la transition écologique de la part des détenteurs de capitaux : les valorisations boursières témoignent exactement du contraire. Sur les cinq dernières années le rendement moyen (gains en capital inclus) des actifs renouvelables a été trois fois plus élevé que le rendement des actifs fossiles. Ce qu’il traduit, c’est un déficit massif de crédibilité. Face au grand écart entre les objectifs annoncés par les gouvernements et les politiques – prix du carbone, réglementations, incitations, investissements publics – à l’œuvre, les capitalistes n’investissent plus guère dans le brun, mais pas assez dans le vert.
Ce hiatus est inquiétant. Il mène à une pénurie mondiale aggravée d’énergie, et donc à des chocs sur les prix générateurs d’inflation. Il prépare un contrecoup social et politique en réaction aux pertes de pouvoir d’achat induites par les hausses de prix. Et il compromet la transition vers l’économie décarbonée. Pis, un article récent (Stephie Fried, Kevin Novan et William Peterman, The macro effects of climate policy uncertainty, Fed San Francisco, février 2021) a montré que la faible crédibilité des politiques climatiques avait un coût mesurable : chaque tonne de carbone évitée est économiquement deux fois plus coûteuse lorsque le comportement des entreprises est déterminé non par une taxe carbone, mais par la seule possibilité d’une telle taxe. Incertaines des règles du jeu, elles investissent moins dans le brun sans investir plus dans le vert.
C’était déjà assez que des engagements sans suite en faveur du climat compromettent l’avenir. Voici donc qu’ils détraquent le présent. Le vieux monde de l’énergie se meurt, aurait dit Gramsci, le nouveau tarde à apparaître (et les monstres surgissent). Que faire ? Évidemment, beaucoup se joue à la conférence pour le climat de Glasgow, dont il faut espérer qu’elle ne se conclura pas sur des faux-semblants.
Mais beaucoup se joue en Europe et en France. Nos engagements climatiques sont désormais suffisamment fermes pour décourager l’investissement brun. Mais ils ne le sont pas encore assez pour garantir un investissement vert à hauteur des besoins. C’est évident en matière de prix : depuis les Gilets Jaune, la main tremble. C’est vrai aussi en matière réglementaire : si la loi climat et résilience a marqué un progrès, les mesures en place restent en deçà de ce qu’appelle l’objectif européen d’une accélération de la baisse des émissions.
L’absence de cohérence a un coût, sans doute plus élevé que nous ne le croyions. À l’inverse, le rendement économique de la clarté est élevé. Dans une phase incertaine à tous égards, la première responsabilité des politiques publiques est de fournir des signaux non-ambigus. Il est temps de nous en rendre compte, et de mettre nos actes pleinement en accord avec nos intentions.
Comment gérer cette économie commotionnée ?
Chronique Le Monde, 4 septembre 2021
Une contraction excessivement violente, mais brève, suivie d’un retour rapide à la normale : il y a un an encore, c’est ainsi qu’on envisageait le choc Covid. En apparence, le rétablissement n’a été que retardé : en juin, nous dit l’Insee, l’activité économique n’était plus que 2,5% en-dessous de son niveau de la fin 2019, et en décembre, le rattrapage devrait être achevé ; démentant les alarmes, emploi et chômage ont rejoint leurs étiages antérieurs ; il n’y avait plus guère, en juillet, que 3% de salariés en chômage partiel ; et l’investissement industriel devrait dès cette année effacer la baisse de l’an dernier.
Parallèlement, cependant, se multiplient pêle-mêle signes de dérèglement temporaires et indices de mutations durables, auxquelles le choc sanitaire a probablement donné un coup d’accélérateur. Ce qui s’impose n’est plus l’image d’un choc passager mais celle d’une commotion qui laisse endolori, un peu hébété et surtout incapable de distinguer troubles temporaires, séquelles et nouveaux apprentissages.
Le dérèglement est d’abord sectoriel, avec une consommation de biens durables qui dépasse nettement le niveau d’avant-crise et une consommation de services toujours déprimée. Un dixième environ de l’économie (hôtellerie, culture et événementiel, etc..) accuse un recul de l’ordre de 10% de l’activité, tandis que le numérique et les télécoms sont en progrès de 7%.
Coexistent ainsi des secteurs dont l’activité est limitée par l’insuffisance de la demande et d’autres qui font face à des contraintes d’offre : si, par exemple, l’aéronautique continue à manquer de débouchés, l’automobile est handicapée par la pénurie de puces et la restauration souffre d’un manque de personnel.
La perplexité est générale quant à la situation du marché du travail. Aux États-Unis, le déficit d’emplois est encore de 5%, mais les entreprises peinent à recruter, et le taux de sortie du chômage est de dix points inférieur à ce que laisserait attendre le niveau des offres d’emploi. En France, la situation est moins tendue, mais aujourd’hui les entreprises se jugent plus souvent contraintes par le manque de personnel (plus d’une sur cinq) que par le manque de débouchés (une sur six). Et dans 70% des cas, ce sont des CDI qu’elles disent avoir peine à recruter. Entre effet des dispositifs de soutien, trauma psycho-sociaux, changements de métier et interrogations des salariés quant à leur avenir, personne ne sait bien ce qui se passe.
La mondialisation est sens dessus dessous. Si le commerce international dépasse de 5% son niveau d’avant-crise (ce qui, en passant, n’augure pas vraiment d’une démondialisation), les réseaux de production restent désorganisés et le coût du fret en provenance de Chine a été multiplié par cinq. Plus profondément, les pays en développement restent lourdement handicapés par le faible déploiement de la vaccination (30% en Asie et 5% en Afrique) et par la modestie des moyens financiers disponibles pour faire face à la crise.
Le dérèglement est aussi financier. Dopées par la faiblesse des taux d’intérêt, les Bourses européennes ont gagné plus de 10% depuis le début 2020. En Allemagne et aux Pays-Bas, les prix de l’immobilier ont pris de l’ordre de 20% en 18 mois.
Enfin le choc a accéléré la numérisation de l’économie avec, en 2020, une augmentation d’un tiers des ventes de produits en ligne, et en faisant prendre conscience de notre vulnérabilité, elle a certainement accéléré la prise de conscience des enjeux climatiques.
Comment gérer cette économie commotionnée ? C’est la question que se sont posée fin août les banquiers centraux qui pour leur rencontre annuelle à Jackson Hole, avaient pris pour thème « la politique macroéconomique dans une économie déséquilibrée » (uneven economy). Le sujet n’est pas académique : le débat est vif entre les tenants d’un durcissement rapide, en vue de contrer les risques d’inflation, et les avocats d’une approche accommodante, plus confiante dans le potentiel de normalisation.
relance successifs de Trump et de Biden ont placé l’économie sur une trajectoire de surchauffe, et en Europe, où le soutien budgétaire a été à la fois mieux ciblé et plus prudent. Outre-Atlantique l’inflation sous-jacente (hors produit alimentaires et énergie) a dépassé 4% en juillet et l’enjeu pour Jay Powell, le président de la Fed, est désormais le rythme de la normalisation qu’il a laissé entrevoir. Avec une inflation sous-jacente encore inférieure à 2% en zone euro Christine Lagarde, la présidente de la BCE, n’en est pas là.
Sur le fond, États-Unis et Europe font cependant face à la même question. Microéconomiquement, il n’y a guère de doute sur ce qu’il faut faire. Des travailleurs doivent changer d’emploi ou même de métier, des salaires doivent augmenter, des entreprises doivent disparaître et d’autres doivent se développer, les chaînes de production doivent se restructurer, les prix relatifs doivent changer – d’autant plus qu’au choc Covid va se superposer la transition écologique. Tous ces ajustements vont demander à la fois beaucoup de souplesse et un appui des politiques publiques, notamment en matière de formation, d’emploi et d’investissement. Temporairement au moins, l’intensité des réallocations va fortement augmenter. Il faut nous y préparer.
Macroéconomiquement, la réponse est plus délicate. Il est difficile de séparer le temporaire du permanent, comme de distinguer changements de prix relatifs et poussées inflationnistes. Au lendemain d’un choc majeur, cependant, il est souhaitable de donner sa chance au rééquilibrage de l’économie. En Europe, et même aux États-Unis, mieux vaut cependant, tant que les anticipations restent sages, prendre le risque de laisser l’inflation dépasser la cible pendant quelques mois, plutôt que d’entraver la reprise et les ajustements de prix relatifs par un durcissement prématuré. Les stratégies qu’ont récemment adopté la Fed et la BCE y invitent. Elles permettent de corriger le tir si l’inflation menace. Et quant au prix des actifs, l’excès de richesse peut se traiter par des mesures fiscales.
Il y a une autre raison, plus subtile, de plaider en ce sens. Dans un papier présenté à Jackson Hole, Monetary Policy in Times of Structural Reallocation, Veronica Guerrieri (de Chicago Booth) a étudié l’impact de la politique monétaire sur les rééquilibrages entre secteurs consécutivement à un choc. Sa conclusion (qui vaut aussi en matière budgétaire) est qu’en plaçant les secteurs d’avenir en difficulté de recrutement, une politique expansionniste les pousse à augmenter les salaires, encourage les transitions professionnelles et accompagne les transformations de la structure de l’économie. Une médecine douce pour la commotion, en somme. À rebours de la vulgate schumpétérienne, c’est elle qu’il faut appliquer aujourd’hui.
« La transition écologique va être brutale, bien plus que l'on imaginait »
Interview aux Échos, 24 août 2021
Le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, se montre confiant dans la reprise de l'économie française. Quelles sont les menaces pesant sur celle-ci ?
Comparativement, la France s'en sort bien. Par rapport à l'avant-Covid, elle a retrouvé un des meilleurs niveaux d'activité des pays européen. Cependant, la crise a souligné les handicaps industriels de l'économie française, notamment dans les secteurs de la santé et de la pharmacie. Certains points forts sont encore très touchés par la pandémie, comme le tourisme et l'aéronautique. Covid et crise climatique mettent à l'épreuve des secteurs comme l'automobile, où les marges ne sont pas assez bonnes pour innover et investir autant qu'il le faudrait. Il y a la crainte de voir l'économie ressortir affaiblie après ce nouveau choc. Ce qui justifie le plan d'investissement que prépare le gouvernement pour la rentrée.
Vous attirez aussi l'attention sur les effets macroéconomiques de la décarbonation. Quels sont-ils ?
La transition écologique rapide que nous devons conduire va induire une obsolescence accélérée d'une part importante des équipements et du capital. Il va falloir investir pour simplement maintenir le niveau de production. Prenez le cas d'une chaudière au fuel ou celui d'un camion à moteur thermique : ces équipements vont devoir être remplacés avant d'atteindre leur fin de vie. C'est ce qu'on appelle un choc d'offre négatif, un peu comme celui que nous avons subi avec les chocs pétroliers.
Il va donc va falloir augmenter l'investissement de manière importante pour financer la transition, d'au moins deux points supplémentaires de PIB mondial en 2030. Cela remettra en cause l'équilibre actuel entre épargne et investissement, et donc peut-être le niveau des taux d'intérêt. Il faudra réallouer des ressources de la consommation vers l'investissement.
Enfin, pour les finances publiques, on a longtemps vécu sur l'idée que la fiscalité carbone induirait des recettes supplémentaires. Or, ces recettes vont être plus limitées que prévu et devront être utilisées pour compenser les pertes de pouvoir d'achat d'un certain nombre de ménages. Ajoutons que la dépense publique devra financer des investissements dans les infrastructures notamment, et on arrive à un effet négatif sur les finances publiques.
Vous critiquez l'appellation de « croissance verte » et l'enrobage de la Commission européenne, car elle atténue les transformations profondes auxquelles vont faire face nos économiques.
Il ne faut pas seulement aborder la transition écologique dans une perspective keynésienne et voir l'effet de relance de ces plans d'investissements verts mais tenir compte aussi des effets négatifs sur l'offre. Une stratégie climat remet nécessairement en cause toute une partie de ce qui fait notre potentiel de croissance aujourd'hui.
Pas question pour autant de céder à la sinistrose…
C'est une question d'horizon. A terme, il y a de bonnes raisons d'être optimiste quant à la capacité du progrès technique à développer des solutions qui rendent plausible à long terme l'idée d'une transition sans sobriété extrême pour les populations. Mais la transition qui vient va être brutale, bien plus que l'on imaginait : on n'a pas le temps d'attendre que les solutions techniques mûrissent. Il va falloir investir plus, pour produire autant.
Je dresse un parallèle avec le choc pétrolier de 1973 où l'envolée du prix du baril avait coûté 3,6 % du PIB mondial. C'est pour cela qu'experts et gouvernements doivent se saisir sans tarder de la macroéconomie du climat.
Le second Whatever It Takes de Mario Draghi
Chronique Terra Nova, 2 août 2021
Premier ministre d'Italie est l'un des pires emplois qui soit. Pour paraphraser Thomas Hobbes, c’est généralement l’assurance d’une vie déplaisante, brutale et courte. Très courte même : depuis qu'elle est devenue chancelière en 2005, Angela Merkel a connu huit homologues italiens différents.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les dirigeants italiens aient du mal à obtenir des résultats. Et de fait, ils en ont effectivement obtenu bien peu : de l'arrivée au pouvoir de la chancelière Merkel jusqu’aux débuts de la crise du Covid, le PIB par habitant a augmenté de 20% en Allemagne. En Italie, au cours de la même période, il a chuté de 4%.
L'avenir dira combien de temps Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne, restera en poste. Il y a fort à parier qu'il restera fidèle à la tradition établie. À Rome, on spécule pour 2022 ou 2023 sur sa candidature à la présidence de la République (un poste d'influence, mais pas de pouvoir). Ce que montre cependant l’ambitieux plan de relance annoncé par Draghi, c’est que la brièveté attendue de son mandat ne l'empêche pas d'être audacieux.
Entre 2021 et 2026, l'Italie devrait recevoir 69 milliards d'euros (soit près de 4 % du PIB) de subventions de l'UE pour financer des investissements pour la transition écologique, la numérisation et la modernisation des infrastructures. Ce montant à lui seul représente nettement plus que ce que les pays européens ont reçu dans le cadre du plan Marshall au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant Draghi a décidé de doubler la mise en y ajoutant 13 milliards de subventions européennes et plus de 150 milliards de prêts, pour la plupart également en provenance de l'UE. Au total, l'ensemble du programme atteint un montant considérable : 235 milliards, dont 70 % correspondent à de nouveaux projets[1]. En comparaison, l'Espagne recevra elle aussi à peu près 69 milliards européens, mais elle ne prévoit pas de dépenser un centime de plus[2].
A première vue, ce choix peut sembler étrange. Les prêts européens sont à peine moins chers que les emprunts de l'Italie sur le marché. Dès lors pourquoi le gouvernement s'engage-t-il à y recourir aussi massivement ? La réponse est que Mario Draghi veut faire changer de cap à son pays. Sa stratégie de choc vise à mettre un terme à la stagnation dans laquelle l’Italie est enlisée depuis deux décennies.
En agissant avec une telle vigueur, Draghi entend modifier les anticipations et, partant, comportement des employeurs, des travailleurs et des consommateurs. En 2012, il a changé le sort de la zone euro en déclarant que la BCE ferait « tout ce qu’il faudrait » pour préserver la monnaie européenne. Ce second whatever it takes vise à montrer que le gouvernement est déterminé à assurer une reprise durable et à placer l'économie sur une trajectoire de croissance durable.
C'est le contraire de l'approche traditionnellement prudente qui prévaut au sein de l'UE. À plusieurs reprises, les gouvernements ont agi comme si le plus grand risque était d'en faire trop et de mettre en péril la stabilité macroéconomique. La stratégie de Mario Draghi est beaucoup plus proche de celle du président américain Joe Biden : l’un et l’autre considèrent que le plus grand risque est d'en faire trop peu. Il n'est certainement pas le premier responsable européen à tenir ce raisonnement, mais il est le premier à agir en conséquence. Sa crédibilité de banquier central a certainement aidé à convaincre l'UE.
Les conditions du succès sont cependant exigeantes. La première est que l'argent soit dépensé de manière efficace plutôt que de manière politiquement opportune. Le défaut des subventions européennes est qu'elles ont tendance à être allouées de telle sorte que chaque ministère en reçoive sa petite part. Draghi semble avoir évité ce piège : il n'a fixé que quelques priorités et confié la supervision de la mise en œuvre de son plan au ministère des Finances. En revanche il prend un risque en allouant 40 % du total au Sud, une région en retard économiquement, où le clientélisme est bien ancré et clientéliste et que les investissements publics ont régulièrement échoué à mettre sur la voie du développement.
La deuxième condition est que les investissements soient appuyés par des réformes. L'UE s'est montrée inflexible : les pays bénéficiant de subventions doivent adopter des mesures difficiles et mettre en œuvre les "recommandations spécifique au pays" élaborées par Bruxelles. Les négociations ont été longues, précises et parfois tendues. La Commission européenne s’est intéressée aux moindres détails, et n’a pas hésité à demander aux gouvernements nationaux de modifier tel ou tel volet de la législation. Mais Mario Draghi s’en est tenu à quelques priorités telles que la réforme du système judiciaire, le renforcement de la concurrence et la modernisation de l'administration publique. Bonnes ou mauvaises, les réformes sont les siennes.
La troisième condition est que les marchés financiers achètent le paquet. La dette publique italienne est la deuxième plus élevée de l'UE (après celle de la Grèce) et le plan Draghi ne fera que l'alourdir. Il fait le pari que les investisseurs préfèrent prêter davantage à un État qui investit pour accroître le potentiel du pays plutôt que de garder sur les bras la dette d'un État budgétairement prudent, mais incapable d'insuffler un dynamisme économique. Les données suggèrent que c’est le bon pari : le problème de la dette italienne n’est pas dû à un laxisme budgétaire mais à un manque de croissance. Les marchés semblent convaincus : l'écart de taux entre les obligations italiennes et allemandes à 10 ans est tombé à 100 points de base contre 150 avant l’épidémie.
Seul l’avenir dira si cette stratégie porte ses fruits. Le bilan économique attristant de l'Italie n'est pas seulement dû à une dynamique insuffisante. Il s’enracine dans des tendances démographiques défavorables, de médiocres résultats en matière d'éducation, et une dualité persistante entre un une série d'exportateurs innovants, de classe mondiale, et une myriade de petites entreprises à faible productivité. Le plan de Mario Draghi remédiera à certaines de ces lacunes, mais pas à toutes. La question est de savoir s'il sera suffisant pour accroître la productivité.
En fin de compte, cependant, la principale faiblesse de Draghi est politique. C’est grâce à lui, et à lui seulement, que le plan de relance n’a pas fait l’objet de conflits politiques internes malgré une coalition gouvernementale hétéroclite. Mais cette coalition peut à tout moment voler en éclats.
Si Draghi réussit, il changera la donne européenne. La solidarité avec les voisins et la prise de risques budgétaires seront considérées comme de bons investissements. S'il échoue, on se souviendra du plan de relance européen comme d'un gaspillage d'argent et le conservatisme budgétaire reprendra le dessus. Les dés sont jetés.
[1] Le montant de 235 milliards correspond à l’évaluation de la Banque d’Italie. Le chiffre mis en avant par le gouvernement est un peu plus élevé (248 millliards).
[2] La France recevra quant à elle de l’ordre de 40 milliards de transferts en provenance de l’UE (1,6% du PIB) et le montant total de son plan de relance et de résilience est de 100 milliards. Elle n’a pas prévu de faire appel aux lignes de crédit européennes. Le gouvernement prépare actuellement un plan d’investissement qui constituera le second volet du plan de relance et de résilience. Son montant n’est pas encore connu.
La mondialisation d’hier se meurt, celle de demain n’est pas encore née
Chronique Terra Nova, 1er juillet 2021
Pour la plupart des gens, la mondialisation n’a été depuis des décennies que l’autre nom de la libéralisation des échanges. Les biens, les services, les capitaux et les données pouvaient circuler à travers les frontières, sans grand contrôle. Le capitalisme de marché n’avait plus de rival et ses règles s’imposaient partout dans le monde. Comme le dit de manière imagée le titre du dernier livre de Branko Milanovic, le capitalisme était seul au monde[1].
Certes, la mondialisation ne se réduisait pas au capitalisme de marché : la mondialisation de la science et de l’information a élargi l’accès au savoir dans une mesure inédite ; la mondialisation des mobilisations citoyennes a permis aux militants du climat ou aux défenseurs des droits humains de coordonner leurs initiatives comme jamais auparavant ; la mondialisation des politiques publiques ambitionnait, selon ses promoteurs, de constituer une indispensable contrepartie à la montée en puissance des marchés.
Ces autres aspects de la mondialisation n’ont cependant jamais été à la mesure de sa dimension économique. La mondialisation des politiques publiques a été particulièrement décevante : en 2008 la crise financière a symbolisé l’échec de la gouvernance.
Cette phase s’achève pour deux raisons. La première est liée à l’ampleur sans précédent des défis que la communauté internationale doit relever. La santé publique et le dérèglement climatique ne sont que les plus pressants d’une série de problèmes auxquels il faut faire face. Une forme de responsabilité conjointe envers les biens communs de l’humanité s’impose de manière indiscutable. Certes, les résultats restent pour le moment assez maigres. Mais la gouvernance mondiale a gagné la bataille des idées.
La seconde raison est de nature politique : pays après pays, nous avons assisté à la révolte des laissés pour compte de la mondialisation. Du referendum sur le Brexit à l’élection de Donald Trump et aux manifestations des Gilets Jaunes en France, chaque communauté a manifesté son malheur à sa manière, mais les facteurs communs sont immanquables. Comme le dit l’économiste indien Raghuram Rajan, notre monde est devenu un « nirvana pour les classes moyennes aisées » (et, bien sûr, les riches), « où la réussite va aux enfants de ceux qui ont réussi ». En nombre croissant, ceux qui se sentent marginalisés se jettent dans les bras des forces nativistes, qui leur offrent une sorte de sentiment d’appartenance. La soutenabilité politique de la mondialisation est en question.
La contradiction croissante entre un besoin sans précédent d’action collective et l’aspiration à reconstruire des communautés politiques à l’abri des frontières nationales est un défi décisif pour notre époque. La question est de savoir s’il est possible de surmonter cette contradiction.
Dans un papier récent et ambitieux, Pascal Canfin, président de la commission Environnement du Parlement européen, défend ce qu’il appelle « l’âge progressiste de la mondialisation ». Il soutient que l’activisme budgétaire et monétaire dans lequel se sont lancés presque tous les États pour faire faire à la crise sanitaire, l’alignement croissant des plans d’action contre le réchauffement et l’accord récent du G7 sur une imposition minimale des entreprises multinationales nous ont fait changer de perspective : la mondialisation de la gouvernance est en train de devenir une réalité. De même, le verdissement progressif de la finance internationale est un pas vers un « capitalisme plus responsable ».
On peut discuter l’ampleur des victoires énumérées par Canfin. Mais force est de constater que les partisans de la gouvernance se sont saisis de l’initiative et ont marqué assez de points pour gagner en crédibilité. Une mondialisation progressiste n’est plus une chimère, elle est en train de devenir un projet politique.
Si elle peut répondre aux aspirations des militants de gauche, la gouvernance de la mondialisation a cependant peu de chances de soulager les griefs de ceux dont les « good jobs » ont été détruits et dont les qualifications ont été dévalorisées par la mondialisation. Les travailleurs qui se sentent menacés et qui sont attirés par les solutions protectionnistes attendent des réponses concrètes.
Dans son dernier livre Martin Sandbu, du Financial Times, donne les grandes lignes d’un programme qui vise à restaurer un sentiment d’appartenance économique tout en gardant les frontières ouvertes. Son idée, en un mot, est que chaque Etat doit être libre de réguler son marché intérieur selon ses propres préférences, à condition que cela ne crée pas une discrimination à l’encontre des étrangers. L’Union européenne, par exemple, interdit les importations de poulet chloré non parce qu’il vient des Etats-Unis mais parce qu’elle ne veut pas de chlore dans les poulets.
De la même manière, tout Etat devrait pouvoir interdire la vente de bois issu de la déforestation ou les prêts venant de banques insuffisamment capitalisées, à condition que les mêmes règles s’appliquent à tous les producteurs, nationaux ou étrangers. Les échanges resteraient libres, mais les règles nationales s’appliqueraient dans tous les domaines.
Ce principe est sain. Mais s’il est simple quand il s’applique aux produits, il se révèle redoutablement difficile à mettre en œuvre pour les process de fabrication. Un bien ou un service intègrent l’ensemble des standards en vigueur tout au long de leur chaine de production. Bien sûr, les multinationales sont désormais contraintes de retracer le recours au travail des enfants et d’y mettre fin. Mais il serait difficile de procéder de la même manière pour les conditions de travail, les droits syndicaux, les atteintes locales à l’environnement ou l’accès aux aides publiques.
En outre, cela susciterait l’opposition résolue des pays en développement qui considèrent que le fait d’imposer aux pays pauvres les normes des pays avancés est le plus sûr moyen de les rendre non-compétitifs. Les tentatives engagées pour intégrer des normes sociales dans les accords de commerce internationaux ont d’ailleurs échoué dès le début des années 2000.
Un moment de vérité est proche : en juillet, l’Union européenne doit annoncer ses plans pour un mécanismes qui imposera aux importateurs de produits intensifs en carbone d’acheter des crédits carbone sur le marché européen des permis d’émission. Tant que le rythme de décarbonation n’est pas uniforme entre les pays, l’argument économique en faveur d’une telle mesure d’ajustement aux frontières est impeccable : l’UE ne veut pas que les entreprises émettrices de carbone répondent à la réglementation en s’installant tout simplement ailleurs. Mais cette décision sera sûrement très controversée. Dès à présent, les Etats-Unis ont fait connaître leur hostilité, la Chine est méfiante et les pays en développement sont en train d’aiguiser leurs arguments contre ce projet.
Les négociations à venir sur ce sujet seront particulièrement importantes. Car la question n’est pas seulement de savoir si et comment l’UE tiendra ses objectifs de décarbonation. Plus fondamentalement, il s’agit de savoir si le monde est capable de trouver une manière de surmonter la contradiction entre des préférences hétérogènes et un besoin d’action collective plus pressant que jamais. Le climat joue à cet égard le rôle de test.
Le résultat de ces négociations nous permettra de voir si les deux agendas de la reconstruction du sentiment d’appartenance économique et de la gestion des biens communs mondiaux peuvent être réconciliés. Il va falloir du temps pour avoir la réponse. La mondialisation d’hier se meurt, celle de demain n’est pas encore née.
[1] Référence au titre original du livre de Milanovic : Capitalism, Alone.
L’économie post-Covid : les raisons d’être optimiste
Chronique Le Monde, 6 juin 2021
Cinq points de PIB en moins, en permanence. 600 milliards en 2021. C’est, selon le FMI (Perspectives économiques mondiales, octobre 2018, chapitre 2), ce que la crise financière a coûté aux pays de la zone euro. À quelle perte faut-il se préparer aujourd’hui, après un choc autrement plus violent ?
La réponse à cette question conditionne la stratégie économique et la politique des finances publiques pour les années à venir. Si l’on tient un recul pour inéluctable, il faut se préparer sans tarder à l’austérité. Mais si l’on pense que cette crise n’a pas de raison d’affecter notre potentiel économique, il faut au contraire tout faire pour relever l’activité. Or il y a aujourd’hui de bonnes raisons de miser sur l’optimisme.
Il est connu que les récessions peuvent avoir des effets persistants. Comme le rappellent Valerie Cerra, Antonio Fatás et Sweta Saxena (Hysteresis and the Business Cycle, à paraître dans le Journal of Economic Literature), l’idée trop simple selon laquelle les fluctuations cycliques n’affectent pas le long terme ne résiste pas à l’examen. Un choc économique laisse généralement des blessures, surtout s’il est d’origine financière.
Pour l’empêcher il faut des politiques actives, sur le coup et dans les années qui suivent. Cela n’a pas été suffisamment fait après la crise financière, dont la trace persistante tient pour beaucoup à l’ajustement budgétaire précipité que l’Europe a engagé dès 2011. La leçon a été retenue : la réponse à la crise pandémique a été beaucoup plus vigoureuse et elle s’annonce plus prolongée. Première raison d’être optimiste.
La deuxième raison tient aux enchaînements qui font que l’affaiblissement perdure. Lors de la crise financière, le blocage du crédit a fait chuter l’investissement des entreprises et la productivité totale des facteurs, qui reflète le rythme du progrès technique, a sensiblement ralenti. C’est ce qui explique le tassement du potentiel productif.
Or ces mécanismes ne se retrouvent aujourd’hui que sous une forme atténuée. En dépit d’une chute du PIB trois fois plus forte, l’investissement des entreprises n’a baissé que de 8% en 2020 (12% en 2009), et les enquêtes annoncent un rebond vigoureux cette année (au lieu de la petite reprise observée en 2010). Dans un papier écrit avec Huyiu Li (The impact of Covid on potential output, Fed de San Francisco, mars 2021), John Fernald, l’un des meilleurs spécialistes de la productivité, a calculé que le choc Covid n’abaissera que très faiblement le potentiel productif américain : même en tenant compte de ce qu’une partie de l’investissement a été consacré à dupliquer du capital pour permettre aux salariés de télétravailler, la baisse ne devrait être que de deux-tiers de point environ. Quand bien même ce serait le double en Europe, on restera très loin de l’impact de la crise financière.
Le troisième facteur d’optimisme tient à la nature particulière du choc Covid. Pour faire face, les entreprises ont réorganisé le travail, simplifié les procédures, développé la vente en ligne, investi dans le numérique. Des modes de fourniture de services qui étaient disponibles mais ne se développaient que très lentement, comme la télémédecine ou le téléenseignement, ont soudainement été généralisées. La distanciation a donné un coup d’accélérateur aux paiements électroniques. Enfin le télétravail épargne chaque mois une centaine de millions d’heures de transport des salariés aux salariés français. Même si les statistiques ne l’enregistrent pas ainsi, éliminer ce temps hybride procure un formidable gain de productivité.
Une fois les conditions revenues à la normale, les entreprises vont avoir le choix. Soit elles reviendront à l’organisation qui prévalaient avant la crise, soit elles conserveront les innovations introduites depuis le printemps dernier. En quelque sorte l’éventail des choix à leur disposition se sera élargi. Là où les techniques antérieures étaient préférables, elles y retourneront ; là où l’innovation s’est révélée positive, elles la garderont. Elles ne pourront qu’y gagner en efficacité.
McKinsey (Will productivity and growth return after the Covid crisis?, mars 2021) considère ainsi que la santé, le commerce de détail, les industries de la communication et même la construction devraient ainsi enregistrer de forts gains de productivité. La prévision demeure spéculative. Mais il est pour le moins raisonnable d’escompter que les facteurs positifs équilibreront les facteurs négatifs. Cela justifie de se donner pour cible à horizon de deux ans un retour de l’activité sur sa tendance d’avant-crise.
L’enjeu est d’importance. Cette semaine Wolfgang Schäuble, ancien ministre des Finances d’Angela Merkel et actuel président du Bundestag, a pris la plume pour appeler à la normalisation budgétaire et monétaire dans la zone euro (Financial Times, 2 juin). Position logique, si l’on considère qu’il faut dès maintenant prendre son parti d’un recul du PIB et des recettes budgétaires. Mais orientation gravement erronée, si notre potentiel demeure intact. Le débat va certainement monter dans les mois à venir.
Il ne faut pas se tromper : même si l’optimisme se révèle justifié, l’équation budgétaire ne sera pas aisée. Depuis mars 2020 les finances publiques n’ont pas seulement été sollicitées pour des dépenses d’urgence. Entre le Ségur de la santé, l’accélération des investissements dans la transition écologique, la baisse des impôts de production, les salaires des enseignants et la rallonge aux dépenses de recherche qu’il va falloir mettre en œuvre pour pallier notre retard, c’est à coup sûr plus d’un point de PIB qu’il va falloir financer par des prélèvements ou des économies. Oui, il faudra payer. Mais l’heure n’est pas encore venue.
L’économie selon Biden : plus qu’un rattrapage ?
Chronique Terra Nova, 31 mai 2021
"Voyons les choses en grand", a exhorté en mai la secrétaire au Trésor des États-Unis, Janet Yellen."Construisons quelque chose qui durera plusieurs générations".
Telle est la rhétorique transformatrice qui sous-tend la politique économique du président Joe Biden. Mais que veut-il construire exactement, et comment l'Amérique sera-t-elle transformée ? Cette question est tout autant politique qu'économique. Biden, en effet, a entrepris à répondre à la colère qui a conduit de nombreux ouvriers à voter pour son prédécesseur Donald Trump.
Ces dernières semaines, une grande partie du débat politique américain s'est concentrée sur l’ampleur du plan de sauvetage de 1 900 milliards de dollars de l'administration Biden, dont les critiques affirment qu'il va stimuler à l’excès une économie déjà en voie de rétablissement et qui était déjà tout près du plein emploi à la veille de la pandémie. Le plan de sauvetage n'est toutefois que le premier volet d'un programme en trois parties qui comprend aussi le plan pour l'emploi (2 300 milliards de dollars) et le plan pour les familles (1 800 milliards de dollars). Et ces deux derniers volets visent à opérer des changements sur le long terme.
En bonne partie, ce qu’entreprend Biden à coup de milliers de milliards n’est cependant qu’un rattrapage. Le plan pour l'emploi vise à réparer des années de négligence en remettant en état quelque 10 000 petits ponts et en garantissant une eau potable et saine à tous les Américains : investissements indispensables, certes, mais qui ne sont pas de nature à susciter l'envie dans les autres pays avancés. De même, seuls 36 % des ménages américains disposent d'un accès fixe au haut débit, contre 45 % en France ; étendre l'accès à l'internet est donc louable, mais pas exactement révolutionnaire.
Il en va pareillement du plan pour les familles. Même s'il est adopté dans son intégralité, il ne fera que combler les lacunes flagrantes du modèle social américain, en introduisant ou en développant modestement des programmes dont les Européens bénéficient déjà depuis des décennies. Il s'agit notamment du congé parental rémunéré, des services de garde d'enfants, de l'enseignement préscolaire gratuit et de l'enseignement post-secondaire universel gratuit pendant deux ans (mais pas dans les universités d'élite). Et si l'augmentation prévue du salaire minimum fédéral aidera certainement les travailleurs, il ne faut pas oublier que son niveau actuel est de 40 % inférieur à celui de l'Allemagne.
De toute évidence, les États-Unis rattrapent également leur retard en matière de politiques climatiques. Le récent engagement de l'administration Biden, qui est d’atteindre la neutralité carbone d'ici 2050, correspond à celui de l'Union européenne, et son objectif de décarbonisation pour 2030 est un peu moins ambitieux que ce qui est en cours de discussion en Europe.
Le problème est qu’il est peu probable que ces réformes suffiront à résoudre le problème politique des démocrates. Leur défi est clair : dans un pays où les Blancs sans diplôme universitaire représentent encore 41 % de l'électorat, l'alliance fragile des Noirs et des élites éduquées reste vulnérable à un déplacement des préférences des électeurs. Même en supposant que les lois électorales en cours d’adoption dans de nombreux États gouvernés par les républicains ne parviennent pas réduire significativement la participation électorale des Noirs, cette alliance ne disposera pas d'une majorité suffisamment forte pour garantir en 2024 une majorité démocrate au sein du collège électoral.
L'impératif des démocrates est de reconquérir la classe ouvrière blanche qui a voté pour Trump en 2016 et à nouveau en 2020. Mais, depuis la présidence de Bill Clinton dans les années 1990, ils n'ont proposé aux travailleurs laissés pour compte que deux solutions : l'éducation et les prestations sociales. Comme le raconte Ronald Brownstein dans The Atlantic, le mantra de Clinton était que "ce que vous apprenez est ce que vous gagnez." Barack Obama et lui étaient fermement convaincus qu'une éducation plus poussée et de meilleure qualité était le meilleur moyen de faire face aux bouleversements du marché du travail induits par la numérisation et la mondialisation. Les Européens, d’ailleurs, partageaient pour la plupart cette philosophie, même s'ils mettaient davantage l'accent sur les transferts sociaux.
Mais les ouvriers ne sont pas d'accord. Ils ne veulent pas vivre de l'aide sociale et ne veulent pas non plus être renvoyés à l'école. Ils veulent plutôt conserver les bons emplois qui leur ont longtemps procuré revenus et fierté. Trump a gagné en 2016 parce qu'il a compris ce sentiment et l'a exploité pour gagner le vote de la classe ouvrière dans les États clés.
Cette évolution n’est pas propre Amérique. Partout, la gauche a perdu le vote de la classe ouvrière. Au Royaume-Uni, Boris Johnson a conquis le "mur rouge" des travaillistes ; en France, l'extrême droite de Marine Le Pen est devenue le premier parti ouvrier ; et en Allemagne, les sociaux-démocrates semblent proches de se faire écraser dans les élections de septembre. Comme le soulignent Amory Gethin, Clara Martínez-Toledano et Thomas Piketty dans un travail comparatif fascinant (Clivages politiques et inégalités sociales, EHESS/Gallimard/Seuil, 2021), les clivages traditionnels qui structuraient la politique d'après-guerre se sont effondrés dans presque toutes les démocraties occidentales.
Biden a clairement pris conscience de cette rupture politique. Le mois dernier, dans son premier discours devant la session conjointe du Congrès, il a tenu à souligner que près de 90 % des emplois créés par son plan d'infrastructure ne nécessiteront pas de diplôme universitaire. Mais comment son administration peut-elle réellement créer de bons emplois ?
Une première solution consiste à maintenir l'économie dans un état de haute pression, comme l'avait fait Trump. De nombreux indices montrent que cela profite massivement aux personnes en marge du marché du travail : les chômeurs découragés trouvent un emploi, et les gains salariaux reviennent de manière plus que proportionnelle à ceux qui sont au bas de l'échelle. C'est pourquoi l'administration Biden cherche à créer un excès de demande, malgré le risque de relancer l'inflation.
Les investissements dans les infrastructures et la transition écologique pourraient également se révéler efficaces pour reconquérir les travailleurs de la construction, du moins dans les années à venir. Enfin, l'administration Biden appellera probablement les politiques commerciales et industrielles à la rescousse. Tout en affichant une rupture avec l'administration Trump dans la plupart des domaines, elle est restée remarquablement silencieuse sur la question commerciale. La plupart des droits de douane imposés par Trump restent en place. Biden veut visiblement éviter d’être accusé de sacrifier les emplois manufacturiers américains au nom de la mondialisation ou de l'ouverture économique.
Ces initiatives seront-elles suffisantes ? Peut-être pour remporter les élections législatives et la prochaine élection présidentielle. Mais l’administration Biden n'offre pas encore de réponse structurelle aux ruptures technologiques et à l'érosion de l'avantage comparatif des économies avancées. Pour "construire quelque chose qui durera plusieurs générations", l'équipe Biden devra trouver plus.
L’Europe doit redéfinir son cadre budgétaire
Chronique Terra Nova, 29 avril 2021
Seuls six pays disposaient de règles budgétaires au milieu des années 1980. Au dernier comptage du Fonds monétaire international, en 2015, ils étaient 96. La plupart s’étaient dotés de dispositions visant à limiter la dette publique, le déficit budgétaire, ou les deux, et certains de règles additionnelles d’encadrement des dépenses publiques.
Cette volonté d’endiguer pouvoir discrétionnaire a certainement été l’effet d'expériences traumatisantes : la "décennie perdue" en Amérique latine qui a suivi une série de crises de la dette dans les années 1980, l'ajustement douloureux subi par les pays pris au dépourvu par la hausse des taux d'intérêt au début des années 1990, ou la crise européenne des dettes souveraines de 2010-2012.
Mais l'attrait pour les règles provient également d’une méfiance à l'égard de l'activisme budgétaire. En 2000, John Taylor, de l'université de Stanford, a bien saisi l'esprit du temps lorsqu'il a écrit qu'il était "préférable de laisser la politique budgétaire jouer son rôle contra-cyclique principalement par le biais des stabilisateurs automatiques", en d'autres termes, de la mettre en pilotage automatique. Le consensus de l'époque était que la politique monétaire est un outil plus agile et plus efficace, car les décisions sont prises par une banque centrale indépendante et mises en œuvre d’un simple trait de plume.
Ces règles ne sont nulle part aussi détaillées et prescriptives que dans l'Union européenne, dont le règlement budgétaire compte près de 100 pages. Il y a de bonnes raisons à cela. Parce qu’ils partagent leur monnaie avec d’autres, les membres de l'euro ne peuvent pas réduire le poids de leur dette en jouant sur l’inflation. Comme l'a fait remarquer avec perspicacité Paul De Grauwe, de la London School of Economics, c'est comme si ces États empruntaient dans une monnaie étrangère. Or une dette publique excessive pousse les pays partenaires à venir à la rescousse plutôt que de devoir faire face aux retombées financières de la restructuration de la dette ou, pire, de la sortie de l'union monétaire. C'est ce qui s'est passé avec la Grèce dans les années 2010. La raison d’être d’une prévention de l’irresponsabilité budgétaire est incontestable.
Mais la codification extensive du comportement budgétaire provient aussi de mauvaises raisons. L'Allemagne est traditionnellement méfiante à l'égard de politiques de stabilisation (ce qui ne l’a pas empêché de réagir vigoureusement à la crise financière, puis à la crise sanitaire), et les petits pays d'Europe du Nord le sont encore plus. En outre, les États membres de l'UE ne se font pas confiance. Ils ont donc empilé les réglementations, au point que la plaisanterie à Bruxelles est qu'une seule personne au siège de la Commission européenne maîtrise la complexité qui en découle.
Les temps ont cependant changé. Depuis douze ans, les taux d'intérêt monétaires sont bloqués à un niveau proche de zéro, ce qui discrédite la célèbre efficacité de la politique monétaire. Plutôt que de protéger la banque centrale d'éventuels divagations budgétaires, la priorité dans un tel environnement est de faire en sorte que politique monétaire et la politique budgétaire puissent fonctionner en tandem. Brisant un tabou, Isabel Schnabel, membre du Directoire de la Banque centrale européenne, a souligné que la situation exigeait à la fois des politiques monétaires et budgétaires non-conventionnelles, et qu'elles devaient se compléter l’une-l’autre en vue protéger l'économie contre des épisodes récessifs importants. Comme l'expose un récent rapport de Genève, le concept longtemps oublié de policy mix est de nouveau d'actualité.
Parallèlement, les inquiétudes concernant la solvabilité des États se sont fortement atténuées. Comme l'a souligné Olivier Blanchard, l'ancien économiste en chef du FMI, aucune dette n’est insoutenable tant que le taux d'intérêt reste inférieur au taux de croissance. Telle est la situation depuis une décennie et même aux États-Unis, où les taux obligataires ont augmenté, cette condition reste largement remplie.
Le président Biden n'a pas perdu de temps pour en tirer les conclusions. Alors que le plan de relance lancé en 2009 en réponse à la crise financière était trop timide, son paquet de 1900 milliards de dollars, qui vient s‘ajouter au programme de relance de Donald Trump, représente un puissant – sans doute même excessif – coup d’accélérateur.
Les regards se tournent désormais vers l'Europe. En mars 2020, elle a judicieusement activé une clause de sauvegarde de son cadre budgétaire. Celle-ci restera certainement en place en 2022, mais prendra fin en 2023 si la pandémie le permet. Un débat s’est engagé à la faveur de cette parenthèse pour savoir si les règles doivent être réformées avant d'être rétablies et, plus fondamentalement, si les initiatives budgétaires doivent être considérées comme un problème ou plutôt comme une solution.
Les arguments en faveur d'une réforme d’ensemble étaient puissants dès avant la crise sanitaire. Ils sont désormais incontournables. Les règles actuelles ont été conçues pour un monde qui n'existe plus. Elles sont opaques, limitent excessivement l'action budgétaire et reposent sur des objectifs numériques qui n'ont aucun sens dans un contexte de faibles taux d'intérêts. De plus, elles sont inapplicables : on ne peut pas demander à l’Italie, dont la dette devrait approcher 160 % du PIB cette année, de viser un ratio dette/PIB de 60 %.
Il ne faut pas se tromper : la responsabilité budgétaire est indispensable à une union monétaire. La question n'est pas de savoir s'il faut fixer aux États des normes exigeantes à respecter et les tenir responsables de leurs performances, mais de savoir comment le faire. Les réformateurs veulent conserver l'engagement en faveur de la discipline budgétaire mais changer le critère d'évaluation des comportements des États. D'autres préfèrent retoucher le Pacte de stabilité à la marge, car ils craignent que cet engagement ne survive pas à une renégociation. S'en tenir à un commandement dont la raison d'être a été perdue par crainte de ne pouvoir en définir un plus raisonnable, c’est cependant la meilleure façon de miner la confiance dans les règles.
La vertu de la crise sanitaire est qu'elle oblige à repenser ce qui fonctionnait par simple inertie. Sans aller jusqu’à la réforme radicale proposée par certains, il est possible de concevoir un cadre budgétaire qui préserve l'engagement essentiel en faveur de la responsabilité budgétaire, mais laisse plus de place aux choix discrétionnaires. Cela exige d'abord d'accepter que les pays ne peuvent pas tous se voir assigner le même objectif. Ensuite, cela implique une discipline budgétaire fondée sur des principes et soutenue par des institutions bien conçues, plutôt que par des objectifs numériques rigides.
L'Union européenne n'a pas hésité à concevoir des réponses sans tabou à la crise sanitaire. En s'engageant dans une réforme complète de son cadre budgétaire, elle montrerait qu'elle est suffisamment forte pour repenser la politique économique dans le contexte post-pandémique. Elle devrait ouvrir le débat sans attendre, dans la perspective d'un plan d'action d'ici un an.
Fixons un taux minimum de 21% sur les profits des multinationales
Tribune Le Monde, 27 avril 2021
We want to change the game. Janet Yellen, secrétaire au Trésor de l’administration Biden, concluait par ces mots sa déclaration sur les propositions américaines pour une refonte de la taxation des multinationales. Il s’agit d’un revirement spectaculaire et d’une opportunité unique pour une réforme ambitieuse de la fiscalité internationale.
Les règles du jeu doivent en effet changer. Le jeu dont on parle est celui de l’évitement fiscal de nombreuses entreprises multinationales, qui exploitent les lacunes et la complexité des systèmes juridiques et fiscaux et le manque de moyen des administrations fiscales pour transférer leurs bénéfices vers des juridictions où les impôts sont faibles ou nuls.
Les conséquences de ces pratiques sont multiples. Les pertes de recettes fiscales pour les gouvernements sont considérables et évaluées pour la France entre 13 et 18 milliards d’euros chaque année. Cet évitement fiscal n’est pas limité aux entreprises américaines du numérique, et les multinationales françaises réduisent aussi leur imposition grâce aux paradis fiscaux. Ces pratiques ont induit une concurrence fiscale entre pays, en particulier en Europe, pour attirer la base taxable des multinationales par de simples jeux de transfert de profit sans aucun bénéfice économique associé. Elles nivèlent par le bas la taxation des profits ce qui pèse fortement sur nos finances publiques et conduit à reporter la charge fiscale sur le travail et la consommation.
Ces pratiques des grandes multinationales faussent aussi le jeu de la concurrence en favorisant l’émergence d’industries concentrées avec quelques entreprises au pouvoir de marché considérable. Enfin l’optimisation fiscale agressive érode la confiance du public, mine le consentement à l’impôt et creuse le sentiment d’injustice et de ressentiment d’une grande partie de nos concitoyens.
Un accord sur une réforme de la taxation des multinationales ne peut se faire sans les Américains. Le verrou posé par l’administration Trump vient de sauter et la France et l’Europe doivent se saisir de cette ouverture pour conclure à brève échéance un accord de portée historique. Nous nous plaignons à juste titre de ce que la règle de l’unanimité dans l’Union Européenne empêche de mettre fin au dumping fiscal. Un accord à l’OCDE, avec l’aide des Américains, permettrait de surmonter cet obstacle. Ne manquons pas cette occasion.
Il ne faut pas non plus se tromper de combat. Pour lutter contre les pratiques d’optimisation, l’OCDE a proposé une stratégie reposant sur deux piliers, l’un concernant la redistribution des droits fiscaux entre pays suivant un système de taxation à la destination, et l’autre sur la mise en place d’un taux d'imposition minimum sur les profits des multinationales. C’est le second qui aura un réel impact.
Le premier pilier, dans la version européenne, était dirigé contre les géants du numérique. L’administration Biden a rejeté cette version considérée comme discriminatoire envers les entreprises américaines et a proposé une option élargie ciblant les 100 plus grandes entreprises mondiales tous secteurs confondus. Ce différend qui nous oppose aux États-Unis est symbolique mais ses retombées potentielles sont mineures. Une note récente du Conseil d’Analyse Économique (CAE) montre en effet que le premier pilier ne rapportera que très peu de recettes fiscales. Cibler 100 entreprises, aussi grandes soient-elles, rapporte beaucoup moins que de s’attaquer directement aux paradis fiscaux – y compris les paradis européens.
Le vrai combat est donc celui du second pilier imposant un taux d’imposition minimum des profits, où qu’ils soient localisés. L'imposition minimale est simple, fruste et efficace. Les simulations effectuées dans la note du CAE montrent que c’est elle qui rapportera, de très loin, le plus de recettes fiscales, tout en réduisant les distorsions de concurrence. Elle a le mérite de s'attaquer directement à l’évitement fiscal qui résulte des écarts fiscaux entre les juridictions. C’est bien pourquoi les multinationales s’y opposent.
L'imposition minimale (pays par pays) aura pour effet qu'aucune filiale étrangère ne pourra échapper au taux minimum en déclarant ses opérations dans un paradis fiscal même si celui-ci est localisé en Europe. Si, par exemple, ce taux minimum est de 21% mais qu’une entreprise localise ses profits dans un paradis fiscal où elle n’acquitte qu’un impôt de 5%, la différence (21% - 5% = 16%) pourra être récupérée par le pays où se trouve le siège social de l’entreprise. En conséquence, les entreprises n’auront plus aucun intérêt à localiser leurs profits en fonction de la fiscalité.
La proposition américaine d’un minimum de 21% est ambitieuse mais possible. Il est important qu’elle porte sur le taux effectif qui prend en compte les allègements fiscaux, les déductions, ou les crédits d’impôt.
Alors que le taux statutaire est aujourd’hui de 28% en France, les taux effectifs varient considérablement d’une entreprise à l’autre et sont en moyenne de 20%. Un accord global sur un taux effectif minimum de taxation des profits de 21% rapporterait à la France de 10 à 14 milliards par an alors que la taxe sur les services numériques lui a rapporté 350 millions en 2019. L’imposition minimale aurait en outre le bénéfice indirect de stopper ou même d’inverser la course au moins-disant fiscal et donc de sécuriser le niveau des recettes de l’impôt sur les sociétés sans compromettre la compétitivité fiscale. C’est pourquoi il importe qu’avec ses partenaires européens, notamment allemands, la France soutienne activement la proposition américaine en vue d’un accord durable.
Quelle que soit l’issue des négociations, il est probable que les États-Unis appliquent leur réforme, qui peut être mise en place de manière unilatérale. Mais il ne serait pas acceptable que seules les multinationales américaines soient obligées de mettre fin à l’évitement fiscal, tandis que celui-ci continuerait en Europe. C’est pourquoi la France doit peser de tout son poids dans le cadre des négociations pour la mise en place d’une taxation minimale effective à 21% et s’engager à poursuivre cette réforme avec ses partenaires européens en l’absence d’un accord ambitieux à l’OCDE.
Julien Martin (ESG UQAM)
Philippe Martin (Sciences-Po, Président délégué du Conseil d’Analyse Économique)
Isabelle Méjean (École Polytechnique)
Mathieu Parenti (Université Libre de Bruxelles)
Thomas Philippon (New York University)
Jean Pisani-Ferry (SciencesPo)
Farid Toubal (Université de Paris-Dauphine – PSL)
Vive l'économie sous haute pression !
Chronique Le Monde, 27 mars 2021
Nonobstant des controverses sonores sur l’ampleur du plan Biden, un consensus émerge aujourd’hui aux États-Unis : la meilleure stratégie pour effacer les séquelles de la crise sanitaire et atténuer les lourds problèmes sociaux du pays, c’est de placer l’économie en régime de haute pression.
L’idée n’est pas neuve. Elle remonte à Arthur Okun, un économiste keynésien (et ancien conseiller de Lyndon Johnson). Mais elle a été évoquée par Janet Yellen, peu avant sa nomination comme Secrétaire au Trésor, et inspire visiblement Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale.
De quoi s’agit-il ? Depuis une célèbre conférence prononcée par Milton Friedman en 1968, les politiques macroéconomiques s’articulent généralement autour de l’idée qu’il existe un taux de chômage d’équilibre en-dessous duquel on ne peut descendre qu’au prix d’une inflation croissante. À l’approche de ce seuil, il faut freiner la croissance pour éviter une surchauffe. C’est ce qu’on a fait régulièrement depuis les années 1980, au point d’aboutir à une inflation trop basse dont on n’arrive pas à se dépêtrer.
La thèse d’Okun – formulée en 1973, quelques années après la conférence de Friedman – est au contraire qu’il faut tester les limites à la baisse du chômage pour tenter de faire fonctionner l’économie en régime de rareté des ressources en travail. Cela demande un peu plus d’efforts de recrutement et de formation aux entreprises, mais ramène vers l’emploi celles et ceux qui en sont le plus loin : chômeurs de longue durée, personnes tombées dans l’inactivité, salariés à faibles qualifications, minorités. En cas de succès, le bénéfice est double : un potentiel de production plus élevé – de 2 à 3 points pour chaque point de baisse du chômage, disait Okun ; et une amélioration sensible de la situation des plus défavorisés.
Jamais complètement oubliée outre-Atlantique, l’idée est à nouveau en vogue. L’été dernier, la Réserve fédérale a révisé sa stratégie monétaire. Elle vise maintenant à minimiser le déficit d’emploi par rapport au maximum atteignable. Cette formulation explicitement asymétrique signifie que les risques inflationnistes associés à un niveau d’emploi trop élevé sont tenus pour moins graves ceux induits par un niveau d’emploi trop faible. Et Powell, dans l’explication de texte qu’il en a donné, souligne les bienfaits qu’un marché du travail tendu apporte aux « communautés à faible revenu », notamment aux minorités ethniques.
Début 2020, avant le choc Covid, ces bienfaits étaient visibles. Alors que le taux de chômage des Noirs et des non-diplômés était en 2009 supérieur de cinq points au chômage moyen, l’écart n’était plus que de deux points et demi début 2020. Parallèlement les taux d’activité augmentaient et les salaires du bas de l’échelle progressaient sensiblement plus vite que la moyenne. L’expansion à tout va de Trump avait produit les effets annoncés par Okun.
Un article récent (Okun Revisited: Who Benefits Most From a Strong Economy?, Brookings Papers, mars 2019) s’attache à vérifier si ce type d’effet se retrouve systématiquement. Ses résultats viennent à l’appui de la thèse d’Okun : non seulement le sur-chômage des salariés défavorisés est corrélé avec le cycle, mais les épisodes de haute pression semblent leur être particulièrement favorables. Il se pourrait même qu’un tel épisode macroéconomique améliore durablement le sort des moins favorisés : il y aurait hystérèse, au sens où une personne ramenée vers l’emploi par quelques trimestres de haute pression tendrait à y demeurer par la suite, même si la situation se normalise.
Ce point est fondamental : s’il y a hystérèse du chômage ou de l’inactivité, les récessions comme les épisodes de haute pression ont des effets persistants (mais pas permanents) sur l’emploi et le potentiel économique. Souvent évoquée, par exemple par Benoît Coeuré lorsqu’il était membre du directoire de la BCE, ou par Olivier Blanchard dans un article de 2018, cette hypothèse n’a jamais été fermement confirmée. Mais elle reste suffisamment probable pour que le risque de la haute pression vaille la peine d’être encouru.
La leçon vaut particulièrement pour la zone euro, qui fonctionne depuis longtemps en régime de basse pression. Aversion à l’inflation, crainte des déficits et problèmes de coordination se sont conjugués pour que la politique économique préfère régulièrement le risque du chômage et de la perte de substance économique à celui d’une surchauffe. Cela a été particulièrement le cas après 2008, avec le résultat que l’on sait. Il serait criminel de retomber dans la même ornière.
Les conditions sont aujourd’hui réunies pour tenter l’expérience inverse. À part dans certains secteurs très minoritaires, le choc Covid n’a probablement pas entamé notre potentiel ; la vigueur de la reprise de l’été dernier et la remarquable tenue de l’investissement des entreprises en attestent. Le premier danger n’est pas l’inflation mais le décrochage durable des anticipations de hausse des prix. Les taux d’intérêt sont très inférieurs au taux de croissance, ce qui rend l’endettement exceptionnellement peu coûteux. Enfin l’application du Pacte de stabilité est suspendue, ce qui donne aux États une liberté de mouvement rare.
Tenter la haute pression ne nécessite pas de jouer l’expansion à tout va. Il suffirait dans un premier temps que la politique économique se fixe en priorité l’objectif, raisonnable, de demeurer expansionniste aussi longtemps qu’il le faudra pour effacer complètement la trace du choc pandémique sur l’activité, ramener durablement l’inflation à sa cible de 2% et placer l’économie sur la voie d’une croissance robuste et créatrice d’emplois. La Banque centrale européenne s’inscrit déjà dans cette logique. Il appartient désormais aux États et au Conseil des ministre des Finances de s’engager à y prendre toute leur part.
Les leçons que l'Europe devra tirer de la crise
Les Échos, 17 mars 2021
Une percée économique, un fiasco sanitaire. À l’heure d’un premier bilan certainement trop précoce, c’est ce qui ressort de l’action européenne face à la pandémie.
Commençons par l’économie. Le choc du Covid, que le hasard a fait atterrir au sud du continent, avait tout pour raviver les tensions intra-européennes. Le scénario était écrit : empêchées par la hausse du coût de la dette, l’Italie et l’Espagne, la France peut-être, allaient devoir compter leur soutien économique et social. Temporairement épargnée, l’Europe du Nord allait mégoter sa solidarité. In fine on allait faire trop peu, de manière trop inégale.
Le 12 mars 2020, c’est dans cette direction qu’on s’engageait. Le 19, cependant, la BCE lançait un programme massif d’achat d’actifs publics et annonçait vouloir gérer la composition de son portefeuille obligataire sans s’embarrasser de contraintes excessives. Le message était clair : assurés de pouvoir emprunter à des conditions raisonnables tous les États allaient pouvoir dépenser autant qu’il le fallait. Dans le même temps, la Commission européenne relaxait le contrôle des aides d’État et des déficits publics, libérant les gouvernements des corsets habituels.
Rien dans les textes n’appelait ces initiatives, tout les rendait difficiles à mettre en œuvre. Le système de politique économique de l’Union avait été conçu pour isoler le monétaire du budgétaire, faire obstacle à la mutualisation des passifs, limiter les marges de manœuvre des gouvernements, placer les États sous la surveillance des marchés. Face à l’urgence, l’Europe a su faire fi de ces entraves.
Avec l’accord franco-allemand de mai puis les décisions de juillet, l’Union achevait de bousculer les tabous : loin d’être cantonnée à la BCE, la mutualisation allait aussi s’opérer par le canal du budget communautaire, sollicité au mépris des interdits pour servir de véhicule à un emprunt conjoint et à des transferts bien plus amples que ceux du plan Marshall. Plus que le montant – 390 milliards d’euros, essentiellement sous forme d’investissement, ce qui n’est pas beaucoup à l’échelle de l’Union – c’est surtout la nature de la réponse qui impressionne. S’il est bien utilisé, et produit des effets, le programme de relance ouvrira la voie à une véritable capacité budgétaire commune et changera la politique économique européenne.
Sur le plan sanitaire, en revanche, l’Europe a fait fausse route. En regroupant leurs forces, les États pouvaient conduire une politique vaccinale ambitieuse. L’Union en avait les moyens scientifiques, industriels et financiers. Mais elle s’est trompée d’objectif : au lieu de viser l’approvisionnement en masse et la rapidité, elle s’est bornée à servir de centrale d’achat et a donné priorité à la minimisation des coûts. Choix irrationnel : qu’aurait pesé un investissement de 10 ou 20 milliards d’euros au regard des quelque 50 milliards de pertes d’activité que nous subissons mensuellement ? Entre l’inexpérience sanitaire de la Commission et la pusillanimité des États, l’Union a donné le pire de ce dont elle est capable.
À l’arrivée, le programme vaccinal européen aura au moins trois mois de retard sur celui des États-Unis : au rythme actuel de deux mille morts par jour, le bilan sera lourd. Ajoutons un redressement économique entravé, porteur de risques de décrochage, et un désastre géopolitique face à la Chine et à la Russie qui viennent offrir leurs vaccins aux marches de l’UE, quand ce n’est pas en son sein. Pourtant, personne ne semble vouloir assumer la responsabilité politique de ce naufrage.
Lequel de ces résultats contrastés le recul du temps fera-t-il ressortir ? Difficile d’en préjuger. Il faut espérer que l’UE saura tirer les leçons de son échec vaccinal et mettre sur pied les structures qui permettront de répondre à la prochaine crise. Une chose est claire en attendant : selon qu’elle sera surtout louée pour sa réactivité économique, ou blâmée pour son impéritie sanitaire, l’avenir européen sera très différent dans les années à venir.
Le monde enchanté des banques centrales
Chronique Terra Nova, 1er mars 2021
Il y a vingt ans, les banquiers centraux se vantaient d’être conservateurs et bornés. Ils faisaient vertu d’être obnubilés par l’inflation plutôt que par le bien-être collectif et s’acharnaient à être obsessionnellement répétitifs. Comme l’a résumé en 2000 celui qui allait bientôt devenir le gouverneur de la Banque d’Angleterre (BOE), leur ambition était d’être ennuyeux[1].
La crise financière de 2008 a brutalement mis fin à cette ambition et les grands argentiers se sont employés à mettre au point de nouveaux instruments pour éteindre les incendies et prévenir les nouvelles menaces. Beaucoup, néanmoins, continuaient de nourrir l’espoir secret d’un retour au bon vieux temps du conservatisme précautionneux (avec, en plus de la stabilité des prix, l’objectif de stabilité financière).
Mais les récentes annonces de la Réserve fédérale américaine et de la Banque centrale européenne suggèrent qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Les banquiers centraux entendent désormais assumer la responsabilité d’objectifs dont ils se gardaient soigneusement hier : la lutte contre les inégalités et l’action climatique.
Commençons par les inégalités. S’il y avait une ligne rouge pour fixer le partage des responsabilités entre décideurs élus et non-élus, c’était bien pour dire que les choix distributifs relèvent exclusivement des premiers. Pourtant, la Fed vient d’annoncer qu’elle s’intéresserait désormais aux « déficits » de l’emploi par rapport à son niveau maximum, au lieu de s’intéresser comme précédemment aux « écarts »[2]. Selon son président, Jerome Powell, la principale raison de ce changement est la prise de conscience de ce qu’un marché du travail tendu profite aux communautés à faibles revenus et aux minorités ethniques[3]. Quand le taux de chômage global est très faible, les personnes en marge du marché du travail bénéficient d’un accès nettement meilleur à l’emploi, ainsi que de salaires plus élevés.
On sait depuis longtemps qu’une économie fonctionnant en régime de haute pression profite aux moins qualifiées et aux minorités. La Fed a d’ailleurs la particularité d’avoir reçu du Congrès un double mandat, qui consiste à viser à la fois la stabilité des prix et le plein emploi. Ce qui est nouveau, c’est qu’au lieu de définir sa mission en termes purement macroéconomiques, elle affiche désormais sa volonté de participer à un effort collectif de lutte contre la pauvreté.
La raison de ce changement, explique Powell, est que l’institution s’est mise à l’écoute des citoyens, et que cela l’a convaincue de l’hétérogénéité du marché du travail américain et des avantages qu’il y aurait à tester les limites à la baisse du chômage[4]. C’est nouveau, car dans le monde d’hier, la Fed était fière de se tenir à l’écart des choix politiques et de ne pas écouter les citoyens.
La BCE n’a pas achevé sa revue stratégique[5]. Mais il est peu probable qu’elle en tire les mêmes conclusions. Alors que la Fed peut considérer une inflation plus élevée dans le Colorado comme la contrepartie acceptable d’un marché du travail tendu dans le Mississippi, la BCE ne peut pas agir de la même manière. Les pays européens ont un appétit limité pour une telle solidarité. Au lieu de cela, ce que les banquiers centraux européens envisagent de plus en plus ouvertement, c’est un soutien à l’action climatique.
La BCE n’entre pas en territoire inconnu. Dans un discours marquant prononcé en 2015[6], Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, avait souligné les risques découlant, pour la stabilité financière, du changement climatique et la responsabilité qui en résulte pour les régulateurs. Cette réflexion a fait du risque climatique un objet d’attention pour les autorités de surveillance du système financier.
Mais les banquiers centraux de la zone euro vont aujourd’hui plus loin. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déclaré qu’elle avait l’intention « d’explorer toutes les pistes possibles pour lutter contre le changement climatique »[7], tandis que sa collègue Isabel Schnabel a évoqué l’exclusion des obligations brunes des opérations de politique monétaire[8]. Quant au gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, il a suggéré d’appliquer aux actifs acceptés en garantie une décote en fonction de leur intensité carbone[9].
Favoriser les actifs verts impliquerait de s’écarter de la neutralité (achats proportionnels à la structure du marché) qui est gage d’efficacité de la politique monétaire. Cela reviendrait également à franchir une autre ligne rouge en faisant de la BCE le maître d’œuvre d’une politique pour laquelle elle n’a pas d’autre mandat que la clause générale selon laquelle, sous réserve du maintien de la stabilité des prix, la banque centrale soutient les politiques de l’UE.
Pour les orthodoxes, c’est un anathème. John Cochrane, de la Hoover Institution (qui n’est pas climato-sceptique), accuse la BCE d’élargir sa mission de sa propre initiative[10]. Le président de la Bundesbank, Jens Weidman, est notoirement peu enthousiaste. Et la Fed elle-même est beaucoup plus prudente que son homologue européenne en matière d’action climatique[11].
Ce n’est pas un hasard si la Fed et la BCE s’aventurent toutes deux sur de nouveaux terrains. L’inflation ayant disparu, au moins temporairement, aucune des deux institutions ne veut se muer en grand prêtre d’une divinité disparue. Leurs mouvements quasi-parallèles sont révélateurs des changements tectoniques qui affectent actuellement les sociétés civiles, et illustrent le désir des institutions indépendantes de rester à l’écoute des préférences sociales afin de préserver leur légitimité.
Mais ces évolutions comportent des risques. La Fed est actuellement prise en étau entre son engagement à tester les limites basses du chômage et le risque conscient pris par l’administration Biden d’une stimulation économique trop importante. Elle s’est peut-être liée les mains au mauvais moment.
Quant à la BCE, la justification de la stabilité financière pour verdir ses politiques n’est que partiellement convaincante. Les bulles vertes représentent elles aussi une menace. Et il peut être risqué, du point de vue de la stabilité financière, d’accorder des crédits aux entreprises qui investissent dans les technologies décarbonées en supposant que les gouvernements fixeront le prix du carbone à un niveau assez élevé pour que ces investissements soient rentables à l’avenir. Les gouvernements ne tiennent pas toujours leurs promesses.
Cela ne veut pas dire que les banques centrales ne doivent rien faire. Les inégalités et l’urgence climatique sont des défis immenses que ces institutions ne peuvent pas ignorer[12]. Mais il serait préférable de modifier explicitement leurs mandats plutôt que de laisser les responsables de la politique monétaire décider seuls de l’évolution de leur tâche.
Ceci s’applique particulièrement à la BCE, dont le mandat de stabilité de prix est, aux termes des traités européens, extrêmement étroit (la Fed, en s’attaquant aux inégalités, reste à n’en pas douter plus proche de son mandat). Les traités de l’UE sont difficiles à modifier que la BCE a raison d’explorer et d’expérimenter. Mais la décision quant aux objectifs que l’institution doit servir devrait en fin de compte être prise par ceux qui l’ont établie, à savoir les Etats membres.
[1] https://www.bankofengland.co.uk/-/media/boe/files/speech/2000/balancing-the-economic-see-saw
[2] https://www.federalreserve.gov/monetarypolicy/files/FOMC_LongerRunGoals.pdf
[3] https://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/powell20200827a.htm
[4] https://www.federalreserve.gov/publications/files/fedlistens-report-20200612.pdf
[5] https://www.ecb.europa.eu/home/search/review/html/index.en.html
[6] https://www.bis.org/review/r151009a.pdf
[7] https://www.ft.com/content/f776ea60-2b84-4b72-9765-2c084bff6e32
[8] https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2020/html/ecb.sp200928_1~268b0b672f.en.html
[9] https://www.banque-france.fr/en/intervention/role-central-banks-greening-economy
[10] https://www.hoover.org/research/central-banks-and-climate-case-mission-creep
[11] https://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/brainard20210218a.htm
[12] https://www.project-syndicate.org/commentary/central-banks-have-tools-for-climate-change-and-inequality-by-barry-eichengreen-2021-02
La dette : une obsession prématurée
Chronique Le Monde, 20 février 2021
En arrivant à la Maison Blanche, Joe Biden a trouvé une dette publique de 27.000 milliards de dollars et un déficit public de 3600 milliards. Sa première décision a pourtant été d’engager un plan de soutien de 1900 milliards, qui viendra s’ajouter aux 900 milliards votés en décembre à l’initiative de son prédécesseur. Au total ce sont 13 points de PIB, financés par endettement, qui vont être injectés dans l’économie au cours des mois à venir.
En France comme dans la zone euro, un soutien budgétaire de l’ordre de 4% du PIB a permis en 2020 de maintenir le revenu moyen des ménages. En 2021, l’effort dépendra de la situation sanitaire, mais la mécanique restera la même. Le plan européen apportera peut-être un demi-point de PIB supplémentaire. Même en comptant des stabilisateurs automatiques plus puissants, on restera très en deçà des 13 points de PIB américains.
Outre-Atlantique, l’initiative Biden fait controverse : ce plan, disent les critiques, sollicite à l’excès des marges de croissance plus limitées qu’on ne le croit, et risque de déboucher sur une poussée inflationniste. Mais l’augmentation de la dette publique n’alarme personne.
En France en revanche, où pourtant la dette est plus faible (115% du PIB au lieu de 129%), c’est paradoxalement sur celle-ci que se concentrent les débats. Le Premier ministre a chargé une Commission de préparer le redressement des comptes. Certains envisagent un recul de l’âge de la retraite. Les avocats de l’impôt fourbissent leurs armes. Le cantonnement a ses partisans. Et un petit groupe d’économistes mène campagne pour une annulation des 3000 milliards d’euros d’obligations d’État détenues par la BCE.
Ces discussions sont prématurées. Avec maintenant le spectre d’une persistance de la pandémie, personne ne sait quand la situation reviendra à la normale. Dans ce contexte l’impératif est ailleurs : amplifier la réponse sanitaire, continuer à protéger le revenu des personnes, prévenir le décrochage des plus vulnérables, préserver les entreprises. En raison du niveau des taux, et grâce à l’action de la BCE, les États peuvent s’y consacrer sans se soucier de leurs conditions d’emprunt. Le premier risque pour la France n’est pas que cette crise la laisse trop endettée, c’est qu’elle la laisse industriellement et socialement anémiée.
Le vrai sujet, chez nous, n’est d’ailleurs pas le recours à la relance en situation de crise. C’est que depuis 40 ans, en raison d’une incohérence bien ancrée entre appétence pour la dépense et consentement au prélèvement les recettes n’aient équilibré la dépense primaire (hors charges d’intérêt) qu’une année sur quatre. Nous nous refusons collectivement à payer services publics et transferts à leur prix.
Qu’en sera-t-il demain ? Supposons qu’au début du prochain quinquennat, la dette publique soit de 120% du PIB. Avec une croissance nominale de 3% (1% réel, 2% d’inflation) elle restera parfaitement soutenable, même si les taux d’intérêt remontent. La majorité issue des prochaines élections aura donc le choix de sa cible. Elle devra la définir au regard de règles européennes nécessairement réformées, de besoins d’investissement accrus, en particulier dans la transition écologique, mais aussi de considérations d’équité intergénérationnelle. Une dette reste une dette, même à taux nul, parce que personne ne sait ce qu’elle pèsera dans dix ou vingt ans, si les taux se normalisent.
Faut-il alors se débarrasser de la dette Covid ? C’est ce que suggèrent les tenants de l’annulation. Le problème est qu’ils n’ont toujours pas expliqué en quoi une telle opération (à supposer qu’elle soit juridiquement possible, ce qu’elle n’est pas) allégerait la contrainte sur les budgets publics. La dette française détenue par l’Eurosystème (qui regroupe BCE et banques centrales nationales) figure aujourd’hui à l’actif de la Banque de France, laquelle est nationalisée. L’annuler enrichirait l’État emprunteur mais appauvrirait d’autant l’État actionnaire. L’opération n’emporterait aucun bénéfice financier, à moins, comme l’a bien expliqué Paul De Grauwe, qu’elle traduise un engagement à tolérer l’inflation future. Une telle promesse impliquerait cependant une hausse immédiate du coût de l’emprunt, annihilant le bénéfice de l’annulation avant même qu’il se manifeste.
Qu’on s’entende bien : on ne peut jurer que la dette sera remboursée. Même si c’est loin d’être probable, on ne peut exclure un scénario dans lequel aggravation de la situation sanitaire et tensions sur les marchés financiers aboutiraient à rendre l’État insolvable. Sur longue période, très rares sont les emprunteurs souverains qui n’ont jamais répudié leur dette par la restructuration, l’inflation ou la répression financière. Parce que le fardeau de l’ajustement était trop lourd, des gouvernements ont choisi de faire payer les créanciers plutôt que les contribuables. Ce n’est pas sans dommages mais c’est possible.
Encore faut-il l’assumer. Ce qui est malsain, avec la proposition d’annuler la dette, c’est le déni de réalité consistant à affirmer que l’État peut effacer une partie de ses engagements sans que cela coûte à personne. Le bon exercice de la démocratie demande que les économistes explorent l’espace des possibles, en sorte que les choix politiques puissent s’exercer en connaissance de cause. Prétendre qu’on peut annuler la dette sans que personne n’y perde, c’est témoigner du même respect des faits que ceux qui nient la réalité du changement climatique.
Interview aux Échos, 12 février 2021
Le plan de relance européen est-il à la hauteur de la crise que nous traversons ?
D'abord, il faut être clair : l'expression « plan de relance » est trompeuse. Le plan de relance, c'est ce que font les Etats. Leur action est facilitée par la clause d'exemption du pacte de stabilité et le soutien de la Banque centrale européenne (BCE). C'est bien ainsi, car il ne revient pas à l'Union européenne de s'occuper, par exemple, du chômage partiel dans tel ou tel pays. Le plan européen , lui, a été conçu comme orienté vers le moyen terme et vise le redressement et la transition économique. Sa vocation n'est pas le soutien macro-économique immédiat. En témoigne le fait qu'en 2021, seuls 10 à 15 % des fonds pourraient être versés...
Les comparaisons avec les budgets mobilisés aux Etats-Unis n'ont donc pas lieu d'être ?
Si c'était un plan de relance, il serait ridicule par rapport aux Etats-Unis : Joe Biden va mobiliser 9 % du PIB national, qui viennent s'ajouter au dernier volet du plan Trump. Lequel pesait, lui, 4 % du PIB. Avec le plan de l'UE, on est à 2 % du PIB européen, répartis sur trois ans. Mais c'est une mauvaise comparaison : mieux vaudrait mettre en regard ce que font les Etats membres. En 2020, d'après les calculs du Conseil national de productivité, ces derniers ont mobilisé de l'ordre de 4 à 5 points de PIB en mesures d'urgence. Il faut en outre tenir compte de ce que les revenus des ménages sont 50 % plus volatils aux Etats-Unis qu'en Europe, en raison principalement du moindre poids des transferts.
Il reste que les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes. Mais qui a raison ? Aux Etats-Unis, la question est de savoir si l'Etat n'en fait pas trop, au regard d'un PIB qui n'a chuté que de 2,5 % entre les derniers trimestres 2019 et 2020... Ce plan de relance massif découle en partie de ce qu'avec un Etat providence gravement défaillant, la politique joue sur des mesures discrétionnaires à maille large. Il y a une absence dramatique de ciblage des politiques publiques, au point qu'en 2020, les ménages américains ont bénéficié d'aides si fortes qu'ils ont finalement vu leurs revenus augmenter !
Quelle est la meilleure approche ?
De ce point de vue, le modèle européen fonctionne bien mieux, avec des politiques beaucoup plus fines. Mais nous faisons face à deux questions : d'abord, allons-nous en faire assez en 2021 pour soutenir des économies encore très fragiles ? Ensuite, quelles seraient les conséquences d'une éventuelle surchauffe aux Etats-Unis ? Avec une forte épargne excédentaire des ménages et un plan de relance massif, il y a un très gros potentiel de demande outre-Atlantique.
Cela risque, d'une part, d'avoir un impact sur notre propre débat européen concernant la façon dont nous devrons sortir de la phase actuelle. Les faucons européens risquent de prendre le contre-exemple américain pour dire qu'il est urgent de revenir à une plus grande rigueur budgétaire et oublier l'idée de réformer le pacte de stabilité. D'autre part, il y a des phénomènes de transmission qu'on connaît mal. Que se passe-t-il si les taux et les anticipations d'inflation remontent nettement aux Etats-Unis ? On ne peut pas exclure un changement de donne mondial.
Par rapport à son objectif, le plan européen vous semble-t-il suffisant ?
Cela dépend des pays, mais certains vont être très fortement bénéficiaires. En Grèce, en Europe centrale, même en Italie, le bénéfice net va être considérable. Un chiffre résume la situation : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le plan Marshall a représenté en moyenne 2,5 % du PIB des Etats concernés. Dans certains pays, aujourd'hui, les sommes en jeu représentent trois fois ce pourcentage. C'est donc un plan qui redistribue massivement en poussant à des mesures qui se veulent structurelles.
Tout cela n'est-il pas trop lent ?
Si on accepte l'idée que ce n'est pas un plan de relance immédiate, mais plutôt de transformation, la vitesse n'est pas ce qui compte le plus : il est surtout capital de bien orienter les dépenses. La Commission européenne a raison de vouloir apprécier la qualité des plans . On ne peut pas apporter 10 points de PIB à un pays sans être exigeant. Cela desservirait massivement l'avenir de ce genre d'initiative si on prenait le risque de laisser les fonds aller engraisser quelques amis de Premiers ministres... Compte tenu de la teneur de la discussion politique dans certains pays du Nord, beaucoup auraient tôt fait de protester contre l'usage qui est fait de leur argent...
La Commission fait donc un sans-faute ?
Pas forcément car il y a, à mon sens, matière à débat sur le type de conditionnalité associée au plan de relance. Bruxelles fait notamment référence aux « recommandations par pays », c'est-à-dire aux conseils de 2019 donnés à chaque pays (réforme des retraites ou du marché du travail, etc.). Cela ne me semble pas être la bonne approche politiquement. Et ce n'est pas en ligne avec la structure du plan de relance qui vise la productivité, le numérique ou l'écologie.
A mon sens, il faudrait, pour chaque objectif, se demander quel investissement on prévoit et quelle réforme on y associe. Je vous donne de l'argent pour la transition écologique et en échange vous supprimez vos subventions aux énergies fossiles. Je finance la numérisation de votre outil productif et vous réformez votre système éducatif pour former les jeunes à ces nouveaux outils... Il faut une discussion très spécifique sur ces sujets, et se garder de réveiller les vieilles angoisses dans des pays du Sud qui n'ont pas oublié le traumatisme de la « troïka » qui venait leur imposer des réformes impopulaires.
Mieux vaudrait se dire qu'on a là un instrument différent, qui nécessite des conditionnalités spécifiques, et non une conditionnalité générale. Ce qui ne veut pas dire que la discussion ne doit pas être serrée : les pays bénéficiaires doivent accepter de se remettre en cause, pas seulement de cocher des cases. On peut de ce point de vue se réjouir de la probable nomination de Mario Draghi .
Interview à l'Économie politique (numéro spécial sur la planification), février 2021
L’Economie politique : Un développement soutenable suppose une transformation profonde des modèles productifs et sociaux. Ce processus requiert-il selon vous un renforcement des capacités de planification ? Est-il compatible avec le primat donné à la concurrence au sein du marché unique, à l’ouverture commerciale et à la financiarisation de nos économies ?
Jean Pisani-Ferry : Compatible avec l’économie de marché, oui. Avec le primat donné aux équilibres de marché, non. Nous sommes entrés dans un monde marqué d’abord par de fortes externalités, dont le marché ne tient pas compte spontanément, et ensuite par l’allongement de l’horizon temporel et la nécessaire prise en compte des conséquences lointaines des décisions prises aujourd’hui. Pour ces deux raisons, le régime de politique économique inauguré dans les années 1980 est périmé.
Ce régime se caractérisait en effet par la primauté du marché et un périmètre limité pour l’Etat, qui n’était supposé avoir de vues ni sur les finalités de long terme et le modèle de développement, ni sur le choix des technologies. Bien sûr, ce régime n’a pas vraiment été mis en place en Europe, singulièrement en France. Mais il fournissait un point de référence. Son obsolescence est un fait majeur.
De plus, la solution au défi climatique qui a en général la préférence des économistes – traiter les questions environnementales par les prix, notamment celui du carbone, pour prendre en compte les effets externes des actions individuelles, et laisser ensuite jouer les mécanismes du marché – ne fonctionne pas : le pilotage par les prix est rationnel, mais il n’est ni socialement ni politiquement accepté. Il faut aujourd’hui combiner l’instrument prix avec des instruments de régulation et des instruments d’investissement. La puissance publique doit donc renoncer à la neutralité vis-à-vis des technologies et faire des choix.
Quand on impose des normes qui obligent à changer les systèmes industriels, quand on met en place une infrastructure pour les véhicules électriques, quand on configure l’avenir du système énergétique, quand on fixe des orientations en matière d’infrastructures urbaines, on intervient nécessairement dans le choix des technologies. Nous sommes ainsi en train de nous éloigner du paradigme dominant depuis une quarantaine d’années. C’est le retour de la planification, de la politique industrielle.
Y a-t-il d’autres dimensions dans cette transformation ?
Il y en a beaucoup ! Il faut en particulier prendre en compte les conséquences sociales de la transition, qui seront d’autant plus lourdes que nous avons pris du retard. Le passage à un régime économe en carbone va impliquer des réallocations du travail, souvent brutales parce que le temps presse – par exemple dans l’industrie automobile. Il va peser aussi sur les revenus et les modes de vie. Qu’on procède d’ailleurs à travers les prix (par la taxation du carbone) ou la réglementation (par exemple quand on impose un changement des modes de chauffage), l’effet sera le même et l’accompagnement est indispensable.
La transition écologique présente aussi une dimension macroéconomique souvent sous-estimée. Elle implique en effet de mettre au rebut une partie du stock de capital actuel, que ce capital soit productif – l’usine qui fabrique des moteurs thermiques – ou résidentiel – la chaudière que chacun d’entre nous devra remplacer – et de lancer rapidement de nouveaux investissements. Tout cela représente inévitablement des pertes et des coûts par rapport au statu quo, et donc un affaiblissement temporaire du potentiel de production. Bien sûr, le scénario du statu quo nous entraînerait vers un scénario catastrophe, il n’y a donc aucun doute sur la nécessité de la transition. Mais ce n’est pas une raison pour nous cacher que celle-ci aura des conséquences macroéconomiques importantes. De quelle ampleur ? On est encore loin d’en avoir une vision précise. Les Britanniques viennent de sortir un document qui évalue le montant des investissements annuels nécessaires pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050 et la séquence des gains à en attendre, évidemment différés par rapport aux investissements. Le surplus d’investissement requis est évalué à deux points de PIB supplémentaires en sus de l’effort actuel 1. Deux chercheurs de l’Insee aboutissent aux mêmes ordres de grandeur 2.
Deux points de PIB, c’est considérable. Cela veut dire qu’il faudra collectivement consacrer de l’ordre de 50 milliards de plus par an au financement de la transition. Pour donner un ordre de grandeur, c’est deux fois le budget de l’enseignement supérieur. Certains économistes sont plus optimistes, ils jugent que la baisse des coûts des technologies vertes va continuer de nous surprendre par sa rapidité. C’est possible. Quoi qu’il en soit l’action climatique n’est pas encore bien prise en compte dans la réflexion macroéconomique : qui subira les conséquences de la transition sur les revenus ? A quel endettement faut-il s’attendre ? Que va-t-on financer par l’endettement ou par des prélèvements sur le revenu courant ? Ce sont des questions qui relèvent de la planification, mais sur lesquelles la macroéconomie est très en retard. Le Fonds monétaire international a sorti en octobre un premier document qui commence à traiter de ces questions, mais de manière encore assez générale 3.
Je ne veux pas dire que la transition ne peut pas induire de la croissance. Je crois même que celle-ci est nécessaire, qu’il faudra des gains de productivité importants pour financer les coûts induits par le passage à un autre type d’économie. Ce sont ces gains de productivité – résultant notamment de l’émergence d’un nouveau progrès technique, favorable à la décarbonation – qui permettront d’opérer cette transition sans provoquer une baisse dure du pouvoir d’achat. En cela je me sépare complètement des thèses de la décroissance, je crois au contraire qu’il faut concilier croissance et transition vers la neutralité carbone. Il faut cependant être réaliste, et reconnaître que la question des coûts de la transition est centrale.
A ce sujet, n’a-t-on pas mis la tête dans le sable dans une forme de déni ? Les scénarios relèvent en général du wishful thinking, en présentant la transition sous une forme rassurante…
Depuis longtemps, les avocats de la transition mettent en avant les conséquences favorables d’un effort d’investissement vert sur l’emploi. D’un point de vue keynésien, c’est vrai et la transition doit être un élément structurant du régime de croissance post-Covid. Mais ils négligent les difficultés des réallocations d’emplois qui seront nécessaires. L’argumentation qui consiste à dire : « Il y a de grandes capacités inemployées, nous allons faire des investissements qui vont générer de la croissance, donc créer des emplois », est un peu trop simple. Que la transition ait un effet positif sur la demande n’autorise pas à oublier ses effets négatifs sur l’offre. L’erreur n’est d’ailleurs pas limitée aux seuls écologistes. Les institutions européennes ont fait la même chose : les scénarios à l’appui du Green Deal européen sont remarquablement imprécis du point de vue des conséquences économiques.
L’adoption du Green Deal témoigne malgré tout d’une inflexion importante de la stratégie de long terme de l’Union européenne. N’est-ce pas un signe encourageant ?
La Commission s’y est mise un peu tard, mais elle a opéré un virage politique très net avec la nouvelle Commission von der Leyen. Ce virage tient à une prise de conscience, mais aussi aux préférences des électeurs révélées par les élections au Parlement européen de 2019 : on a le sentiment qu’il existe désormais un mandat politique pour aller de l’avant. C’est un changement très net qui se traduit par le projet d’une loi climat, l’adoption de l’objectif de neutralité carbone en 2050, le durcissement des objectifs 2030, et la volonté d’aligner l’ensemble des pays sur ces objectifs.
Il reste tout de même des décisions à prendre, par exemple sur le système d’échange des permis, l’élargissement de son champ et la réduction des allocations gratuites. De même sur les relations extérieures de l’Union européenne, car il est clair qu’on ne peut pas fixer des objectifs plus ambitieux que le reste du monde sans créer un mécanisme d’ajustement aux frontières. Même si l’administration Biden s’inscrit dans le fil des orientations de campagne et se montre engagée sur la question climatique, il y aura inévitablement des frictions avec nos partenaires. L’Europe doit s’attacher à entraîner les pays qui visent des objectifs de décarbonation de même ampleur que les nôtres. Les pays de ce « club carbone » n’auraient donc pas besoin d’opérer entre eux des ajustements commerciaux aux frontières, mais ils le feraient vis-à-vis des pays tiers. Ce pari implique, pour réussir, que les Etats-Unis avancent à un rythme proche du nôtre ; et il pose l’énorme question de savoir si la Chine rejoindra ou non ce club.
La façon dont l’Union européenne aborde la transition écologique va donc redéfinir fortement ses relations commerciales, financières et politiques avec le reste du monde. Elle va notamment affecter la politique de voisinage. Une partie de l’environnement européen vit essentiellement de l’exportation d’hydrocarbures vers l’Union, l’exemple le plus clair étant l’Algérie : la baisse de nos achats de gaz à partir de 2030 sera dramatique pour ce pays s’il ne redéfinit pas son modèle de développement.
Ce sont donc des choix très structurants, tant sur le plan interne que sur celui des relations extérieures de l’Union, qui impliquent nécessairement une prise de risque. La transition écologique est en elle-même un pari, dont l’issue dépend largement de ce qui se passera en dehors de nos frontières. Aujourd’hui, l’Europe va de l’avant et essaie d’entraîner le reste du monde. On saura dans dix ans si elle a eu raison de privilégier, comme elle le fait, la réduction des émissions de CO2, plutôt que l’adaptation au réchauffement climatique. Il faut le faire mais il ne faut pas oublier que c’est un risque économique, social et politique considérable.
L’Union européenne devra aussi faire des choix technologiques, à travers des instruments réglementaires, qu’il s’agisse d’énergie, d’industrie, de transports ou d’agriculture. Il est frappant de constater que dans le plan de relance européen, ces points sont peu présents. Tous les programmes d’intérêt commun, en particulier les programmes de recherche, ont été complètement rabotés dans la négociation finale. Le programme de relance européen est une collection de programmes nationaux, pas un plan commun. Il faudra que cela soit corrigé pour faire place notamment à la recherche, car ce programme de l’Union est aujourd’hui trop déséquilibré en faveur des technologies en place, au détriment de celles de demain.
La transition comporte aussi des enjeux de résilience et d’autonomie stratégique…
Oui, Le mot « résilience » a remplacé le mot « croissance ». Hier, l’objectif prioritaire était l’efficacité. Désormais, il y a arbitrage entre efficacité et capacité de réponse aux chocs. L’inflexion du discours est signifiante : ce qu’on recherche, ce n’est plus l’efficacité à tout prix.
En matière d’autonomie stratégique, l’Europe joue encore avec les mots : on parle d’autonomie stratégique « ouverte », pour donner des gages aux partisans de la libéralisation commerciale. Mais concrètement, la question est sur la table : pour sécuriser nos approvisionnements, comment voulons-nous redéfinir nos contrats avec les fournisseurs non-européens, que voulons-nous produire nous-mêmes ? On a vécu dans l’illusion qu’un marché mondial liquide et profond dispensait de se poser la question. Or elle se pose. Certes, les chaînes de valeur ont bien tenu dans cette crise, il n’y a pas eu de rupture. Certes, autonomie ne veut pas dire autarcie, il ne faut pas céder aux sirènes protectionnistes. En revanche, il y a eu une énorme pression de la demande, au niveau mondial, sur les équipements sanitaires, il y a maintenant une énorme pression en matière de vaccins. Ces chocs ont révélé les faiblesses européennes et posent de nouvelles questions de politique industrielle.
Ce sujet s’inscrit dans la toile de fond d’une montée de l’inquiétude géostratégique. Un jalon important a été le virage de l’Allemagne par rapport à la Chine. L’OPA de l’entreprise chinoise Midea sur Kuka, spécialisée dans les robots industriels, a fait prendre conscience aux dirigeants allemands que l’investissement international peut être un moyen d’acquérir la maîtrise des technologies. La poursuite d’une attitude purement mercantiliste à l’égard de la Chine n’est plus tenable, comme l’ont souligné dès 2019 le rapport Chine du patronat allemand, puis le document stratégique européen 4. Ce débat arrive sensiblement plus tard en Europe qu’aux Etats-Unis. Il n’est pas clos, comme l’ont montré fin 2020 les controverses sur la conclusion d’un traité d’investissement UE-Chine.
Vous avez évoqué la Chine. Que vous inspire son système de planification, souvent présenté comme un atout décisif du modèle chinois ?
Je ne pense pas qu’on puisse s’inspirer de la planification chinoise. Elle consomme énormément de ressources, elle repose sur un réseau d’entreprises d’Etat qui ont accès aux crédits, aux terrains, aux technologies, et sont massivement subventionnées. Les économies en phase de croissance rapide, où les gains de productivité sont importants, peuvent se permettre de donner la priorité aux producteurs par toutes sortes de subventions, visibles ou cachées, au détriment des consommateurs. Cela ne correspond pas à notre niveau de développement, et supposerait une redistribution massive aux producteurs, difficilement envisageable.
En outre, les instruments de l’économie d’innovation et ceux de l’économie d’imitation ne sont pas les mêmes, comme le souligne Philippe Aghion. Certes la Chine est passée, dans un certain nombre de domaines, à une économie d’innovation. Mais elle l’a fait en partie en dehors du domaine des entreprises d’Etat – en particulier dans la finance et le numérique.
Nous sommes dans une autre logique, nous devons nous interroger sur nos instruments et sur la manière de les utiliser. Innovation verte, résilience, inquiétude vis-à-vis de la Chine, mais aussi régulation des plates-formes avec l’agenda numérique européen : tous ces éléments reposent la question des relations entre concurrence et politique industrielle, et notamment celle de savoir comment une politique de la concurrence peut favoriser l’innovation et la recherche.
L’agenda digital est d’abord affaire de régulation. Peut-on parler de politique industrielle ?
Il faut d’abord comprendre pourquoi la politique industrielle européenne a rarement donné des résultats. La première raison est évidemment que la discussion sur n’importe quel projet commence et se termine par une dispute sur le partage du butin. Qu’est-ce qu’une fusée européenne ? L’addition d’un premier étage produit dans le pays X, d’un deuxième étage du pays Y, de boosters du pays Z… Tandis qu’une fusée américaine, aujourd’hui, c’est d’abord une plate-forme numérique. Mais il y a une raison plus profonde : le marché européen est fragmenté en raison des différences entre régulations nationales. Dans le domaine du numérique, nous avons des droits des consommateurs différents, des droits de la donnée différents, des droits des faillites différents, des régulations différentes des télécoms, toute une série d’éléments de fragmentation – sans parler du marché des capitaux qui n’est pas unifié.
Dans des secteurs marqués par de très fortes économies d’échelle, accéder rapidement à un marché de très grande taille est essentiel pour le développement de l’innovation. Une entreprise européenne innovante a tendance à passer assez vite de son pays d’origine aux Etats-Unis en court-circuitant l’échelon européen. Le marché unique numérique a été jusqu’à présent une chimère. Donc oui, il faut une politique industrielle européenne, mais ne croyons pas que ce soit seulement une affaire de volonté. Il faut aussi, dans certains secteurs clé, changer d’échelle et passer à une régulation intégrée au niveau européen.
La coordination entre les politiques européennes, nationales et locales vous paraît-elle satisfaisante, en particulier en ce qui concerne la stratégie climat ?
Que chaque pays ait sa stratégie climat à son propre niveau, c’est une nécessité. Pour la répartition des compétences par niveaux de gouvernement, c’est assez clair. Tout ce qui concerne les engagements internationaux, les grandes réglementations sectorielles, les permis d’émission, relève du niveau de l’Union. Les instruments fiscaux, l’adaptation fine des politiques industrielles relèvent plutôt du niveau national. Sur ce point, il n’y a pas vraiment de difficulté. Ce qui est mal coordonné, en revanche, ce sont les stratégies des Etats membres en matière énergétique. Les objectifs en matière de renouvelables sont nationaux alors qu’ils devraient être européens, les infrastructures de transport d’électricité sont mal unifiées, chaque pays fait ses choix de son côté et défend ses acteurs nationaux.
Une autre incohérence concerne les permis d’émission. Les revenus sont perçus au niveau national alors que les décisions sont prises au niveau européen. On a ainsi créé de la rente pour des pays qui disposent historiquement des volumes importants de permis, dont le prix va augmenter. L’Europe est à la recherche de ressources propres, la vente de quota d’émissions en est une, qui correspond à un objectif européen. Il faut plafonner les recettes correspondantes des Etats et au-delà, affecter la vente des quotas au budget de l’Union.
Quand on va aborder concrètement les changements, après avoir perdu du temps, ne risque-t-on pas d’avoir davantage de grincements entre les différents niveaux ?
Des grincements et des adaptations, certainement. Nous sommes dans une phase où l’on parle des objectifs sans voir encore ce qu’ils impliquent. Les risques de conflits n’existent d’ailleurs pas seulement entre les Etats membres, mais aussi, comme nous l’avons vu, avec les pays extérieurs à l’Union.
Venons-en à la France. Est-ce que les compétences et les capacités techniques nécessaires pour des changements d’une telle ampleur existent encore au sein de l’Etat ?
Il est clair que ces capacités sont amoindries. L’Etat a préservé ses compétences macroéconomiques, financières, fiscales, sociales, il a continué à investir dans les méthodes de choix des investissements publics, il sait organiser la concertation entre acteurs sociaux face à un problème. Mais ses capacités en matière d’industrie ou de transport se sont à coup sûr réduites. Ce qu’il a surtout beaucoup perdu, c’est la capacité à prendre des risques. Quand l’Etat a fait jadis le choix de l’aéronautique, du nucléaire, de l’équipement en télécom (et aussi du Minitel), il a pris des risques énormes. Malgré l’expérience positive du Programme investissements d’avenir, il serait incapable de le faire à la même échelle aujourd’hui. D’ailleurs, l’attente collective n’est pas d’avoir un Etat qui prend des risques, mais qui les minimise. L’aversion au risque est générale. Aujourd’hui, un échec comme celui du Minitel serait un scandale de première ampleur – alors que les risques que nous devons affronter sont beaucoup plus lourds. En matière d’énergie, l’efficacité des technologies est assez mal connue, elle évolue très vite. Il y aura inévitablement des erreurs et des échecs industriels. Mais on vit, depuis trente ou quarante ans, sur l’idée que l’Etat n’est pas un entrepreneur.
L’Etat doit-il redevenir entrepreneur ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Il le redeviendra inévitablement, mais pas sur le modèle ancien. Au temps des Trente Glorieuses, les choix technologiques étaient assumés par des entreprises nationalisées ou proches de l’Etat, chargées des grands secteurs. Faut-il revenir à ce modèle ? Je n’en suis pas sûr. Il est frappant de constater qu’après les Accords de Paris les entreprises privées se sont engagées spontanément en faveur du climat, bien au-delà de ce qu’implique cet accord, en fait pas très contraignant pour elles. La transition écologique ne pourra pas se faire sans une large mobilisation des entreprises, privées comme publiques. Elles savent qu’elles seront perdantes si elles ne font pas le pari technologique qu’implique la décarbonation. Elles le font un peu sous la pression de leurs actionnaires (encore que je pense qu’on exagère souvent la capacité des investisseurs à faire bouger les lignes dans ce domaine), aussi sous la pression de leurs clients et de leurs salariés. Pour recruter de jeunes ingénieurs, une entreprise doit montrer qu’elle n’est pas restée dans les logiques du XXe siècle.
Les militants du climat doivent l’admettre, et s’en convaincre : leur combat, qu’ils ont souvent vécu comme une mise en cause du capitalisme, passe aujourd’hui par une alliance avec lui. L’avenir de nos économies et donc de nos modes de vie ne se joue pas entre soutiens et adversaires du capitalisme, mais entre capitalisme brun et capitalisme vert. C’est un peu comme au moment de la Révolution industrielle : l’avenir se jouait entre intérêts agraires et intérêts manufacturiers. Renvoyer la réponse de l’urgence écologique au dépassement du capitalisme, c’est au mieux se condamner à arriver trop tard. C’est en plus se priver de l’extraordinaire capacité d’innovation du capitalisme, dont témoigne la chute accélérée des prix des énergies renouvelables et des technologies vertes.
Comme toutes les révolutions, la transition écologique va donc rebattre les cartes politiques. Elle verra s’opposer, d’une part, des intérêts que rien d’autre ne rassemble que l’espoir de préserver le monde d’hier, et de l’autre, des forces que rien d’autre ne rassemble que la volonté d’accélérer le passage à un autre mode de croissance. Ce qui s’est passé aux Etats-Unis avec l’affrontement entre les partisans de Trump et ceux de Biden nous en donne un avant-goût.
L’Etat lui aussi doit mettre la puissance du capitalisme au service des finalités collectives, et non se substituer aux entrepreneurs. Il doit guider, accompagner, soutenir la prise de risque mais cela ne nécessite pas qu’il conduise lui-même les projets. Par exemple, le modèle DARPA 5 de financement de projets d’innovation de rupture, avec prise de risque élevée et donc taux d’échec élevé, est une bonne illustration de ce qu’il faut faire. Mais pour l’Etat, il est toujours très difficile d’arrêter un projet qui ne réussit pas. Plus il évitera de mettre la décision politique en jeu, plus il sera capable de prendre ce genre de décision.
Dans un cadre où l’Etat ne prend pas lui-même le risque en capital, n’y a-t-il pas un danger de capture du régulateur, autrement dit de pressions exercées par les entreprises pour que les technologies qu’elles possèdent soient favorisées par les choix réglementaires ?
Il est vrai qu’il existe un risque de capture. L’Etat aura tendance à favoriser les technologies sur lesquelles les entreprises nationales sont déjà positionnées. Et ce risque est d’autant plus présent qu’on est dans un monde concurrentiel. C’est pourquoi la position libérale de neutralité de l’Etat à l’égard des technologies était beaucoup plus confortable. Mais elle n’est plus tenable dès lors que les choix stratégiques concernent des investissements dans des infrastructures de réseau. Nous entrons donc aussi dans un monde plus dangereux.
Vous avez parlé de la capacité de l’Etat à réunir les acteurs. Mais nous sommes loin d’une réelle co-construction des stratégies, comme on pouvait le faire à la grande époque du Plan. Quelles sont aujourd’hui les parties prenantes, les acteurs qu’il faut mettre autour de la table ? Et quels sont les contre-pouvoirs ?
Il y avait, à l’époque des Trente Glorieuses, le contre-pouvoir des syndicats. Quand la CGT et le patronat tombaient d’accord, l’essentiel était acquis. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui, particulièrement sur les sujets touchant à l’environnement. Il est beaucoup plus difficile de savoir quelle est la représentation des différentes parties prenantes. On tâtonne depuis le Grenelle de l’environnement et l’avortement du projet de l’écotaxe.
Il faut se rappeler que, malgré sa double légitimité d’une large consultation et d’un vote parlementaire, l’écotaxe a buté en 2013 sur l’opposition d’intérêts très spécifiques. Les « bonnets rouges » n’étaient pas les « gilets jaunes ». Ils n’incarnaient qu’une petite minorité composée de transporteurs et d’usagers frappés par l’écotaxe, laquelle aurait eu un bénéfice net pour la société. Cela montre bien la difficulté de l’affaire. Les contre-pouvoirs sont morcelés et confus : chacun défend des intérêts légitimes, qui se confrontent à d’autres intérêts tout aussi légitimes. On assiste plus à d’addition des revendications qu’à la construction de quelque chose de commun.
De ce point de vue, la Convention citoyenne a été une innovation très positive. Dans le cadre qui était le sien, elle a innové, créé de la légitimité, sélectionné des propositions. Elle a contribué à une appropriation commune du problème climatique par la société française, et c’est beaucoup. Certes, elle n’a pas opéré d’arbitrages, au sens où elle n’a pas travaillé sous contrainte ni évalué chacune des propositions en les comparant aux alternatives permettant d’atteindre l’objectif climatique. Ce travail est nécessaire, mais il ne pouvait être fait dans les limites qui étaient fixées. Enfin tout cela a abouti à des propositions qui vont être soumises ensuite au vote du Parlement. La délibération citoyenne ne garantit pas contre les jacqueries mais elle permet une décision législative mieux mûrie et par là mieux acceptée.
Vous avez dirigé France Stratégie entre 2013 et 2017. Comment voyez-vous le rôle du tout nouveau Haut-commissaire au plan, François Bayrou ?
C’est à lui qu’il faut le demander, et il est un peu trop tôt pour le dire. Ce qui est clair, c’est que sa définition de la fonction de Haut-commissaire au Plan est différente de la planification dont nous venons de parler. Il ne vise pas la mise en cohérence de l’action publique par la mobilisation d’instruments financiers, réglementaires, budgétaires ou fiscaux. Pour des raisons politiques évidentes, il n’a aucune intention d’aller sur les plates-bandes des ministres.
Il me semble que François Bayrou ne cherche pas à faire du Plan le chef d’orchestre ou l’architecte des politiques publiques mais qu’il se voit davantage dans une fonction de vigie, d’alerte, de mise en débat, avec un portage politique plus puissant que celui que pourrait assurer un Commissaire général de France Stratégie. Il reste dans l’esprit d’une fonction d’anticipation et de proposition, qui ne mobilise aucun élément de pouvoir « dur » mais repose sur le soft power. Je comprends sa prudence. Il reste que le contexte que nous venons de décrire, entre les défis de la transition écologique, de la résilience, des technologies, de la géopolitique, suppose aussi une appréhension plus ferme des politiques publiques, et des instruments renouvelés.
Quelle serait selon vous l’organisation institutionnelle propre à porter au mieux ces exigences ?
L’appareil gouvernemental n’est pas encore adapté à cette nouvelle donne. On avait jusqu’à récemment un ministère de l’Ecologie qui couvrait un champ large mais avec très peu d’instruments. Il avait autorité sur les transports, mais pas sur l’industrie ni sur l’agriculture ni sur le logement : Nicolas Hulot a démissionné parce qu’il n’estimait pas avoir les moyens d’agir. La manière dont on doit transformer l’architecture administrative en fonction de la transition écologique n’a pas encore été définie. Ne faudrait-il pas cumuler temporairement les fonctions de Premier ministre et de ministre de la Transition écologique, comme l’avaient fait de Gaulle ou Raymond Barre en leur temps ? L’écologie a une dimension interministérielle évidente et seul le Premier ministre a la capacité de mobilisation nécessaire.
C’est pour les mêmes raisons que le Plan, en son temps, était interministériel et directement rattaché au Premier ministre. Certes les choses bougent du côté de Bercy, la Convention citoyenne fait aussi bouger la société. Mais il y a besoin d’une impulsion qui doit relever du Premier ministre. Cela pourrait être le cas après 2022.
Y a-t-il des pays européens qui font mieux que nous en termes de méthode et qui pourraient être des sources d’inspiration?
Les Britanniques ont un coup d’avance. Ils ont ouvert la voie avec le rapport Stern en 2006, et continuent de mener une réflexion très active pour faire le lien entre les aspects énergétiques et économiques. Les Scandinaves ont des politiques de fiscalité carbone exemplaires. Dans le reste de l’Europe, je n’ai pas l’impression qu’il y ait tellement d’exemples à suivre. Les Allemands sont aussi débordés que nous avec les difficiles problèmes du charbon et de la sortie du nucléaire.
L’accélération est considérable, et tout se bouscule un peu partout. L’objectif de moins 55 % des émissions en 2030 n’était pas envisagé il y a deux ou trois ans, on en était toujours à l’objectif de moins 40 % par rapport à 1990. Il n’y a pas si longtemps, l’opinion générale était qu’il fallait certes s’occuper du changement climatique, mais que c’était pour après-demain. On se rend compte que c’est pour demain, voire pour aujourd’hui… Cela bouleverse tous les schémas. Il y a cinq ans, la voiture électrique appartenait à un horizon lointain. La suppression du moteur thermique paraissait aventureuse. Aujourd’hui, les Britanniques l’annoncent pour 2030… En cinq ans, les prévisions n’ont certes pas fondamentalement changé. Mais la prise de conscience collective de l’urgence n’était pas la même. Ce qui a changé, c’est que le sujet est devenu politiquement mûr.
Voulez-vous dire qu’on ne fait pas de la planification contre la société ?
Oui. Ce qui n’empêche qu’on aurait pu anticiper un peu plus.
1. Voir « UK Committee on Climate Change », The Sixth Carbon Budget, décembre 2020.
2. Voir « Coût social du réchauffement climatique et indicateurs de soutenabilité : les enseignements d’une application à la France », par Jean-Marc Germain et Thomas Lellouch, Economie et statistique 517-518-519, octobre 2020.
3. Voir World Economic Outlook, octobre 2020, chapitre 3.
4. Voir « China -Partner and systemic competitor », BDI, mars 2019, et « EU-China – A Strategic Outlook », European Commission/HR/VP, mars 2019.
5. La Defense Advanced Research Projects Agency, agence du département de la Défense des Etats-Unis, investit dans les nouvelles technologies pour la sécurité nationale. Elle est à l’origine de nombreuses innovations de rupture.
Alerte rouge à Manaus
Chronique Terra Nova, 25 janvier 2021
Vue depuis l’Europe, l’Asie ou même l’Amérique du Nord, Manaus est très loin. C’est pourtant là que vient d’être identifiée une nouvelle menace globale : le variant 501.Y.V3. C’est lui qui est responsable de la nouvelle vague épidémique qui déferle sur la capitale amazonienne où deux habitants sur trois avaient pourtant déjà été infectés au printemps 2020, un phénomène qui suggère que ce variant est capable de déjouer l’immunité acquise. Du coup, les scientifiques s’interrogent : pourrait-il aussi s’avérer résistant à certains des vaccins existants ? Même si les vaccins à ARN messager peuvent être adaptés rapidement, l’émergence d’un tel risque d’inefficacité au moment où la vaccination de masse commence à prendre son essor est effrayante.
Nous savons que les virus mutent en permanence. Nous savons également que, si beaucoup de ces mutations sont anodines, d’autres, plus dangereuses apparaissent régulièrement. Plus nombreuse est la population touchée par un virus, plus élevée est la probabilité qu’apparaisse un variant dangereux, ou même une nouvelle souche. Chacun de nous est un laboratoire potentiel pour ces mutations. Avec 600.000 nouveaux cas identifiés chaque jour à travers le monde, plusieurs millions de tels laboratoires sont actuellement en activité. Une chose est sûre : il y aura beaucoup d’autres mutations.
Cette menace confronte la communauté internationale à un terrible choix : soit concevoir et mettre en œuvre une stratégie globale, soit verrouiller les frontières et laisser chaque pays se débrouiller. Il n’existe pas de voie médiane efficace. La combinaison, aujourd’hui dominante, du nationalisme vaccinal et des frontières à moitié ouvertes est une stratégie perdante. Déjà, les variants d’Afrique du Sud et de Manaus ont été repérés en Allemagne. Dans un monde ouvert où la moitié la plus riche tenterait de protéger sa population tandis que l’autre moitié n’en aurait pas les moyens, la contamination traverserait les frontières de et vaincrait les politiques de santé les plus sophistiquées.
Sur le papier, le choix entre agir globalement et fermer les frontières est facile à trancher. Selon la Banque mondiale, 4 milliards d’individus vivent dans des pays à revenu faible ou moyen-faible. En supposant un prix de 10 dollars par vaccination, l’achat d’un nombre suffisant de doses pour immuniser les trois quarts de cette population coûterait 30 milliards de dollars. C’est à peine deux centièmes des pertes budgétaires déjà causées par la crise dans les économies avancées. Même d’un point de vue étroitement économique et même si le prix des doses devait être dix fois plus élevé, un investissement des pays riches dans la lutte contre la pandémie dans les pays pauvres est extrêmement rentable. Inversement, l’alternative consistant à fermer complètement les frontières pour contenir la circulation du virus enverrait un signal désastreux et détruirait la prospérité à grande échelle.
Conscients du défi, les pays riches soutiennent un programme de ce type, mais à une échelle beaucoup plus petite : l’initiative Covax. Lancée en avril 2020 par l’Organisation mondiale de la Santé, la Commission européenne et la France, elle a pour buts, d’une part, d’aider les États à négocier conjointement les achats de vaccins et, de l’autre, de fournir aux pays pauvres assez doses gratuites pour vacciner 20 % de leur population. C’est certainement insuffisant pour endiguer les contaminations, mais assez pour protéger les personnes âgées et les professionnels de santé. Et c’est un tremplin vers des actions futures.
A la fin de 2020, Covax avait levé 2,4 milliards de dollars et commandé suffisamment de doses pour vacciner un milliard de personnes en 2021, mais elle peinait à trouver les 5 milliards supplémentaires nécessaires pour financer son programme, pourtant encore peu ambitieux. L’Administration Trump, en particulier, avait refusé d’apporter le soutien américain à l’initiative. En outre, les fabricants de vaccins priorisent les marchés les plus rentables, c’est-à-dire ceux des pays riches dont les gouvernements sont prêts à payer plus cher pour accélérer leur approvisionnement. Il n’est pas étonnant que le directeur de l’OMS, Tedros Ghebreyesus ait récemment averti que le monde était « au bord d’un échec moral catastrophique ».
Au-delà de cet échec moral, ce qui est déroutant, c’est l’échec de l’action collective qu’entraîne un tel comportement. Ce n’est pas seulement le sens du devoir qui devrait pousser les pays riches à en faire davantage, mais aussi leur intérêt. Et pourtant, à l’évidence, ils renâclent. Pourquoi ?
La première raison est leur myopie. Ce n’est pas seulement sur la scène mondiale, mais aussi chez eux que les gouvernements n’en font pas assez. En Europe, les investissements dans la recherche et le développement de vaccins sont loin d’avoir atteint les 18 milliards de dollars consacrés par les États-Unis à l’opération Warp Speed. Curieusement, la facilité pour la reprise et la résilience de l’Union européenne, qui est doté de 390 milliards d’euros, n’inclut pas de financement conjoint pour la recherche sur les vaccins.
La deuxième raison est la tentation traditionnelle du passager clandestin. Les gouvernements des pays riches ont chacun de fortes incitations à protéger leurs citoyens. Mais quand il s’agit de soutenir les pays pauvres, c’est la fameuse tragédie des communs qui s’impose : chaque joueur a de bonnes raisons d’attendre que les autres paient pour le bien commun. Entre une Chine fuyant ses responsabilités et un Donald Trump annonçant un retrait de l’OMS au moment même où une action commune était requise, le leadership a été dramatiquement absent depuis le printemps.
La troisième raison tient à une gouvernance chaotique. Le domaine de la santé mondiale est incroyablement complexe et enchevêtré, avec de nombreux chevauchements institutionnels. Parce que l’OMS est largement considérée comme une institution inefficace et politisée, les initiatives se sont multipliées à ses marges. Donateurs privés tels que la Fondation Gates, gouvernements et organismes publics joignent leurs forces au cas par cas pour développer des initiatives en tous sens. La carte du financement qui en résulte défie l’imagination. Ce n’était pas très grave tant que la résolution des nouveaux défis nécessitait une mobilisation et des ressources limitées, mais la pandémie exige une action d’une envergure et d’une nature incomparables.
Le monde peut-il changer de cap ? La question est maintenant pressante. Heureusement, l’administration Biden a déjà annoncé son intention de rejoindre Covax. Il y a encore peu, on attendait que réparation du commerce international et engagement dans l’action climatique soient ses premières priorités extérieures. Les événements pourraient bien en décider autrement et transformer rapidement la coordination des efforts contre la pandémie en épreuve décisive pour le leadership mondial du président Biden. Mais si l'engagement des États-Unis est indispensable, une action commune beaucoup plus large s'impose pour prévenir un désastre moral, sanitaire et économique de grande ampleur.
Résilience : la nouvelle boussole
Chronique Le Monde, 16 janvier 2021
« C’est seulement quand la mer se retire qu’on découvre qui nageait sans maillot » : formulée à propos de la tourmente financière de 2008, l’image de Warren Buffet s’applique parfaitement au choc pandémique de 2020. En même temps que la réactivité de nos hôpitaux la crise, chacun l’a vu, a mis à nu les carences de notre bureaucratie sanitaire et le déclassement de notre industrie pharmaceutique. Elle expose aujourd’hui l’excellence israélienne et le chaos américain.
Avec les faiblesses des nations, les crises révèlent aussi les failles des systèmes. Dans la tempête de 2008, les banques ont découvert qu’aussi émancipées des États qu’elles aient pu se croire, c’étaient en définitive de ceux-ci que dépendait leur survie. Réglementation, incitation et prudence se sont conjuguées pour enrayer une mondialisation financière qu’on croyait irrépressible. Résultat, les avoirs extérieurs des économies avancées, qui avaient été multipliés par quatre en dix ans, ont pratiquement cessé d’augmenter.
À première vue, il ne semble pas que la crise sanitaire ait donné pareil coup d’arrêt à la mondialisation économique. Selon les données du Bureau du plan néerlandais, les échanges mondiaux de biens sont en recul de 2% seulement sur un an, ni plus ni moins que la production industrielle, et le fret de containers est même en hausse de 6%. La croissance du commerce mondial a certes ralenti depuis 2008, mais on n’observe pas de démondialisation.
La commotion est cependant trop forte pour ne pas laisser de traces. Des décennies durant, l’impératif pour toutes les entreprises a été la minimisation des coûts. Parce que l’efficacité primait sur toute autre considération se sont constitués à l’échelle planétaire des réseaux de production d’une extraordinaire sophistication, gérés sur le modèle du just in time. Les États eux-mêmes s’étaient convaincus de ce l’immensité du marché mondial garantissait à tout moment et en tout lieu la sécurité des approvisionnements.
Cette croyance n’a pas survécu à la pénurie globale de masques et d’équipements médicaux. Les réseaux de production mondiaux ont bien résisté mais sécurité, autonomie et résilience sont partout les nouveaux mots d’ordre. De la même manière que depuis 2008 aucun banquier ne peut plus ignorer le risque de dévalorisation des actifs ou de stress de liquidité, aucun industriel ni aucun gouvernement ne peut plus ignorer le risque de rupture des approvisionnements.
Les protectionnistes de tout poil n’ont pas tardé à prôner une relocalisation générale. C’est oublier que dans cette crise, la mondialisation à aussi montré ses bienfaits : où en serions-nous si notre accès aux vaccins dépendait du seul Sanofi ? S’assurer de la continuité des approvisionnements, c’est d’abord diversifier les fournisseurs, négocier des clauses de sécurité dans les contrats, maintenir des stocks de précaution. Et si, bien sûr, l’état de notre industrie pharmaceutique appelle un réinvestissement, il ne faut pas se tromper d’objectif : le problème n’est pas que nous importions du paracétamol, mais que des masques aux respirateurs et des vaccins aux traitements, la France n’ait guère contribué à la réponse industrielle à cette crise. Comme l’ont montré Philippe Aghion et Élie Cohen (Le Covid et comment repenser notre politique industrielle, janvier 2021), l’indice de cette impotence, perceptible dès avant la crise, est que nous n’exportons plus de médicaments ou d’équipements sophistiqués.
Rupture il doit y avoir donc, mais pas celle que proposent les éternels nostalgiques de la ligne Maginot. Ce que les entreprises (et donc leurs actionnaires) comme les États (et donc leur citoyens) doivent dépasser, c’est une mystique de la minimisation des coûts et de l’efficacité productive oublieuse des risques. Ce qui importe face à la multiplication probable des alea, c’est de faire du concept de résilience un guide pour l’action.
Dans une conclusion provisoire à la série de webinars qu’il a organisée à Princeton (bcf.princeton.edu) depuis le mois de mars, Markus Brunnermeier s’attache à ouvrir des pistes. Pour une économie, dit-il, la capacité à se redresser après une commotion est affaire de diversité, de flexibilité et de croissance. C’est assez intuitif. La diversité, notamment sectorielle, s’impose, parce que c’est la pluralité des connaissances et des savoir-faire qui permet de répondre à des chocs inattendus - et a contrario la monoculture engendrée par la spécialisation à outrance est source de vulnérabilité. La flexibilité est nécessaire, parce qu’une crise oblige à réallouer dans l’urgence travail et capital – et c’est toujours la grande faiblesse de l’Europe en comparaison des États-Unis. Enfin croissance et résilience sont complémentaires, parce qu’une économie sans ressort risque à tout moment – on l’a vu dans les années 2010 – de basculer dans un cercle vicieux de récession. La réactivité de la politique économique est essentielle.
Brunnermeier suggère une quatrième idée, un peu confuse mais essentielle : la résilience est aussi affaire de contrat social. Chaque ménage peut accumuler de l’épargne, chaque entreprise s’assurer l’accès à la liquidité. Mais la résilience collective repose sur une forme d’assurance mutuelle qui ne peut être qu’implicite, parce qu’aucun contrat ne peut tout envisager. Le dispositif de chômage partiel et le soutien aux entreprises déployés en France n’étaient inscrits nulle part et ne pouvaient pas l’être. Ils ont été des facteurs essentiels du rebond économique du troisième trimestre. Quant au plan de relance européen, il n’était même pas jugé possible. C’est, nonobstant nos graves défaillances économiques, une source de confiance dans le vieux continent.
Après cette crise, il ne faudra certainement pas recommencer comme avant. Mais il y a beaucoup, beaucoup mieux à faire que de s’abandonner aux vieilles lunes.
L’UE qui ne sait pas dire non
Chronique Terra Nova, 4 janvier 2021
En juillet, l’annonce du nouveau plan de relance européen de 750 milliards d’euros a été largement (et à juste titre) considérée comme révolutionnaire. Jamais auparavant l’UE n’avait emprunté en son nom propre pour financer des transferts et des prêts à des conditions très favorables en vue d’aider les États membres à se remettre d’un choc économique majeur. Parce qu’elle brise de vieux tabous, l’initiative peut même ouvrir la voie à une union budgétaire.
Mais l’UE ne pourra atteindre ses objectifs qu’à la condition que cette prodigalité bienvenue s’accompagne de normes strictes. L’argent tombé du ciel peut être la meilleure et la pire des choses. S’il est bien dépensé, il peut mettre fin aux impasses politiques et déclencher le redressement économique. Mais s’il est distribué sans discernement, il encourage la capture de l’État et la politique de l’assiette au beurre. C’est pourquoi les fonds alloués à la relance doivent servir les valeurs de l’UE et servir des objectifs bien définis.
Pour que son ambition louable ne soit pas pervertie, l’UE doit ainsi pouvoir dire non aux États membres. Non, lorsque des autocrates élus piétinent ouvertement les principes européens tout en utilisant le soutien communautaire pour renforcer leur emprise sur leur pays. Et non si les programmes de dépenses proposés par les gouvernements ne passent pas le test d’efficacité. Malheureusement, cela semble peu probable.
Commençons par la controverse à propos de la décision européenne de conditionner les aides au respect de l’Etat de droit. Selon l’article 2 de son traité, l’UE est fondée sur « la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’État de droit et le respect des droits de l’homme, y compris les droits des personnes appartenant à des minorités ». Malheureusement, l’Union n’a pas les moyens légaux de punir les États membres qui méprisent ces valeurs. En vertu de l’article 7, les droits de vote d’un État qui enfreint ces principes peuvent être suspendus, mais cela exige l’unanimité de tous les autres États membres. Pour bloquer ce mécanisme il a ainsi suffi d’une alliance entre la Hongrie et la Pologne, qui ont toutes deux violé des normes de l’UE.
Le plan de relance semblait initialement pouvoir servir de véhicule pour faire respecter l’État de droit (ce qui, selon l’UE, signifie que « toutes les puissances publiques agissent dans les limites fixées par la loi, conformément aux valeurs de la démocratie et des droits fondamentaux, et sous le contrôle de tribunaux indépendants et impartiaux »). En juillet, les dirigeants de l’UE ont souligné « l’importance du respect de l’État de droit » et se sont mis d’accord sur un « régime de conditionnalité » pour les fonds du plan de relance. Mais les détails n’en ont pas été précisés.
Une bataille furieuse s’ensuivit. Le Parlement européen s’est battu pour renforcer la maîtrise de l’UE, la Pologne et la Hongrie se sont battues pour l’affaiblir, et les États membres du Nord, les « frugaux » étaient désireux de faire preuve de vigilance contre le gaspillage des dépenses. Le compromis final, obtenu en décembre, est que la conditionnalité s’appliquera, mais seulement s’il existe un lien de causalité direct entre les violations de l’État de droit et des conséquences négatives pour les intérêts financiers de l’UE. Et même dans ce cas, il restera beaucoup d’obstacles sur la voie de la punition.
Le résultat est qu’un dirigeant autocratique d’un État membre de l’UE sera toujours en mesure de révoquer des juges, de faire taire la presse, d’emprisonner des opposants et d’opprimer des minorités tant que cela ne compromettra pas directement les intérêts financiers de l’Union. Celle-ci ne punira pas les dictateurs honnêtes, mais seulement, peut-être, les dictateurs corrompus. Ce résultat était sans doute prévisible, étant donné que le plan de relance avait besoin d’un soutien unanime, mais il est réellement décevant.
La deuxième question concerne l’efficacité. Pour que les fonds de l’UE déclenchent plus qu’un coup de pouce économique de court terme, ils doivent être assortis sur le plan interne des mesures qui permettront de maximiser leur impact. Des initiatives environnementales, par exemple, n’ont aucun sens si les gouvernements continuent d’accorder des subventions aux combustibles fossiles. Et des investissements dans le numérique risquent d’avoir peu d’effets sans efforts pour améliorer les compétences numériques de la population.
L’enjeu est considérable. S’il est étayé par des réformes bien choisies, le soutien financier de l’UE pourra contribuer à prévenir un accroissement de l’écart de revenu entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, et à accélérer le rattrapage de l’Europe de l’Est. Mais s’il est dépensé simplement pour satisfaire quelques clientèles domestiques, son effet le plus durable sera d’alimenter la colère de l’Europe du Nord.
Consciente du défi, la Commission entend promouvoir des « paquets » d’investissement et de réforme. Le problème, cependant, est que le conditionnement des subventions et des prêts évoque les humiliants programmes de la « Troïka » mis en œuvre il y a dix ans en Grèce et dans d’autres pays du sud de l’Europe. Or aucun chef de gouvernement ne peut aujourd’hui tolérer d’être soupçonné de se plier aux diktats de bureaucrates bruxellois sans visage.
En Italie en particulier, la question est devenue politiquement explosive : le seul soupçon que le Premier ministre Giuseppe Conte pourrait agir sur instruction de l’UE serait immédiatement exploité par son adversaire d’extrême droite, Matteo Salvini. C’est pourquoi les premières discussions sur le plan de relance ont été si difficiles à conclure : Conte a naturellement rejeté tout ce qui aurait pu le faire apparaître comme soumis à l’UE.
Il existe cependant une voie (étroite) pour sortir de ce dilemme : Bruxelles ne devrait pas imposer les politiques de son choix, mais ses transferts devraient s’accompagner d’un contrat qui expliciterait les objectifs poursuivis, et qui permettrait à l’UE de vérifier que les conditions pour les atteindre sont bien en place. Tout en faisant preuve de retenue, l’UE conserverait ainsi le pouvoir de rejeter un plan d’investissement et de réforme qu’elle jugerait peu susceptible d’atteindre les objectifs recherchés.
Ce qui est en train de se mettre en place va dans la bonne direction, mais risque de se réduire à un exercice assez bureaucratique consistant à cocher des cases, sans que le processus ait d’influence véritable sur les politiques nationales. Si la procédure l’emporte sur le fond, il sera difficile pour l’UE de s’opposer à un plan. Or les États membres seront peu incités à modifier leur plan d’action préféré, parce que le montant auquel ils ont droit ne dépend pas vraiment de leur comportement. S’ils cochent les bonnes cases, les meilleurs élèves n’obtiendront pas un sou de plus, et les cancres pas un sou de moins.
L’UE est forte lorsqu’elle peut dire non, comme pour la politique de la concurrence. Privée de ce pouvoir, elle aura du mal à faire une différence. La leçon pour la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, est simple : faute d’instruments efficaces pour promouvoir son programme, elle doit être prête à dire la vérité en face aux États membres, et si nécessaire à déclencher des confrontations politiques. Une voie risquée, peut-être, mais préférable à l’inanité.
Les États face au test de la pandémie
Chronique Terra Nova, 30 novembre 2020
Dès que le coronavirus est apparu comme une menace mondiale, il fut clair que la pandémie mettrait à l’épreuve la solidité, la résilience et la capacité de réponse de chaque société. Il est temps, presqu’un an après, d’évaluer qui a réussi le test et qui a échoué.
Du point de vue de la santé publique, la réponse est claire : l’Asie de l’Est – Australie et Nouvelle Zélande incluses – a réussi haut la main ; pour le reste, les performances de l’Europe sont contrastées, les États-Unis ont gravement trébuché et les pays en développement sont en difficulté.
La chance a joué un rôle de premier plan dans l’inégalité de performance entre pays. L’Italie et l’Espagne ont été durement touchées par la première vague, car le virus alors encore inconnu y a pris racine sans être remarqué, jusqu’à ce que la pandémie n’éclate au grand jour. En revanche, l’Allemagne et la Pologne l’ont vu venir et ont pu prendre des mesures à temps.
Mais si les gouvernements peuvent imputer à la malchance l’inégalité des taux de mortalité durant la première vague, l’argument ne tient pas pour la seconde. Les dirigeants ne peuvent se soustraire à leur responsabilité dans la propagation continue de la pandémie aux États-Unis ou dans sa résurgence en Europe.
Deux arbitrages dominent les discussions sur la réponse à la crise sanitaire. Le premier, qui oppose répression de la contagion et respect des droits individuels, est difficile à éviter. Le traçage des cas contacts et l’isolement obligatoire sont efficaces mais portent atteinte aux libertés. La Chine se distingue clairement par le peu de cas qu’elle fait de ces dernières, mais les sociétés occidentales individualistes auraient aussi eu du mal à accepter les mesures de traçage intrusives mises en œuvre en Corée ou à Singapour. Qu’on le veuille ou non, il y a un prix à payer pour la liberté et le respect de la vie privée que nous chérissons.
Le second arbitrage n’oblige pas à choisir entre sauver des vies et sauver l’économie. Il porte sur l’alternative entre restreindre aujourd’hui et devoir restreindre demain. Après s’être imposé des mesures sévères de confinement au printemps, les sociétés européennes ont pratiquement mis fin à la distanciation sociale durant l’été. Octobre venu, elles n’ont eu d’autre choix que de serrer la vis. L’Australie a fait un choix différent en intensifiant (modérément) la rigueur des mesures d’endiguement de la contagion tout au long de l’hiver austral. Elle a pu relâcher les contrôles au moment même où l’Europe les renforçait.
Dans une tribune récente, les économistes Philippe Aghion et Patrick Artus ont critiqué l’approche « stop and go » des pays européens et soutenu qu’ils auraient mieux fait de maintenir des mesures de confinement tout au long de l’été[1]. De fait, bien que le second confinement soit beaucoup moins sévère que le premier, il frappe des entreprises et des ménages déjà fragilisés et assombrit l’horizon économique. Avec le recul, il aurait peut-être fallu que les salles de sport et les bars restent fermés durant l’été.
Que ce soit par principe ou par incohérence, les sociétés occidentales ont en définitive fait leur choix et l’Asie de l’Est en a fait un autre. Pour la deuxième fois en moins de 15 ans (la première était la crise financière), nous sommes saisis par le chaos alors que l’Asie prend le large.
Voyons maintenant la réponse économique. Le contraste intéressant oppose ici États-Unis et Europe. L’approche américaine a été de laisser les entreprises licencier leurs salariés (éventuellement avec une promesse de réembauche) mais de mettre en place un soutien budgétaire massif par le biais de réductions d’impôts et de prestations chômage supplémentaires. Les pays européens ont, quant à eux, misé sur des programmes d’activité partielle généralisés financés par les États dans le but de préserver le revenu et le statut des salariés. En revanche leur soutien budgétaire a été moins appuyé (Royaume-Uni mis à part). Le Fonds monétaire international estime ainsi que le déficit budgétaire américain devrait atteindre 19% du PIB en 2020, un niveau sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale et presque deux fois plus élevé que celui de la zone euro[2].
Dans l’ensemble, les États-Unis de Donald Trump ont ainsi fait le choix délibéré de donner priorité à l’économie. Ils ont opté pour moins de protection sanitaire, moins de sauvegarde de l’emploi mais plus de soutien budgétaire. Au contraire, les pays européens ont donné priorité à la santé publique et à la protection sociale. Ils ont couplé des mesures de confinement strict avec un soutien sans limites à la continuité de la relation de travail, sans beaucoup de soutien budgétaire additionnel.
Au printemps, la baisse de la production a été forcément beaucoup plus forte en Europe (à l’exception de l’Allemagne où le confinement a été moins strict). Mais l’augmentation du chômage a été beaucoup plus contenue. Jason Furman de l’Université de Harvard estime qu’aux États-Unis, ce qu’il appelle le « taux de chômage réaliste » est passé de 3,6% avant la crise à 20% en avril[3]. Au contraire, en Europe jusqu’à un quart de la main-d’œuvre a été mis en activité partielle. Seuls les travailleurs intermittents, les temporaires, et les nouveaux arrivants sur le marché du travail ont souffert du chômage. Pour la grande majorité, le filet social a beaucoup mieux fonctionné.
De façon remarquable, la production européenne a fortement rebondi lorsque le confinement a été levé, malgré un soutien budgétaire moins généreux. Au troisième trimestre, le PIB a atteint environ 95% du niveau pré-crise en Allemagne et en France, exactement comme aux États-Unis (il a été plus faible en Espagne, mais en grande partie à cause de l’effondrement du tourisme ; les données pour l’Italie ne sont pas encore disponibles). Les éventuelles cicatrices héritées de la période de confinement n’ont pas empêché l’économie de faire preuve de résilience.
Jusqu’ici, l’Europe ne semble pas payer le prix de sa décision de placer la santé au-dessus de l’économie. Et les États-Unis ne semblent pas bénéficier d’une relance budgétaire plus vigoureuse, car les consommateurs ont réagi à une incertitude sans précédent en accumulant des liquidités dans une proportion, elle aussi, sans précédent. Entre janvier et avril, le taux d’épargne des ménages est passé de 7% à 33% et il demeure encore aujourd’hui bien au-dessus de la normale[4]. L’argent injecté dans l’économie a aidé les pauvres, mais dans l’ensemble, il a alimenté mles dépôts bancaires plutôt que la consommation et la production.
Le verdict n’est pas encore tombé. Les résultats du deuxième confinement européen ne sont pas encore lisibles. Mais, à ce stade, ce qui émerge du brouillard de la guerre contre le virus, c’est que si l’Europe peut se demander si elle a eu raison de ne pas suivre l’ effort d’endiguement complet de l’Australie, elle n’a aucune raison de regretter de ne pas avoir choisi ce qui peut difficilement être qualifié de « stratégie » américaine.
[1] Philippe Aghion, Patrick Artus, « Covid-19 : la France doit sortir du ‘’stop and go’’ sanitaire pour préserver sa croissance potentielle », Le Monde, 5 novembre 2020.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/05/covid-19-la-france-doit-sortir-du-stop-and-go-sanitaire-pour-preserver-sa-croissance-potentielle_6058536_3232.html
[2] « Fiscal Monitor: Policies for the recovery », IMF, octobre 2020,
https://www.imf.org/en/Publications/FM/Issues/2020/09/30/october-2020-fiscal-monitor
[3] Jason Furman et Wilson Powell III, « To reduce unemployment further, policymakers must target permanent job losses », Peterson Institute for International Economics, 6 novembre 2020.
https://www.piie.com/research/piie-charts/reduce-unemployment-further-policymakers-must-target-permanent-job-losses
[4] https://fred.stlouisfed.org/series/PSAVERT
Annuler la dette : un pêché contre la démocratie
Le Un, 25 novembre 2020
Il ne doit y avoir aucun doute sur la politique à suivre : tout doit être fait pour protéger les Français du contrecoup économique de la pandémie et pour éviter un affaissement de notre système productif. Il faudra donc maintenir, sous des formes adaptées, un soutien budgétaire massif, aussi longtemps que la contagion menacera et même au-delà, parce que la crise sanitaire laissera les ménages apeurés et les entreprises affaiblies. Cela va coûter très cher : au moins 500 milliards. Mais viser trop court ou s’arrêter trop tôt coûterait encore plus cher.
Nous pouvons nous le permettre, parce que l’État emprunte à des taux négatifs. L’investisseur qui lui a prêté 1000 euros à 10 ans début novembre devra lui payer chaque année 3,5 euros pour ne récupérer en 2030 que sa mise initiale. La dette est donc aujourd’hui plus qu’indolore. Cette situation exceptionnelle ne tient pas seulement à l’action de la Banque centrale européenne. Elle résulte aussi de l’abondance de l’épargne mondiale, du manque de projets d’investissement prometteurs et de la pénurie d’emprunteurs attractifs. C’est, dans notre malheur, une chance énorme. Dans les conditions financières d’il y a vingt ans, nous n’aurions pas pu répondre à la crise avec la même vigueur.
Dans dix ans en revanche, personne ne sait si les taux d’intérêt seront au même niveau. Il faut espérer que l’inflation avoisinera de nouveau les 2%, que les inégalités auront diminué et avec elles le niveau de l’épargne globale, que l’investissement aura redémarré (la décarbonation accélérée de nos économies va d’ailleurs y contribuer). Si tel est le cas, la facture de la crise se traduira par des charges d’intérêt accrues et potentiellement lourdes lorsque les emprunts contractés en 2020 devront être renouvelés.
Outre-Rhin, on s’y prépare déjà (et même un peu trop vite), au gré d’une logique simple : plus l’État s’engage dans des opérations de sauvetage dans les crises, plus grande doit être son ascèse entre les crises. Puisqu’il doit périodiquement s’endetter (hier pour financer l’unification allemande ou surmonter la crise financière, aujourd’hui pour faire face au choc sanitaire, demain peut-être pour répondre à une urgence écologique), il faut ensuite le désendetter.
En France, nous sommes enclins à une autre lecture : si l’on a su trouver des ressources pour faire face à la crise, entend-on, on en trouvera bien demain pour financer les besoins insatisfaits. Il suffira, dit-on, que la BCE annule d’un trait de plume les créances q