Chroniques, tribunes & interviews

Les textes postés ici proviennent principalement des  chroniques que je tiens dans Le Monde (sur des questions de politique économique française ou européenne), et pour Terra Nova (version française de ma chronique Project Syndicate, qui est consacrée à des sujets plus internationaux). 

Les enjeux des élections européennes

Chronique Le Monde, 2 mars 2024

En démocratie, les élections visent à choisir les responsables, mais aussi à fixer des priorités. Dans le cas des élections européennes, cependant, cette première fonction est atrophiée. Les tentatives de politiser cette élection, que ce soit par la constitution de listes transnationales ou par la désignation du leader du parti arrivé en tête comme président de la Commission européenne, ont manifestement échoué. En revanche, la sélection des priorités demeure, et c’est un des domaines ou l’élection du parlement européen, le 9 juin pour les Français, joue un rôle décisif.

Le mécanisme par lequel s’opèrent les choix est subtil. Parce que les modes de scrutin diffèrent d’un pays à l’autre, le bloc central qui commande la majorité au parlement est d’une grande stabilité. Tout laisse attendre, encore une fois, qu’après les élections de juin l’alliance de fait entre centre-droit, centre et centre-gauche, aujourd’hui dominante, continue à le contrôler. Mais là n’est pas le plus important : en 2019 la majorité n’avait pas bougé, mais les priorités ont changé parce que le message des électeurs était qu’il fallait accélérer l’action climatique. C’est ce qu’indiquait, sans ambiguïté, la combinaison d’une hausse du taux de participation et d’un progrès notable des partis écologistes. Le résultat a été le Pacte Vert pour la décarbonation complète de l’économie européenne.

Cette fois-ci également, même si l’élection ne conduira certainement pas à un franc changement de majorité. Cependant ses résultats seront très probablement marqués par un virage vers la droite, et fixeront les priorités des cinq prochaines années, y compris dans les domaines économiques. Les coalitions sujet par sujet, fréquentes au parlement européen, ne se feront pas selon les mêmes lignes. En apparence, rien d’essentiel n’aura changé, mais en réalité, l’orientation des politiques européennes sera sans doute très différente.

Les enjeux de cette élection sont donc tout à fait réels, et même essentiels.

Le premier est la mise en œuvre du Pacte Vert. Les sociétés européennes sont aujourd’hui travaillées par la tentation de lever le pied. C’est paradoxal, parce que l’effort n’est qu’à peine engagé : l’Institut d’économie pour le climat estime ainsi qu’en 2022, les investissements d’atténuation n’ont atteint que la moitié du montant annuel requis pour que l’Union à 27 respecte ses objectifs (L’Union Européenne doit doubler ses investissements climat,  Thomas Pellerin-Carlin, I4CE, 23 février 2024). Pourtant les appels à repousser les échéances se multiplient, tandis que les moyens financiers manquent : le nouveau cadre budgétaire ne fait pas place au financement de l’investissement vert par l’endettement des États, et les ressources européennes consacrées au climat vont passer de plus de 50 milliards par an à moins de 20 milliards d’ici 2027. Tout se passe comme si l’Union s’était fixé des objectifs, mais s’était refusé à elle-même les moyens de les atteindre.

Le deuxième enjeu est l’énergie. L’Union, dont la compétitivité énergétique reposait sur son accès au gaz russe, sait désormais qu’il lui faut s’en passer. Le prix de l’énergie est aujourd’hui trois fois plus élevé qu’aux États-Unis, ce qui menace de vider l’Europe de sa substance industrielle. La seule réponse stratégique possible est de poursuivre à marches forcées la transition vers une économie décarbonée, mais en exploitant autant que possible la diversité des avantages comparatifs nationaux. On en est loin, puisque par exemple la capacité solaire installée est aujourd’hui de 21 GW en Espagne, contre 67 en Allemagne. C’est absurde : il faut placer les panneaux solaires là où il y a du soleil et pour cela, raisonner à l’échelle du continent.

Le troisième enjeu est l’innovation. En comparaison des États-Unis, l’Europe souffre en la matière d’un retard prononcé et de plus en plus pénalisant. Il y a vingt ans, on se lamentait de la faible densité des start-ups, mais on y voyait une difficulté sectorielle. C’est désormais un problème de dimension macroéconomique, dont les effets se lisent sur les chiffres de productivité. L’innovation est un moteur de la croissance américaine, et de plus en plus de la croissance chinoise. En Europe, ce moteur tourne au ralenti. Ce n’est ni faute de talents ni faute d’idées : c’est parce que le marché des produits reste segmenté et que le marché financier manque de profondeur. En dépit de ce qu’on appelle à tort le marché unique, le franchissement d’une frontière nationale divise l’intensité des échanges entre régions de l’Union par six (Borders within Europe, Marta Santamaría, Jaume Ventura et Uğur Yeşilbayraktar, National Bureau of Economic Research, working paper n °28301, 2020).

Mais alors que les arguments économiques plaident en faveur d’une intégration plus poussée au sein de l’espace européen, les conditions politiques risquent fort d’y devenir encore moins propices qu’elles ne l’étaient. Et il y a peu de chances qu’une argumentation raisonnée puisse convaincre. Car ce n’est pas de raisonnements économiques que se nourrit le rejet d’une Europe intégrée, c’est plutôt d’une combinaison entre la réticence à des transferts de compétences vers des institutions communes tenues en suspicion, la méfiance envers les États membres partenaires, et les doutes quant à l’équité de la répartition des gains entre les pays participants. Dans ces conditions, rouvrir le vieux débat sur le fédéralisme européen serait la dernière chose à faire.

Ce dont l’Europe a aujourd’hui besoin, c’est de pragmatisme. Il faut, domaine par domaine, faire l’inventaire des problèmes pressants et de la gamme des solutions accessibles. Il faut que les pro-européens acceptent de limiter leurs ambitions, et que les nationalistes consentent à des coopérations au cas par cas. C’est par l’équilibre des concessions mutuelles que se construiront des réponses à la mesure des défis auxquels l’Europe est confrontée.

Sur l'emploi, Macron a mangé son pain blanc

Chronique Le Monde, 26 janvier 2024

S’il y a un point sur lequel Emmanuel Macron a tenu ses promesses, c’est celui de l’emploi. Au cours de la campagne de 2017, son ambition de ramener le taux chômage à 7% et de créer 1,3 millions d’emplois avait été accueillie avec scepticisme. À l’arrivée, au moment de la présidentielle de 2022, le taux de chômage dépassait d’un cheveu cet étiage et 1,5 millions d’emplois avaient été créés, malgré la pandémie et la crise énergétique. Aujourd’hui encore, les chiffes de l’emploi restent bons.

Comment expliquer cette performance ?  En 2017, l’équipe du candidat attendait que les créations d’emplois résultent en partie du redressement de l’activité économique (550.000), mais pour la plus grande part mesures structurelles en faveur de la formation (550.000) et de l’abaissement du coût du travail (200.000). Évidemment, elle n’anticipait ni la crise sanitaire, ni le choc énergétique consécutif à l’agression russe contre l’Ukraine.

Dans les faits la croissance a été moins bonne que prévu, ce qui n’est pas difficile à comprendre, mais les créations d’emplois ont été plus fortes, ce qui interroge. C’est la productivité qui a encaissé le choc, avec une baisse de 0,4% par an depuis la mi-2017, ce qui ne s’était jamais vu. En partie, c’est l’effet des mesures en faveur des personnes éloignés de l’emploi, dont la contribution à la production est plus faible que celle des salariés en place. Quand un jeune désœuvré ou un sénior fatigué rejoignent l’emploi, la productivité moyenne baisse, mais c’est quand même une bonne nouvelle.

Quantitativement cependant, l’explication est courte. L’OFCE a récemment analysé les raisons de la bonne performance de l’emploi. Éric Heyer et ses collègues mettent effectivement en évidence un impact du coût du travail (130.000 emplois) et un effet de la formation (250.000 apprentis supplémentaires), mais qui ne suffisent pas à expliquer les résultats observés. Pour tenter de le faire, il faut tenir compte des aides exceptionnelles aux entreprises pendant la crise sanitaire, qui ont maintenu à flot des activités non viables (300.000 emplois) et de la baisse moyenne de la durée du travail, qui tarde pour le moment à retrouver son niveau d’avant la crise sanitaire (160.000 emplois). Et malgré cela, le compte n’y est pas : près de 500.000 créations d’emplois restent inexpliquées.

La question est de savoir si cette bonne performance est acquise, ou précaire. Les temps changent. Suspendues pendant la crise sanitaire, les défaillances d’entreprises se multiplient depuis quelques mois, accélérées par le durcissement des conditions de financement. Les comportements de rétention de main d’œuvre, qui s’étaient répandus dans le contexte de fortes difficulté de recrutement, n’ont plus lieu d’être. Et même les succès de la politique publique de l’emploi apparaissent fragiles : le million d’apprentis coûte près de 25 milliards aux finances publiques, selon les calculs de Bruno Coquet. Signe d’un mauvais ciblage, près des deux tiers viennent de l’enseignement supérieur.

Dans ces conditions l’objectif de plein emploi à la fin du quinquennat, qui a été réaffirmé début janvier, peut-il être atteint ? Pour l’immédiat, les prévisions sont unanimement moroses. Dans les prochains trimestres, vont en effet se cumuler une croissance quasiment à l’arrêt et les effets du durcissement des conditions de crédit sur la gestion des effectifs des entreprises. Et pour la suite, il va falloir éviter de déstabiliser encore plus le marché du travail, et d’ajouter ainsi la fureur au bruit.  Ce n’est pas l’heure des réformes à la hussarde.

La première priorité est de traiter les problèmes de fond qui se sont manifestés en période de haute conjoncture de l’emploi. Il y a un an encore coexistaient un chômage élevé et de fortes difficultés de recrutement. Dans de nombreuses branches professionnelles, les freins à la croissance se situaient du côté de l’offre de travail. Cet épisode a montré que l’économie française n’était pas en état de fonctionner en régime de haute pression. Pour y remédier, il faut agir à la fois sur la formation, sur l’attractivité des métiers et sur l’appariement entre offre et demande de travail. Il faut aussi résoudre les problèmes de logement qui empêchent les salariés d’habiter à distance raisonnable de leur lieu de travail. La création de France Travail est une bonne initiative, mais pour améliorer le fonctionnement du marché du travail, il faudra autre chose qu’un changement d’appellation.

Agir sur la demande de travail des entreprises n’est aujourd’hui pas envisageable, car les allégements bas salaires coûtent déjà de l’ordre de 70 milliards. C’est excessivement onéreux, particulièrement dans un contexte budgétaire très tendu. Cependant toute mise en cause substantielle risquerait de conduire les entreprises à revoir leurs politiques d’emploi. Cela plaide pour la stabilité, à l’exception sans doute du « bandeau famille » (les exonérations sur les salaires supérieurs à 2,5 Smic), dont l’efficacité pour l’emploi est sujette à caution.

Reste la question des règles d’indexation du Smic. Aujourd’hui 17% des salariés (et plus du quart de ceux des TPE) sont au Smic, contre 12% en 2021. Cette augmentation brutale est l’effet des règles d’indexation, qui ont protégé les salariés du bas de l’échelle des hausses du prix de l’énergie et des produits alimentaires. Mais parce qu’elle écrase l’éventail des salaires et crée un sentiment de paupérisation chez ceux que rattrape le salaire minimum, cette situation n’est pas tenable. Soit l’ensemble des salaires s’ajuste, et la proportion des smicards revient vers 10-11%, soit il faudra revoir les règles de formation du salaire minimum, comme le propose le groupe d’experts dans son dernier rapport.  

L’objectif du plein emploi demeure le bon, mais dans un contexte plus difficile, il apparaît plus lointain. Il ne faut pas perdre le cap.

Le secret des COP

Chronique Le Monde, 23 décembre 2023

Il est bien difficile de juger des résultats de la COP28, qui s’est réunie début décembre à Dubaï. Les uns retiennent les engagements marquants et concrets comme le triplement des capacités renouvelables d’ici 2030, ou l’engagement d’un certain nombre de compagnies pétrolières à éliminer les fuites de méthane. Les autres relèvent les précautions de langage qui réduisent la portée de l’engagement à sortir graduellement des énergies fossiles, ou l’incapacité des pays du Nord à contribuer significativement à la décarbonation du Sud.  

Chaque conférence annuelle donne lieu à ce genre de controverse. L’opinion en retient sans doute que l’impact de ces grand-messes se mesure plus en tonnes de carbone brûlées dans les trajets en avion des participants qu’en émissions évitées par les résolutions adoptées. C’est en tout cas les bilan qu’en tirent les activistes du climat, dont le désenchantement, chaque année plus visible, nourrit la fureur.

Les économistes ne sont pas en reste. Christian Gollier et Jean Tirole, par exemple, n’ont pas été avares de critiques sur la stratégie des engagements volontaires, dont ils redoutaient qu’elle ne fasse que prolonger l’inaction collective tout en entretenant l’illusion du mouvement (« Negotiating effective institutions against climate change », Economics of Energy & Environmental Policy Vol. 4, No. 2, septembre 2015). C’est ce qui les conduisait à plaider pour une tarification du carbone.

La raison en était simple : en bonne logique économique, un accord non contraignant comme celui de Paris ne permet pas de résoudre le problème du passager clandestin. Réduire les émissions de gaz à effet de serre demande en effet des efforts. S’ils ont collectivement intérêt à y consentir pour maîtriser le réchauffement, les pays participants ont individuellement intérêt à ne rien faire et à laisser aux autres la charge de ces efforts. C’est sur la foi de cette logique que Gollier et Tirole jugeaient avec sévérité l’accord de Paris de décembre 2015, qui n’oblige pas les pays participants à se fixer des objectifs ambitieux, ni surtout à s’y tenir.   

Huit ans plus tard, on peut mesurer les effets de cet accord et si ceux-ci sont très clairement insuffisants, ils sont loin d’être négligeables. Le programme des Nations-Unies pour l’Environnement indique par exemple que sur la base des politiques en place, les émissions mondiales devraient augmenter de 3% seulement entre 2015 et 2030, au lieu de 16% prévus avant l’accord de Paris. S’agissant des seules émissions du secteur de l’énergie, l’Agence internationale de l’énergie estime qu’elles devraient bientôt commencer à décroître pour retrouver en 2030 le niveau de 2015, au lieu d’augmenter de plus de 20% dans un scénario au fil de l’eau.

Évidemment, c’est loin de ce qu’il faudrait pour atteindre la neutralité climatique en 2050 et limiter ainsi la hausse des températures (il faut rappeler que le réchauffement dépend du stock de gaz à effet de serre, et qu’arrêter la hausse des températures suppose de ramener les émissions nettes à zéro). Les alarmes des militants du climat restent tout à fait justifiées.    

Mais la question demeure : pourquoi un processus non-contraignant semble-t-il produire des effets alors que la logique économique voudrait qu’il n’en ait aucun ? La première réponse tient à la mécanique mise en œuvre : d’une conférence annuelle à l’autre, les engagements deviennent plus précis, les résultats sont mieux mesurés, les sociétés civiles se font plus pressantes. Sur fond d’angoisse planétaire s’organise ainsi une concurrence pour la performance. Même les gouvernements climato-sceptiques (la Pologne en 2018) ou les producteurs de pétrole (Dubaï en 2023) se voient contraints de contribuer à l’entreprise commune. Il faut l’impudence d’un Trump ou d’un Bolsonaro pour ne pas jouer le jeu.

Les engagements de réduction des émissions ont ensuite atteint une crédibilité suffisante pour qu'une fraction significative des entreprises mondiales investisse dans la construction d'une économie décarbonée. S’est ainsi engagée une guerre entre un capitalisme « brun » et un nouveau capitalisme « vert » qui parie sur le développement de technologies propres. Ces initiatives ont été encouragées par les investisseurs qui prennent au sérieux le risque de se retrouver avec des actifs sans valeur.

Le progrès technique a enfin changé de direction. Alors qu’il y a dix ou vingt ans éoliennes, fermes solaires et voitures électriques apparaissaient comme des utopies sans avenir, ces technologies sont aujourd’hui compétitives ou sur le point de le devenir. Tandis que l’Agence internationale de l’énergie attendait ainsi en 2015 que les véhicules électriques représenteraient moins de 5% des immatriculations mondiales en 2030, sa dernière livraison prévoit qu’ils atteindront à cette date le seuil de 40%. Pour mettre en mouvement l’innovation, il a suffi d’ouvrir la voie vers une économie irréversiblement plus verte.

L’optimisme est donc permis. Mais il faut avoir conscience des limites de l’évolution en cours. Rien n’indique par exemple qu’elle puisse changer la donne en matière de rénovation des bâtiments ou qu’elle puisse avoir un impact sensible sur les émissions des élevages bovins. Pour réduire les émissions de ces secteurs, il faudra autre chose. Quant à l’adoption des technologies décarbonées par les pays du Sud, elle bute aujourd’hui sur le financement des investissements nécessaires. C’est à ces obstacles qu’il faut maintenant s’attaquer. Les économistes n’avaient pas complètement tort : pour accomplir la transformation nécessaire, il faudra un prix du carbone et des financements.     

Taux d'intérêt : Que s'est-il passé ? 

Chronique Le Monde, 18 novembre 2023

Il y a deux ans, au sortir de la crise sanitaire, et avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les taux sans risque à 10 ou 20 ans étaient négatifs. Ils sont aujourd’hui uniformément supérieurs à 2,5%. L’écart de taux à dix ans entre la France et l’Allemagne était proche de 30 points de base (0,3 points de taux d’intérêt). Il avoisine aujourd’hui les 60 points.  Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que ça change ? Et quelles conséquences faut-il en tirer ?

La première explication qui vient à l’esprit est évidemment le relèvement des taux d’intérêt opéré à partir de l’été 2022. Le choc inflationniste de 2022 a conduit les banques centrales à relever leurs taux directeurs, d’autant plus précipitamment qu’elles avaient longtemps cru que la flambée des prix serait transitoire. En zone euro, le taux de la banque centrale (BCE) est ainsi passé de zéro à 4,5% en l’espace d’à peine plus d’un an. Mais ce relèvement n’a porté que sur les taux au jour le jour et, par contagion, sur les taux à quelques mois. Ce n’est pas par des facteurs monétaires, par nature contingents, qu’on peut expliquer une hausse aussi nette des taux à 10 ans. 

L’explication pourrait être que les marchés anticipent un relèvement durable de l’inflation. Ce n’est cependant pas le cas : malgré la violence du choc de 2022, les perspectives de hausse des prix pour le moyen terme n’ont décroché de la cible de la BCE que dans une mesure très limitée. Ni les anticipations de marché, ni celles des prévisionnistes ne s’écartent aujourd’hui substantiellement de 2%. Ce ne peut pas être elles qui justifient un relèvement aussi marqué des taux longs. Autrement dit, la raison de l’augmentation des taux longs est à rechercher dans les mutations de l’économie réelle.

Alors que s’est-il passé ? Pour le comprendre, les économistes raisonnent en termes de taux d’intérêt réel d’équilibre. Généralement noté r*, ce taux est celui qui égalise épargne et investissement lorsque l’économie est au plein emploi des ressources. C’est un taux réel qui ne dépend pas de l’inflation mais de déterminants comme la croissance, la démographie et l’équilibre global entre demande et offre d’actifs sûrs.

La difficulté est que r* n’est pas directement observable. Il ne peut être approché qu’indirectement, à partir des taux longs, d’une appréciation de ce qu’est l’inflation anticipée et d’un jugement informé sur l’état de l’économie. Mais cela n’empêche pas qu’il joue un rôle important dans la conduite de la politique monétaire. Dans le même environnement d’anticipations d’inflation, le même taux directeur n’a ainsi pas le même impact selon que le taux réel d’équilibre est nul, négatif ou au contraire proche de 2%.

Avant le choc de 2022, un certain consensus s’était formé autour de l’idée que le taux réel d’équilibre avait substantiellement baissé depuis les années 1980, et qu’à la veille du choc Covid il se situait très certainement en territoire négatif. Cela conduisait à réévaluer les rôles respectifs de la politique monétaire et de la politique budgétaire. La première était de plus en plus contrainte, parce qu’avec un taux réel d’équilibre négatif et une inflation quasi-nulle le maniement des taux butait sur un plancher. La seconde se voyait à l’inverse réhabilitée, puisque cet environnement accroissait ses marges d’action. Avec un taux réel inférieur au taux de croissance de l’économie toute dette, aussi élevée soit-elle, finit en effet par s’éteindre d’elle-même. C’est ce nouveau paradigme qu’avait mis en lumière Olivier Blanchard.

Nul ne sait à quoi il faut attribuer la remontée des taux longs, ni si elle est durable. Il se peut qu’il ne s’agisse que d’une bouffée d’inquiétude. Mais on peut aussi envisager que l’inquiétude persiste (les raisons ne manquent pas) ou que les marchés aient réévalué à la hausse les besoins d’investissement (pour la défense ou la transition climatique) et en aient tiré les conséquences. En attendant le fait est là, et il change la donne. Comme l’a écrit Blanchard dans un billet récent, un responsable des comptes publics ne peut pas gager son budget sur le pari que les taux vont à nouveau baisser. Il doit se financer aux conditions qui prévalent sur le marché obligataire.

La situation n’est pas catastrophique : nous ne sommes pas revenus aux années 1980 ou 1990, quand le taux d’intérêt était nettement supérieur au taux de croissance. Mais même si l’on fait l’hypothèse, aujourd’hui raisonnable, que taux d’intérêt réel et taux de croissance tendanciel sont approximativement égaux, cela induit des conséquences majeures. En particulier, cela impose, pour maîtriser l’endettement public, de ramener les déficits primaires (hors charge d’intérêt de la dette) à zéro.

En France, la programmation des finances publiques vise, pour 2027, à ramener le déficit public en-dessous des 3% du PIB, pour s’inscrire dans le cadre budgétaire européen. Mais cette contrainte est à peine plus dure que celle qu’impose aujourd’hui la stabilisation de l’endettement public. Avec un taux d’intérêt à 10 ans autour de 3,5% sur 2023-2027, la trajectoire des comptes publics qui vient d’être votée aboutit en effet à l’élimination complète du déficit primaire, qui a été de 2,7% du Produit Intérieur Brut en 2022.

Autrement dit nous sommes passés en deux ans seulement, et sans complètement en avoir conscience, d’une discipline exogène, essentiellement induite par le cadre européen, à une discipline endogène, essentiellement imposée par l’impératif d’éviter une évolution incontrôlable du ratio dette publique. Quantitativement, les implications pour la politique économique ne sont pas de premier ordre. Qualitativement, c’est un changement de monde.

Macron choisit une écologie de l'offre

Chronique Le Monde, 7 octobre 2023

La planification a partie liée avec la rareté. Dans une économie abîmée par la guerre, c’est la pénurie de ressources productives qui avait conduit à mettre en place le Plan, et c’est l’abondance retrouvée qui avait progressivement mené à son abandon. C’est aujourd’hui la rareté des ressources naturelles – climat, biodiversité, eau – qui motive la renaissance de la démarche planificatrice. Nous sommes entrés dans une nouvelle économie de la pénurie.

Les économistes ont longtemps cru que la réponse au défi climatique passait par la seule tarification du carbone. Et il est vrai que celle-ci garantirait l’efficience économique. Mais sans même parler de faisabilité politique, la fiscalité carbone ne suffit pas à guider l’effort collectif. Programmer le durcissement des interdictions de location des passoires thermiques ou bannir la mise sur le marché des véhicules thermiques à partir de 2035, c’est signaler, mieux que par l’annonce d’une trajectoire future de prix, l’ampleur de la transformation que nous devons engager.     

Petit à petit, les contours de la planification écologique se dessinent. Ont ainsi été fixés, secteur par secteur, des objectifs précis de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, en cohérence avec la cible de neutralité climatique à l’horizon 2050 (voir Mieux Agir : La planification écologique, septembre 2023). Par exemple, on sait désormais que le gouvernement compte faire passer la part des résidences principales chauffées au fioul de 11% en 2021 à 3,6% en 2030, et qu’il vise parallèlement à multiplier par dix les déplacements en covoiturage, ou encore qu’il veut inverser la tendance au déclin de la part modale du fret ferroviaire pour la faire remonter de 10% aujourd’hui à 18% en 2030.

Énoncer de tels objectifs est important, parce que cela indique où doit porter l’effort, et rend le gouvernement comptable des écarts entre ambitions et résultats. Mais cela ne suffit pas. Mieux Agir est, d’abord, d’un document de consultation, qui doit encore être traduit dans des textes législatifs ou réglementaires pour avoir valeur d’engagement. Si des mesures ont été prises et des financements annoncés, l’identification des politiques publiques qui produiront les résultats attendus reste encore incomplète. Les stratégies de décarbonisation du passé ont trop souvent misé sur la puissance performative du verbe.

Manque enfin la programmation des moyens associés, au-delà de l’année 2024. Dix milliards d’autorisations d’engagement, dont environ 8 pour le climat, c’est évidemment un effort sans précédent, d’autant plus remarquable qu’il intervient dans un contexte budgétaire tendu. Mais c’est un effort qui devra être prolongé et amplifié pour atteindre les quelque 34 milliards de crédits publics requis pour financer la transition.

On attendait donc beaucoup du Conseil de Planification Écologique de la fin septembre. Or si les déclarations présidentielles faites à cette occasion indiquent une orientation, elles ne fixent pas une trajectoire de mesures et ne proposent pas un récit collectif.

L’orientation est visiblement inspirée par l’exemple américain. Ce que le Président a annoncé, c’est un une écologie de l’offre qui met l’accent sur la création de valeur économique et la souveraineté. Comme Biden avec l’Inflation Reduction Act, Macron a voulu rassurer en promettant la création de filières industrielles nationales et européennes. Comme Biden aussi, il a écarté les mesures réglementaires telles que l’interdiction d’installer des chaudières à gaz, au profit de mesures incitatives comme les subventions.

Ce double choix se comprend bien, à ceci près que sa contrepartie n’est pas énoncée. Or il induit nécessairement une hausse du coût économique et budgétaire de la décarbonation. En comparaison d’une approche réglementaire, une démarche incitative impose en effet de dépenser plus pour atteindre le même résultat. C’est assez intuitif : dans le premier cas, la puissance publique joue principalement sur la contrainte, et réserve l’instrument budgétaire à l’appui aux acteurs qui ne peuvent supporter seuls le coût des nouveaux standards ; dans le second, elle doit subventionner à hauteur de ce qu’il faut pour déclencher un changement des comportements, y compris en soutenant les acteurs qui pourraient se passer des aides publiques.

La différence entre la France et les États-Unis, cependant, c’est que là où Biden est libre de ses mouvements, nous sommes doublement contraints par l’Europe : d’un côté par les objectifs climatiques communs, et de l’autre par le cadre budgétaire dont la réforme en cours ne prévoit pas, à ce stade, d’exemption verte. On comprend dès lors que le président Macron ait, à l’issue du Conseil de Planification du 25 septembre, annoncé que la France se battrait pour réformer le Pacte de stabilité. Mais le combat est loin d’être gagné, parce que l’Allemagne n’est pas sur la même ligne.

Reste enfin l’enjeu du récit. Les Français ont besoin d’être rassurés et il importe que le Président ait souligné qu’il ne fallait laisser personne sans solutions. Mais ils ont aussi besoin qu’on leur propose un but et qu’on les associe à l’effort. À force de vouloir ne laisser aucune prise aux démagogues qui, sans souci de cohérence, prétendent partager l’ambition mais refusent l’effort que celle-ci implique, Emmanuel Macron a manqué l’occasion d’énoncer un récit mobilisateur. Comme l’a écrit en son temps Jean Monnet à propos du Plan, « on ne pourra pas transformer l’économie française sans que le peuple français participe à cette transformation ». C’est aussi vrai aujourd’hui qu’en 1945.     

Les trois moteurs d'une inflation structurelle

Chronique Le Monde, 2 septembre 2023

Il faut fournir un sérieux effort d’imagination pour se rappeler qu’il y a trois ans exactement, lors du symposium annuel de la Réserve fédérale à Jackson Hole, il n’était encore question que des périls d’une inflation trop faible et des moyens de la combattre. Cette année, le ton était tout autre. Avec une grande fermeté, la BCE comme la Fed ont mis l’accent sur l’impératif de ramener l’inflation à 2% pour tenter de restaurer une crédibilité entamée par les mauvais résultats de 2022. On ne peut leur tenir rigueur de le faire.

Cependant si la Fed s’en tient essentiellement à piloter les anticipations de taux pour les mois à venir, la BCE a commencé à développer une analyse plus structurelle. Au fil d’une série de discours, d’Isabel Schnabel d’abord (la membre allemande du Directoire), puis de la présidente Christine Lagarde, s’élabore l’idée que nous serions entrés, depuis 2020, dans une nouvelle période marquée par la prégnance des risques inflationnistes.

Le discours de Christine Lagarde à Jackson Hole est l’expression la plus articulée de cette analyse. Il cite trois mutations durables : le changement de contexte énergétique, qu’amplifie la transition accélérée vers une économie décarbonée ; la fragmentation croissante de l’économie mondiale, sous l’effet notamment de la montée des rivalités géopolitiques ; et les transformations d’un marché du travail toujours marqué par les séquelles de la pandémie. La conjonction de ces trois facteurs pourrait signer non seulement la fin d’une décennie déflationniste, mais celle aussi de la « grande modération » entamée au début des années 1990.

Il ne fait guère de doute que la guerre en Ukraine marque la césure entre une période d’abondance de l’énergie fossile et une période de mutation des systèmes énergétiques. À terme, cette mutation mettra fin à la dépendance aux énergies carbonées et devrait restaurer une forme d’autosuffisance énergétique, qui devrait être facteur de stabilité. Mais les vingt ans qui viennent risquent d’être marqués par la récurrence des chocs sur les approvisionnements en minéraux critiques et par la fragilité d’un système énergétique en transformation. On ne reviendra pas à un monde où gaz russe et gaz de schiste américain assuraient l’équilibre du marché sans trop de variation des prix.

Il y aussi beaucoup de raisons de penser que les rivalités géopolitiques et la fragmentation de l’économie mondiale vont avoir un net impact inflationniste. Pour légitime qu’il soit, l’impératif de résilience a un coût, qui va se mesurer en points d’inflation supplémentaires. S’y ajoute l’effet de ce qu’on appelle pudiquement réduction du risque chinois, qui est souvent le paravent du protectionnisme, dans un contexte ou après avoir près de trois décennies durant joué le rôle d’armée de réserve mondiale, la Chine avait de toute façon cessé d’exercer une pression désinflationniste sur l’économie globale. Sur ce terrain les banquiers centraux ne sont pas en position décisionnaire, mais ils ont raison de dire avec fermeté que les choix politiques se payent.

Les choses sont moins claires en matière de marché du travail. Certes, dans l’immédiat, la baisse de l’offre de travail et la faiblesse des gains de productivité se traduisent en choc sur les prix. Mais les progrès de l’intelligence artificielle vont sans doute avoir l’effet inverse. Nul ne sait trop, à ce stade, quel va être l’impact de l’IA générative sur la productivité, mais les premiers travaux disponibles indiquent qu’il pourrait être substantiel. Son impact sur l’offre de biens et services pourrait finalement être nettement positif, si toutefois les titulaires des emplois détruits ne se retrouvent pas brutalement exclus du marché du travail.

On ne peut donc pas faire grief à la BCE de tenter d’y voir clair dans l’impact des mutations structurelles sur l’inflation. Mais la difficulté, pour elle comme pour les autres banques centrales, est double. Il leur faut d’abord conserver l’équilibre dans l’appréciation des risques. Il ne faudrait pas qu’à nouveau, la priorité du moment occulte les risques de sens contraire. Si les tendances à la déflation ont dominé pendant près de dix ans, c’est que les forces qui y poussaient étaient puissantes. Il serait dangereux de les sous-estimer.

La seconde difficulté tient à ce que les changements structurels ont aussi des implications pour la stratégie monétaire. Dans les temps ordinaires, un objectif d’inflation de 2% est raisonnable. Mais lorsque les prix relatifs sont affectés de chocs multiples et de grande ampleur, tantôt à la hausse et tantôt à la baisse, il risque d’être trop bas. À vouloir enserrer ces prix relatifs dans un corridor trop étroit, on risque d’étouffer les ajustements nécessaires. C’est pourquoi on ne doit pas faire l’économie d’une réflexion sur la bonne réponse à la récurrence des chocs émanant de l’offre plutôt que de la demande.

Certains prônent, à terme, un relèvement de la cible d’inflation. Bien sûr, ce n’est pas le moment de le dire. Mais comme l’a récemment écrit Jason Furman à propos de la Fed, le moment viendra bientôt où la BCE pourra investir sa crédibilité dans un changement de cible. Alternativement, elle pourrait s’inspirer des pays émergents, qui font face à une forte instabilité et où l’objectif d’inflation est souvent défini par un couloir, avec plancher et plafond. Plus largement, comme l’a montré l’épisode de choc sur le prix de l’énergie de 2022, la réponse à l’instabilité ne devrait pas relever de la seule politique monétaire. Il y faudra sans doute une nouvelle division du travail entre celle-ci et la politique budgétaire. C’est maintenant qu’il faut commencer à réfléchir au nouveau régime de politique économique.

Il y a de très bons arguments pour un impôt exceptionnel sur le capital

Chronique Le Monde, 17 juin 2023

Le débat sur le financement de l’action pour le climat est désormais engagé. Il ne porte que secondairement sur les montants en jeu. Ce qui fait question, ce sont d’abord les moteurs de la transformation qui s’annonce, la nature du soutien public, et les conditions de financement des dépenses publiques qui vont être dédiées à la transition climatique.

Nul ne doute plus de ce que le verdissement de l’économie aura le caractère d’une révolution industrielle. Mais au contraire de celles du passé, cette révolution-là sera guidée par les politiques publiques. Peu importe, en fait, que celles-ci passent par la tarification du carbone, les subventions ou la réglementation. Dans un premier temps en tout cas, le fait déclencheur des investissements sera une intervention publique. À terme, l’économie verte se révèlera peut-être plus efficace que l’économie brune, et finira dans certains domaines par s’imposer en l’absence de toute politique publique. C’est même ce qu’il faut viser : la décarbonation ne sera irréversible que lorsqu’elle ne sera plus dépendante du soutien public. Mais nous n’en sommes pas là : même si l’électricité renouvelable est en train de devenir moins coûteuse que l’électricité fossile, ce n’est toujours pas vrai si l’on raisonne en coût complet, en tenant compte de la nécessité, pour pallier l’intermittence, de doubler les capacités renouvelables par des capacités fossiles. Tant que ce handicap n’aura pas été éliminé, une action publique demeura indispensable.

Cette action peut bien entendu prendre plusieurs formes. Comme l’a confirmé une récente conférence du Peterson Institute de Washington, les approches diffèrent considérablement entre l’Europe, qui mise sur la réglementation et la tarification du carbone, et les États-Unis, qui jouent principalement sur les subventions. Cela pose d’ailleurs de redoutables problèmes de compatibilité entre ces stratégies. Le cas européen se distingue aussi par le rythme de la transformation engagée : pour atteindre la neutralité carbone en 2050, la France et les autres pays de l’UE se sont fixé d’éliminer les chauffages au fuel, d’accélérer la sortie du gaz, de rénover les passoires thermiques, de hâter le passage aux renouvelables, de pousser l’électrification du parc automobile, et de décarboner l’industrie manufacturière. Une action aussi vigoureuse ne se conçoit pas sans un soutien budgétaire important.

Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, envisage d’orienter l’épargne vers le financement de la transition. C’est une excellente idée : partout où une initiative financière peut remplacer l’effort budgétaire, il faut y recourir. Mais le taux du Livret A est aujourd’hui de 3%, contre 2,7% pour les nouveaux crédits immobiliers, selon les derniers chiffres de la Banque de France. C’est une ressource chère. À moins de très substantielles bonifications (et donc d’un coût budgétaire élevé), la réorientation de l’épargne ne suffira pas à déclencher les investissements requis.

La facture budgétaire de la transition résulte à la fois de dépenses (principalement de rénovation des bâtiments publics) dont la charge incombe à l’État et les collectivités, de la nécessité de permettre aux investissements climat d’atteindre le seuil de rentabilité, et des soutiens publics aux ménages et aux PME qui n’ont pas aujourd’hui accès au crédit. Il faut rappeler que pour les ménages de la classe moyenne, l’investissement dans la rénovation du logement ou l’achat d’un véhicule électrique représente à chaque fois plus d’une année de revenu.

Calibrer trop juste les mesures de soutien, ce serait prendre un double risque : celui que les investissements ne se fassent pas, et celui qu’enjoints d’investir mais dépourvus des capacités de le faire, ménages et TPE se révoltent contre une équation sans solution. Des épisodes récents, en Allemagne notamment, illustrent le danger de fixer des normes impératives mais de sous-dimensionner les dispositifs d’aide.

Un effort accru peut bien entendu être financé par un redéploiement des dépenses publiques, avec notamment un meilleur ciblage des aides, et une réduction des dépenses fiscales brunes. Pour désirable qu’il soit cependant, ce redéploiement est aussi politiquement difficile. C’est ce qui amène à considérer deux options : l’endettement et les prélèvements.

En dépit des alarmes que suscite la vigilance des agences de notation, la première option ne doit pas être écartée. Puisque l’investissement dans la rénovation des bâtiments publics est porteur d’économies à venir sur la consommation de combustibles fossiles, pourquoi ne pas construire pour le financer un instrument dédié ? Ce serait plus légitime que de recourir à la dette pour financer des dépenses courantes, comme nous l’avons fait depuis des années. Et ce serait de nature à rassurer les agences de notation sur la finalité de l’endettement public.

La deuxième option est de recourir aux prélèvements. La gamme des possibles est ici large, mais comme le rappelle Xavier Ragot, il existe de très bons arguments pour un impôt exceptionnel sur le capital. Pourvu que l’engagement à un prélèvement non-récurrent soit crédible, cette option n’aurait pas d’effets négatifs sur les comportements d’investissement. Or même si elle s’étale sur deux ou trois décennies, la transition offre précisément l’occasion d’une telle crédibilité. Calculé sur le capital financier de l’année 2023, le prélèvement serait générateur d’une dette à l’égard de l’administration fiscale dont les ménages pourraient s’acquitter, à leur choix, selon différentes modalités. Cela n’a évidemment rien à voir avec un ISF vert. 

C’est maintenant, en vue du prochain budget, que ces choix doivent être faits. Il n’est plus temps de tergiverser. 

Pour guider les politiques et bien mesurer leurs effets, il va falloir de nouveaux outils statistiques

Chronique Le Monde, 13 mai 2023

« La marée qui monte soulève tous les bateaux ». Pendant des décennies, cette phrase de John Kennedy a exprimé le consensus autour de la croissance économique. Dans la France de l’après-guerre syndicats et patronat s’écharpaient sur tout, sauf sur l’impérieuse nécessité de faire grossir le gâteau.

C’est dans les années 1970, avec le rapport du Club de Rome, que ce consensus a commencé d’être mis en cause et qu’est apparu le thème de la décroissance. Mais il a fallu attendre la première décennie de ce siècle pour que la critique s’affirme. En 2009 paraissent coup sur coup le livre de Tim Jackson, Prospérité sans croissance (De Boeck, 2017), et le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Le premier mettait en cause l’objectif d’une croissance indéfinie de la production matérielle, le second la nature des indicateurs à l’aune desquels apprécier la réussite d’une économie.

D’un questionnement, pour légitime qu’il soit, ne naît cependant pas nécessairement une alternative. Depuis plusieurs années maintenant, les statisticiens s’attachent à définir une mesure plus adéquate de la valeur de l’activité économique. Mais en dépit de leur entêtement, ces efforts n’ont pas débouché sur un substitut satisfaisant au PIB. Les « tableaux de bord » fondés sur une multiplicité d’indicateurs ne suscitent guère que l’indifférence même lorsqu’ils sont, comme en France, l’objet d’une définition législative. L’indicateur de développement humain publié par les Nations-Unies a l’avantage d’illustrer de manière saisissante que prospérité partagée et croissance ne se confondent pas, mais sa définition est empreinte d’un inévitable arbitraire.

Surtout, ces alternatives n’offrent pas un système comptable susceptible de servir de cadre à des mesures sectorielles ou à des comptes d’agents. La grande faiblesse du PIB est de porter la trace du contexte historique dans lequel il été conçu, mais sa grande force est d’être la clef de voûte d’un système cohérent de comptabilité économique.

Ces sujets qui pouvaient apparaître sans enjeu immédiat ont pris un relief nouveau dans la perspective de la transition climatique. Faute de bonnes mesures de la performance, observait le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, les décideurs sont en effet « comme des pilotes qui chercheraient à maintenir un cap sans avoir de boussole fiable ». Concrètement le PIB est peut-être une mesure adéquate de la production, mais il ne fournit certainement pas une bonne mesure du bien-être et on ne peut pas le prendre pour guide dans le pilotage de la transition, puisqu’il ignore la notion même de soutenabilité.

C’est pourquoi l’Insee envisage aujourd’hui la publication de comptes nationaux « augmentés » qui comprennent notamment une mesure du PIB ajusté des dommages induits par les émissions de gaz à effet de serre. Mettre au point cet indicateur, et surtout le fiabiliser, suppose néanmoins que soit stabilisée une méthode de valorisation des dommages occasionnés par les émissions. Il faut, autrement dit, un prix du carbone qui reflète précisément la valeur sociale des désordres climatiques que provoque le relâchement de tonnes de carbone dans l’atmosphère. Or c’est , malgré de nombreux travaux (en France, notamment, ceux d’Alain Quinet sur la valeur de l’action pour le climat), un sujet sur lequel les économistes sont loin d’avoir trouvé un consensus.

Un autre exemple, pourtant conceptuellement plus simple, touche aux émissions des ménages. Le laboratoire sur les inégalités mondiales publie des données intéressantes sur la contribution des différentes catégories de ménages aux émissions de gaz à effet de serre, mais ces travaux pionniers sont méthodologiquement fragiles. Ils supposent par exemple que le contenu en carbone des différents biens est proportionnel à leur valeur, alors par exemple que la production d’une bouteille de vin à 100 euros n’émet pas dix fois plus de carbone qu’une bouteille à 10 euros. De même, l’affectation aux ménages des émissions induites par l’investissement des entreprises se fait sur la base d’hypothèses forfaitaires. On est loin d’une comptabilité précise.

Troisième exemple, l’incidence de la transition sur l’inflation. Des problèmes délicats vont se poser. En comptabilité nationale, la méthode de prise en compte des nouveaux produits suit des règles bien établies (qui ont été réaffirmées au moment où la révolution numérique a provoqué de fortes baisses de prix des produits électroniques, comme par exemple ceux des téléphones). Lorsqu’apparaît un nouveau produit, les statisticiens le font entrer dans l’indice, puis calculent chaque année l’évolution des prix sur la base du nouveau panier. Rien que de très normal jusqu’ici.

Mais que va-t-il se passer avec l’électrification du parc automobile ? Les véhicules électriques sont aujourd’hui sensiblement plus chers à l’achat que les véhicules thermiques (en revanche, leur coût d’usage est plus faible, à la fois parce qu’ils fonctionnent à l’électricité et parce qu’ils se réparent plus facilement). Le paradoxe est qu’avec les baisses de prix attendues, l’incidence de leur mise sur le marché et de leur généralisation progressive sera désinflationniste, alors même que la perception des ménages sera qu’ils doivent payer plus cher pour un véhicule qui rend le même service. Désinflation pour les statisticiens, coût de la vie accru pour les ménages : le cocktail risque d’être fortement détonnant.

Le temps des controverses abstraites est passé. Nous entrons dans celui des débats concrets. Pour guider les politiques et bien mesurer leurs effets, il va falloir de nouveaux outils statistiques et comptables. Le grand chambardement a commencé, il n’est pas près de se terminer. 

L'UE est loin de s'être dotée d'une doctrine de politique industrielle

Chronique Le Monde, 1er avril 2023

 

Hier vilipendée, la politique industrielle fait aujourd’hui son grand retour. Aux États-Unis, elle sous-tend deux textes de loi récents, le CHIPS and Science Act et l’Inflation Reduction Act, et la représentante au Commerce, Katherine Tai, vient de lui consacrer une longue interview à Foreign Policy. En Europe la Commission, qui se refusait jadis à en parler, vient de publier coup sur coup un un programme industriel vert (Green Deal Industrial Plan, février 2023) et la stratégie industrielle associée (Net Zero Industry Act, mars 2023). Quant à la Chine, elle n’a jamais cessé de la pratiquer, avec notamment le programme Made in China 2025 lancé en 2015 pour faire passer le pays du statut d’usine du monde à celui de grande puissance économique.

Il ne manque pas de motifs pour rompre avec la neutralité qui a longtemps prévalu quant à la nature de ce qu’un pays produit. Le premier touche à la résilience : la crise sanitaire a rendu tous les gouvernements conscients des vulnérabilités qu’impliquait une confiance excessive en la capacité du marché mondial à tout fournir à tout moment. Ils ont manqué à leur premier devoir en se montrant incapables de satisfaire les besoins en masques et ne veulent pas qu’on les y reprenne.

Le deuxième motif est social et politique : en 2016, l’élection de Trump a souligné les conséquences d’une indifférence aux conséquences sociales de la mondialisation. La réponse traditionnelle des économistes – redistribuer les gains du commerce international pour indemniser les perdants de l’ouverture aux échanges – n’a généralement pas été mise en œuvre et quand elle l’a été, les transferts monétaires n’ont rien résolu. Ce n’est pas par hasard que Biden met l’accent sur le fait que sa politique a pour but de créer de bons emplois pour la middle class.     

Le troisième motif est géopolitique : la montée en gamme de la Chine et les positions dominantes qu’elle a acquise dans certains secteurs critiques ont attiré l’attention des responsables américains, mais aussi européens, sur les risques de dépendance technologique. Dans un contexte où la guerre est redevenue une possibilité réelle, la gamme des secteurs considérés comme stratégiques ne cesse de s’étendre.  

Enfin le dernier motif tient à la transition climatique. La Chine produit aujourd’hui les trois-quarts des panneaux solaires et des batteries et les deux-tiers des véhicules électriques. Voir s’installer une suprématie chinoise sur les produits qui feront l’industrie de demain serait évidemment inacceptable pour les États-Unis ou les pays européens, qui envisagent l’atteinte de la neutralité carbone comme le vecteur d’une transformation industrielle.

Mais si le principe est relativement clair, finalité et modus operandi de cette politique restent incertains. Brian Deese, lorsqu’il était directeur du National Economic Council, a défini la première comme l’identification des domaines dans lesquels l’initiative privée « ne suffira pas à mobiliser les investissements nécessaires à la réalisation des principaux intérêts économiques et de sécurité nationale [du pays] ».  Quant au second, il s’agirait d’utiliser l'investissement public « pour stimuler l'investissement privé et l'innovation ». Il en donne trois exemples, soigneusement choisis pour ne pas susciter la controverse : les infrastructures de transport ; l’innovation technologique ; et l’industrie verte.

Dans la pratique, cependant, la politique industrielle de l’administration Biden est moins stratégique et surtout plus protectionniste que ne l’indiquent les déclarations d’intention. L’IRA comme le CHIPS and Science Act sont truffés de dispositions qui contreviennent aux principes du commerce international, et les subventions conditionnées à des clauses de contenu local s’appliquent y compris aux secteurs sans valeur stratégique démontrée.

Dans un article au vitriol, mon collègue Adam Posen, le président du Peterson Institute, s’en prend ainsi à une politique sans principes guidée par l’aversion à l’échange international. Il souligne combien il est erroné, du strict point de vue américain, de renoncer au rôle d’arbitre et de garant du système international qui était depuis l’après-guerre celui des États-Unis et leur donnait un pouvoir de levier considérable. Troquer ce rôle contre celui d’un joueur parmi d’autres, certes plus libre de ses mouvements, mais incomparablement moins influent, lui apparaît comme un jeu de dupes.

Les partenaires des États-Unis n’ont pas tardé à prendre acte d’un virage qu’ils tiennent à juste titre pour irréversible. Qu’en matière commerciale Biden s’inscrive dans les pas de Trump montre que le changement d’attitude américaine est ancré dans la réalité socio-politique d’un pays aujourd’hui mal assuré de son rôle international. Il n’en fallait pas plus pour déclencher une guerre des subventions.

La stratégie européenne est cependant différente de celle des États-Unis. Quoi qu’on en pense en France, l’Europe est loin de s’être dotée d’une doctrine construite de politique industrielle. Les textes récemment publiés frappent par la faiblesse du diagnostic et le flou de la stratégie. En particulier, si l’objectif fixé d’une part de marché de 40% des producteurs de l’Union pour un ensemble de technologies vertes est louable, et si certaines mesures de simplification réglementaire sont bienvenues, le compromis entre les partisans d’une politique industrielle affirmée et les tenants de la ligne libre-échangiste s’est fait sur un objectif sans moyens. Ce n’est pas ainsi que l’Union pourra répondre au défi que lui posent Chine et États-Unis.   

Comment répondre à l’Inflation Reduction Act

Chronique Le Monde, 25 février 2023

 

En 2019, l’UE apparaissait assurée de pouvoir compter pour longtemps sur un gaz russe abondant et bon marché. C’est dans ce contexte qu’elle a lancé son Pacte Vert. De cette initiative, elle attendait d’abord l’affirmation d’un leadership mondial sur le climat, mais elle espérait aussi le gain d’avantages concurrentiels dans les produits et les industries de demain.

Le pari valait la peine d’être tenté, mais la stratégie de transition reposait beaucoup sur le gaz : celui-ci se substituerait dans un premier temps au fuel et au charbon et en attendant qu’hydrogène et stockage de l’électricité d’origine renouvelable aient trouvé leur modèle économique, il y serait fait appel dans les périodes sans soleil ni vent. 

Aujourd’hui cependant la situation est radicalement différente de ce qui était anticipé. L’interruption des livraisons russes oblige d’abord l’Union à se passer du gaz beaucoup plus rapidement que prévu. Baisse de la demande et recours au gaz naturel liquéfié ont permis d’éviter les pénuries, mais le coût de l’énergie pour les usages industriels est aujourd’hui deux fois plus élevé qu’outre-Atlantique. L’Europe fait donc face à un problème de compétitivité aggravé et très probablement durable.   

L’autre changement dans le paysage est le virage qu’ont pris les États-Unis avec l’Inflation Reduction Act de 2022. Pour mettre fin au blocage qui prévalait au Congrès, l’administration Biden et la majorité démocrate ont fait le choix d’une stratégie climatique qui repose exclusivement sur les subventions. Ne sont prévus ni fiscalité du carbone, ni obligations réglementaires, ni élimination des énergies brunes, mais le pari est fait que pour peu qu’elles y soient suffisamment encouragées, les entreprises investiront dans les technologies vertes.

Concrètement, l’IRA prévoit en matière climatique des subventions et crédits d’impôt pour un montant de 400 milliards de dollars sur dix ans, selon les estimations du Congressional Budget Office, et peut-être du double, selon celles du Crédit Suisse (le coût total dépendra du succès des dispositifs mis en place). La plus grande part consiste en des subventions aux énergies renouvelables, mais sont également introduits des soutiens au verdissement de la production manufacturière et à l’achat de véhicules électriques par les particuliers.   

Le vote de l’IRA est évidemment une bonne nouvelle pour l’action climatique. La loi va accélérer le virage des États-Unis vers la décarbonation et parce qu’elle ne comporte ni interdiction ni taxation, elle a peu de chances d’être remise en cause par un renversement de majorité au Congrès. Mais elle questionne la stratégie de l’Union européenne, qui craint de voir les technologies vertes lui échapper. Et surtout, elle comporte des dispositions ouvertement protectionnistes : spécifiquement, une partie des subventions sont conditionnées à des clauses de contenu local, en violation délibérée des règles du commerce international. C’est pour cette raison qu’Emmanuel Macron à évoqué le risque de « fragmenter l’Occident ».

Les Européens ont des raison de s’inquiéter : retard technologique sensible, compétitivité dégradée, et adoption par Washington d’une stratégie de subvention des relocalisations industrielles sur le territoire américain douchent sérieusement leur espoir de regagner l’initiative. À défaut d’une réaction à la mesure du défi, il ne va pas falloir longtemps avant que les opposants au verdissement à marche forcée en tirent argument et réclament une révision à la baisse de nos ambitions climatiques.

Que peut faire l’UE ? Certainement pas réclamer que les États-Unis s’alignent sur sa propre approche. L’asymétrie des politiques climatiques est inscrite dans l’accord de Paris, et elle va perdurer.

Trois stratégies sont possibles. La première est d’assouplir l’encadrement des aides publiques pour permettre aux États de faire pièce aux aides américaines. La tentation est grande, mais comme le dit avec force un papier de Bruegel (How Europe should answer the US Inflation Reduction Act, février 2023), l’idée est mauvaise. Elle achèverait de détruire ce qui reste de disciplines internationales et déclencherait en Europe une guerre des subventions dont il n’est pas difficile d’anticiper qui sortirait vainqueur. Il est heureux que la récente décision de la Commission européenne n’aille pas loin dans cette voie.

La deuxième stratégie est de tenter d’obtenir des concessions américaines, qui exonèrent les entreprises européennes des dispositions les plus contestables de l’IRA. Ce serait prendre acte de ce que le système multilatéral est mort, s’engager dans une alliance largement dirigée contre la Chine, et envoyer au reste du monde un signal désastreux. Qui plus est, cela ne répondrait en rien au problème de compétitivité européen, qui n’a pas été créé par l’IRA.

La troisième stratégie est pour l’UE de jouer pleinement de ses atouts. Elle implique d’abord de revoir les dispositions parfois excessivement complexes qui gouvernent l’accès à ses propres subventions. Elle requiert ensuite d’accroître le financement européen de l’action climatique, au besoin en recourant à l’emprunt commun comme cela a été fait en réponse à la crise sanitaire. Elle suppose enfin que l’UE soit prête à contester les dispositions protectionnistes de l’IRA devant l’OMC. Une telle démarche n’aboutira certainement pas (parce que Washington bloque le fonctionnement de l’organe d’appel), mais elle permettrait de légitimer d’éventuelles mesures de rétorsion et ouvrirait la voie à la négociation d’un accord plurilatéral sur les politiques climatiques dont la nécessité est d’ores et déjà patente. C’est l’option qu’il faut préférer.

Retraites : le débat est mal engagé

 

Chronique Le Monde, 19 janvier 2023

 

Encore une fois – la huitième, depuis le début des années 1990 – la France s’enflamme au sujet des retraites. Encore une fois, il est difficile de distinguer entre vraies controverses et postures convenues. Et encore une fois, la réforme a peu de chance de rétablir la confiance des Français en leur système de retraite.  

Le débat se cristallise d’abord sur la nécessité financière d’une réforme. Il oppose les syndicats et la gauche, pour lesquels la soutenabilité des retraites n’est pas en cause, et le gouvernement, selon lequel il y a au contraire urgence à redresser un système aujourd’hui en péril.

Cette controverse enserre la discussion dans une perspective trop étroite, parce qu’elle ignore que la France est aujourd’hui confrontée à un durcissement marqué de son équation budgétaire. Nous devons, simultanément, investir dans l’éducation, la santé, la transition écologique, la réindustrialisation et la défense, pour ne citer que les grandes priorités. Ce besoin d’accroître les dépenses publiques n’est pas propre à notre pays, mais il y est plus aigu que chez nos principaux voisins : c’est vrai par exemple en matière d’éducation, de santé ou de réindustrialisation, mais même en matière de défense, il ne faut pas sous-estimer l’effort que va requérir le reprofilage de nos armées.

Or si elles ne sont pas nulles, nos marges de manœuvre pour un financement par l’endettement, l’impôt ou le redéploiement des dépenses sont trop étroites pour répondre aux besoins. C’est le problème économique central de ce quinquennat et ce sera aussi celui des suivants. La voie de sortie est donc d’abaisser le poids des dépenses de retraite dans le PIB, et pour cela d’accroître le taux d’emploi des seniors. Les marges de manœuvre sur ce levier sont réelles : la part des 55-64 ans en emploi est en progression (56% en 2021, contre 31% en 2000), mais reste nettement inférieure celle qui s’observe en Suède (77%) ou en Allemagne (72%). Augmenter la participation au marché du travail doit ainsi être la pierre angulaire de notre stratégie économique.

Cela n’implique évidemment pas de distraire des cotisations aujourd’hui destinées au financement des retraites. Mais cela permet, à taux de prélèvement constant, de dégager des marges de manœuvre. Le gouvernement le sait très bien : Gabriel Attal, le ministre des Comptes Publics, a chiffré à 12 milliards les recettes supplémentaires attendues de la réforme à horizon 2030 (Le JDD, 8 janvier 2023). Mais il n’assume pas politiquement que c’est, au moins autant que l’équilibrage des comptes, une des motivations principales de la réforme.

Ce qui frappe ensuite, c’est le repli des ambitions de l’exécutif. Hier il voulait changer les règles du jeu et construire un système universel, aujourd’hui il se borne à des mesures d’équilibre à un horizon de moins de dix ans. Or il faut le répéter : un système de retraite ne peut pas éliminer l’incertitude, mais il doit viser à la réduire autant que faire se peut, afin que les nouveaux entrants sur le marché du travail aient autant de visibilité que possible sur l’âge auquel ils le quitteront et sur la pension dont ils bénéficieront. C’est ce qui leur permettra d’effectuer des choix informés en matière, par exemple, d’épargne ou de formation.

À horizon de 20-30 ans, l’incertitude majeure tient moins à la démographie ou au chômage qu’au rythme de croissance de la productivité du travail. Les pensions sont aujourd’hui indexées sur les prix, tandis que les cotisations sont proportionnelles aux salaires. Il en résulte que le niveau de vie relatif des retraités dépend de la croissance de la productivité (qui, elle-même, détermine largement celle des salaires réels). Que celle-ci ralentisse, comme c’est le cas actuellement, et le niveau de vie relatif des retraités s’améliore ; qu’elle accélère, et c’est au contraire leur paupérisation relative. Or même sans réforme systémique, rien n’oblige à ce qu’il en soit ainsi. La Commission Blanchard-Tirole avait ainsi proposé de restaurer progressivement l’indexation des pensions sur les salaires, corrigée d’un facteur démographique pour tenir compte du vieillissement.  

S’agissant enfin de l’équité dans la répartition des efforts, le débat met aux prises les avocats d’un relèvement de l’âge d’ouverture des droits (62 ans aujourd’hui, 64 après réforme), qui se recrutent traditionnellement à droite, et les partisans d’une augmentation de la durée de cotisation requise pour bénéficier d’une retraite à taux plein. Parce qu’elle implique un effort des plus qualifiés et donc des mieux rémunérés, cette seconde option a les faveurs de la gauche, au moins depuis la réforme Touraine de 2014, qui l’a mise en œuvre. Elle a aussi l’avantage d’être cohérente avec une stratégie de finances publiques qui vise à augmenter les ressources des finances publiques.

Au regard de l’équité comme de l’efficacité, la réforme aurait donc dû donner priorité à l’augmentation de la durée de cotisation. Parce que l’âge d’ouverture des droits a valeur de norme collective, il était souhaitable qu’il soit aussi relevé, mais essentiellement pour accompagner le durcissement de la contrainte qui est en train de devenir mordante pour la majorité des actifs, à savoir la durée de cotisation. Or le projet de l’exécutif se borne à accélérer le dispositif Touraine, et donc à fixer cette durée à 43 ans dès 2027 (au lieu de 2035), mais il n’ouvre aucune perspective explicite sur l’évolution à plus long terme.

Elisabeth Borne va répétant que la réforme est juste. Il faut lui donner acte : le projet du gouvernement comporte des mesures significatives en faveur des carrières longues, des femmes, des petites retraites ou des personnes en situation d’invalidité. Il améliore la prévention de l’usure professionnelle. Il n’empêche : nous méritions mieux que le débat qui s’engage. 

Monnaie, budget, climat : les politiques en mal de crédibilité

Chronique Le Monde, 12 novembre 2022


C’est à la suite de la grande inflation des années 1970 que la notion de crédibilité a fait son entrée dans l’arsenal des concepts économiques. Mis en échec par l’inflation, la plupart des pays ont convergé à partir des années 1980 vers le même modèle : ils ont rendu leur banque centrale indépendante, lui ont assigné un mandat étroit (généralement une cible d’inflation) et l’ont laissée libre des moyens de l’atteindre.

Pour les banques centrales, le mot d’ordre est devenu la crédibilité. Protégées des contraintes politiques et libérées de la nécessité d’arbitrer entre objectifs antagoniques, elles se sont concentrées sur l’atteinte de leur objectif prioritaire. Le succès a été au rendez-vous : au début des années 2000, l’inflation était devenue une curiosité.  

Le modèle de la banque centrale indépendante a bien résisté à la montée des risque de déflation des années 2010. Parce qu’elles étaient crédibles, les institutions monétaires ont pu jeter toutes leurs forces dans la bataille. Forward guidance (engagements sur l’orientation future de la politique monétaire) ou assouplissement quantitatif (achats de titres, surtout publics) : suivant en cela la suggestion de Paul Krugman, elles ont pu s’engager de manière crédible à agir de manière irresponsable.

Aujourd’hui prises à revers par la montée soudaine de l’inflation, elles voient avec panique leur crédibilité s’éroder. C’est pour la restaurer qu’elles haussent précipitamment leurs taux directeurs. Mais comme la politique monétaire n’agit sur l’inflation qu’avec un délai d’environ dix-huit mois le risque, singulièrement en Europe, est que le durcissement d’aujourd’hui aggrave la récession qui se profile pour demain. C’est le reproche que Sanna Marin, la Première ministre finlandaise, a formulé très explicitement dans un tweet critiquant les banques centrales qui « protègent leur crédibilité en plongeant les économies dans la récession ».

C’est aussi à un problème de crédibilité qu’ont été confrontées les politiques budgétaires avec la hausse des taux d’intérêt des années 1980. Le spectre des défauts souverains, qu’on croyait appartenir au passé, est réapparu avec les restructurations des dettes latino-américaines. Dans les années 2010, c’est ensuite la zone euro qui a été atteinte avec la crise des dettes souveraines. Il y a quelques semaines, c’est enfin la brutale réaction des marchés à son aventurisme budgétaire qui a fait chuter Liz Truss, la très éphémère Première ministre britannique.

Pour pouvoir emprunter, les gouvernements doivent rassurer sur les perspectives d’avenir. Mais déléguer la politique budgétaire à une institution indépendante, ce serait mettre en question les prérogatives du parlement, et avec elles un des fondements de la démocratie. En pratique, les États ont recours à une combinaison de règles et d’institutions chargées de vérifier que les prévisions budgétaires reposent sur des hypothèses prudentes (comme, en France, le Haut Conseil des Finances Publiques).

En zone euro, les politiques budgétaires font de surcroît l’objet d’une surveillance par les instances de l’Union, qui veillent à l’application des règles communes. À tout vouloir contractualiser, on a cependant construit un monstre d’une effrayante complexité technocratique, et d’une effectivité très limitée. La Commission européenne propose désormais une réforme de la gouvernance économique qui vise à simplifier les règles et à décentraliser les disciplines. Si elle est suivie, ce sera la troisième réforme d’ampleur du cadre budgétaire européen en vingt-cinq ans, sans compter les multiples ajustements opérés au fil des années. À l’évidence, assurer la crédibilité est nettement plus difficile pour les politiques budgétaires que pour les politiques monétaires.

C’est enfin le même problème, en beaucoup plus aigu, auquel sont aujourd’hui confrontées les politiques climatiques. Selon l’Agence internationale de l’énergie, le cumul des engagements mondiaux d’émissions pour 2030 reste de 38% supérieur à ce qu’il faudrait pour atteindre en 2050 l’objectif neutralité climatique, et les politiques en en place laissent attendre des émissions de 15% plus élevées encore. On comprend que les activistes du climat dénoncent des promesses qui n'engagent à rien.

C’est pour remédier à ce déficit massif de crédibilité que Jacques Delpla et Christian Gollier ont proposé de créer au niveau européen une banque centrale du carbone qui gérerait un prix commun en fonction d’objectifs communs d’émission. Mais cette utopie a peu de chances de devenir réalité. Il n’est d’ailleurs pas certain que la crédibilité passe par la fixation d’une trajectoire de prix. Parce qu’elle est concrète et parce qu’elle guide les efforts d’investissement des industriels, l’interdiction de vendre des véhicules thermiques à partir de 2035 est en fait plus crédible. Le Commissaire Thierry Breton vient de l’apprendre à ses dépens après s’être aventuré à suggérer une clause de revoyure en 2026 : les protestations des constructeurs ont été immédiates.

Il ne faudrait cependant pas en conclure que la norme est par nature plus crédible que les prix. L’obligation juridique n’a pas empêché la France de manquer ses objectifs de renouvelables pour 2020, et la montée d’une fronde contre les zones à faible émission commence à rappeler la révolte des Gilets jaunes contre la taxe carbone. Entre engagements internationaux laissés à la discrétion des États, engagements européens partiellement tributaires des politiques nationales sujets et engagements nationaux imparfaitement respectés, le problème de la crédibilité des politiques climatiques n’a pas vraiment trouvé de solution. Il est pourtant de tout premier ordre.  

Du bon usage du bouclier tarifaire

Chronique Le Monde, 1er octobre 2022

 

Parce qu’il a limité la hausse des prix de l’énergie et donc de l’inflation, le « bouclier tarifaire » fait l’orgueil du ministre Bruno Le Maire. Il faut dire que ses effets sont spectaculaires : certes en forte hausse, l’inflation en France demeure aujourd’hui sensiblement plus faible que chez nos voisins. Mesurée sur un an, sur base de techniques harmonisées, elle a été en août de 6,6% dans l’Hexagone contre 9,1% dans l’ensemble de la zone euro, à peine moins en Allemagne et jusqu’à 25,2% en Estonie.

Cet écart n’est pas entièrement dû à la politique du gouvernement (l’énergie, et en particulier le gaz, pèse plus lourd dans l’indice des prix en Estonie), mais celle-ci y concourt largement. L’Insee a calculé que sans le bouclier tarifaire, l’inflation aurait été de 3,1 points plus élevée.

L’objectif premier du bouclier est social : il s’agit de protéger le pouvoir d’achat des ménages à faible revenu. Mais il est aussi économique, et Bercy ne fait pas mystère de sa volonté d’engranger des gains de compétitivité durables. L’opportunité est belle : mettre à profit le choc pour dévaluer le taux de change réel vis-à-vis de nos partenaires. Il y a dix ans tout juste, le rapport Gallois enjoignait le gouvernement d’abaisser les cotisations sociales pour gagner en compétitivité. On se rappelle la suite : CICE et Pacte de responsabilité signaient bientôt la conversion de François Hollande à l’économie de l’offre. Ils opéraient aussi un transfert massif vers les entreprises, dont les conséquences politiques allaient être terribles pour la gauche.

Avec le bouclier tarifaire, le gouvernement a choisi de ne pas cibler les ménages à bas revenu. Si le gouvernement avait opté pour des transferts ciblés, il aurait payé sensiblement moins cher, mais deux fois : au coût des mesures de soutien direct se seraient ajoutées la hausse des minima sociaux, dont la valeur est indexée sur les prix, et celle des allégements de cotisation dont le champ est indexé sur le Smic. Mais surtout, il aurait laissé se développer une spirale inflationniste. D’où le choix de ratisser large, même si le coût direct de la mesure (au moins 48 milliards en brut pour 2023, près de vingt en net) est élevé.

L’alternative aurait pu être une tarification duale, qui donne à tous les ménages accès à un même quantum d’énergie à prix subventionné. C’est vers cette voie que s’oriente l’Allemagne. Comme le bouclier, un tarif dual à l’avantage de pouvoir être pris en compte dans le calcul de l’indice des prix et donc n’alimente pas la spirale prix-salaires.

Le raisonnement, cependant, ne peut pas s’arrêter là. Comme l’a observé Gilbert Cette, le gain sur l’inflation n’est en effet que temporaire. Douze mois après l’introduction du bouclier, son impact sur la hausse des prix va mécaniquement disparaître. Le prix de l’énergie pour les ménages demeurera certes plus bas pour les ménages. Mais la mesure n’aura plus d’effet sur son taux de croissance d’une année sur l’autre.

La question, alors, est de savoir si les gains de compétitivité seront durables – et à quel coût. Cela dépendra d’abord du profil d’évolution des prix de marché. Si leur hausse est permanente, (s’ils suivent un profil en marche d’escalier), la France devra maintenir sa subvention si elle veut continuer à protéger les ménages et conserver l’acquis de la dévaluation du taux de change réel. L’État aura alors pris à sa charge une part (substantielle) de la dégradation des termes de l’échange, pour un coût budgétaire lui aussi substantiel, mais surtout permanent.

Si, à l’inverse, la hausse du prix de l’énergie se révèle temporaire, et donc pour aller jusqu’au bout du raisonnement si l’évolution du prix du marché efface complètement la hausse brutale des derniers trimestres, l’inflation chez nos partenaires passera en-dessous de la nôtre, érodant ainsi nos gains de compétitivité. Les bénéfices économiques du bouclier tarifaire tendront donc à disparaître, ne resteront que ses bénéfices sociaux.

Ce raisonnement doit cependant être nuancé sur deux points. Il faut tenir compte, d’abord, de la dynamique des salaires. En Allemagne comme dans beaucoup d’autres pays, le choc inflationniste a jusqu’ici été largement absorbé par les salariés. Mais les pressions pour ajuster les salaires nominaux vont croissant. Si ceux-ci augmentent, il sera difficile de les abaisser si l’inflation chute jusqu’à devenir négative. D’autant, et c’est le deuxième point, que la récurrence des chocs nourrit une hausse des anticipations. Ce qui apparaissait comme une bouffée inflationniste temporaire est de plus en plus perçu comme un changement de régime. Or plus c’est le cas, et plus il faudra consentir de chômage pour obtenir la désinflation. Si elle permet de contenir ces anticipations, la politique française aura été économiquement efficace.

Le cas intéressant – et aussi le plus probable – est intermédiaire entre ces deux situations polaires : c’est celui dans lequel le prix du gaz rejoint un niveau plus raisonnable, mais néanmoins supérieur à celui d’il y a dix-huit mois, et supérieur aussi à celui du bouclier. D’un côté cela justifierait le bouclier, qui aurait permis de lisser une évolution trop erratique, mais de l’autre cela créerait un dilemme redoutable : ne pas toucher au prix du bouclier reviendrait à laisser s’éroder les gains de compétitivité ; le relever serait d’autant plus mal compris que son coût budgétaire aurait été mécaniquement abaissé.

La solution à ce dilemme, c’est de formuler sans tarder une stratégie de sortie du bouclier tarifaire. Pour cela il faut dire clairement qu’il n’a pas vocation à être permanent, et annoncer comment il évoluera en fonction du prix de marché. Ce n’est pas politiquement facile, mais c’est économiquement nécessaire. Et c’est urgent.   

Les contours d'une "coalition d'action"

Chronique Le Monde, 3 juillet 2022


Emmanuel Macron a été clair : les partis destinés à gouverner ensemble sont ceux qui ont déjà gouverné ensemble ou séparément : le PCF, les Verts, le PS, Ensemble, et Les Républicains sont ainsi destinés à faire partie d’une possible « coalition d’action » tandis qu’en seraient exclus LFI et le Rassemblement National, qui n’ont jamais gouverné. L’exclusion des partis que beaucoup d’observateurs regardent comme les grands vainqueurs du scrutin peut surprendre, mais après tout ce n’est pas la première fois qu’elle s’appliquerait.

Le choix, à vrai dire, se pose entre l’impasse et une tentative d’action commune. Le programme de gouvernement va devoir faire rapidement atterrir les protagonistes d’une campagne électorale qui s’est déroulée à grande distance de la réalité. Les Français doivent prendre la mesure des investissements indispensables à brève échéance, que ce soit en matière de transition écologique, de résilience économique, de restructuration du système énergétique, d’éducation, de santé ou de défense. Dans l’immédiat, ils doivent en outre accepter qu’on ne pourra pas faire entendre raison à un agresseur – la Russie – prêt à réduire son revenu de 20% si on ne peut pas supporter que le nôtre baisse de 2%. Au total, tout cela impliquera une ponction notable sur le pouvoir d’achat.

C’est au gouvernement bientôt remanié qu’il appartiendra de fixer l’addition. Et il devra compter juste. La soudaine remontée des alarmes sur les taux d’intérêt publics est sans nul doute excessive, mais elle signale un risque de panique qu’il faut endiguer. La France, dans ce contexte, doit trouver le bon équilibre budgétaire : certainement pas replier bagage de manière précipitée, comme en 2011-2014. Pas non plus, cependant, oublier toute discipline, à la manière du « quoi qu’il en coûte » de 2020-2022 (qui n’a en fait pas été si onéreux, mais a laissé une trace politique impérissable). La Première ministre ne peut pas décemment exiger des partenaires potentiels de la « coalition d’action » de s’inscrire dans la seule logique du projet présidentiel, mais Macron n’a pas eu tort de fixer les limites.

Quels sont alors les terrains du compromis ? La trace des Écologistes sera jugée sur un sujet et un seul : l’ambition climatique et, au-delà, l’ambition écologique. Ils ont raison de rappeler que la France est gravement en retard sur l’horizon d’une réduction de 50% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, et qu’elle ne peut rattraper ce retard qu’en accélérant le déploiement des renouvelables et en misant sur la sobriété. Le nucléaire n’est pas un sujet à l’horizon 2030, mais compte tenu de la composition de la coalition, il n’y a pas de planification écologique acceptable pour Ensemble et pour la droite qui exclue le recours à cette énergie. Le compromis énergétique se joue en fait entre les Républicains, qui doivent accepter les renouvelables pour aujourd’hui, et les Verts, qui doivent accepter le nucléaire pour demain.

L’éducation et l’emploi sont en revanche au cœur du compromis entre le PS et Ensemble. Entre des socialistes délestés du gros de leurs frondeurs et un parti présidentiel dont l’identité s’est formée autour de l’accès à l’éducation et du plein emploi, il y aura de larges plages d’accord. Bien sûr, les frottements ne manqueront pas non plus : sur l’autonomie des établissements, les salaires des enseignants, les réformes du marché du travail. Mais la finalité d’ensemble est commune, comme elle l’est d’ailleurs avec le PCF et les Écologistes. La question est de savoir si elle peut d’un même mouvement rassembler la droite. Les conflits au sein de celle-ci sont plus sociologiques que politiques. Ils n’en sont pas moins prégnants.

La fiscalité sera, elle, un sujet de friction, parce que gauche et droite s’opposeront frontalement. Le PCF, les Écologistes et le PS font de l’impôt sur capital et les revenus qu’il procure une question identitaire ; Macron et les Républicains aussi. Les premiers font tout pour mériter leur étiquette d’amoureux de la redistribution fiscale mais sur le fond, les seconds ont tort de refuser de voir que face à l’accumulation patrimoniale et à la transition écologique les seules réponses par l’égalité des chances ne sont plus convaincantes. Il suffit de s’adresser à un amphi d’étudiants pour réaliser combien l’inégalité est aujourd’hui devenue intolérable. La succession de deux crises inégalitaires (le Covid et le pouvoir d’achat) a achevé de solder la donne.

Reste la question la plus difficile : celle de la sécurité et de l’immigration. C’est sur ces points que les clivages entre gauche et droite sont les plus profondément culturels. Ailleurs en Europe, les lignes ont commencé à bouger, mais pas beaucoup en France. Et la combinaison de traditions absconses, des conflits culturels au sein de la gauche et de la surveillance vigilante dont font l’objet le PS, de la part de LFI, et les Républicains, de la part du RN, rendent la tâche presque impossible. C’est probablement sur ce point que la recherche du compromis achoppera ou réussira.

En tout état de cause, l’horizon d’une coalition d’action sera probablement court. C’est d’ailleurs une des difficultés. Dans les pays où la tradition veut que les partis sortis vainqueurs des élections s’attachent à former une coalition, le partenaire minoritaire en détient souvent les clefs. En France en revanche, le droit de dissolution donne au chef de l’État la capacité d’en interrompre à tout instant l’expérience. C’est une arme de dissuasion massive, dont lui seul peut jouer. Dans ces conditions, le mieux sans doute est de prendre son parti d’un accord à durée déterminée, explicitement inférieure au terme théorique de la législature, et à l’échéance duquel les partenaires à la coalition se réservent de reprendre leur liberté.

Interview aux Echos, 30 mai 2022

Contrairement à une légende tenace, les marchés ne demandent pas l’austérité, mais la clarté

 

Chronique Le Monde, 28 mai 2022

 

C’est en vain qu’on chercherait les mots « dette » ou « déficit » dans le programme présidentiel d’Emmanuel Macron. Pendant la campagne la question des finances publiques n’a pas été posée (sauf, avec le succès qu’on sait, par Valérie Pécresse) et elle n’a pas reçu de réponse. Il est temps d’y venir.   

Le problème n’est pas l’imminence de la menace. Les récentes prévisions de la Commission européenne laissent attendre une baisse de 5 points du ratio de dette entre 2020 et 2023. Et si les taux ont un peu remonté, ils restent très faibles en termes réels. On doit certes envisager la possibilité d’une vraie récession, et on peut imaginer un retour de l’inquiétude sur les marchés, par exemple en cas de tensions politiques en Italie. Mais fondamentalement, ce n’est pas cela qui doit nous alarmer.

Le problème n’est pas non plus que le gouvernement mobilise les finances publiques dans la lutte contre l’inflation. Pour hétérodoxes qu’ils soient, tarifs régulés, baisses de TVA et subventions ciblées sont des réponses utiles qui permettent de préserver le pouvoir d’achat et de contenir la montée des anticipations d’inflation. La France a payé plus cher que cela pour restaurer sa compétitivité.

Le problème n’est pas, enfin, le pari sur le plein emploi. Comme l’a écrit Patrick Artus dans ces colonnes, il est grand temps de cesser de prendre pour une fatalité ce qui, chez nombre de nos voisins, ne l’est plus depuis des lustres. Le sous-emploi de masse est une calamité économique et sociale à laquelle nous nous sommes trop longtemps résignés et dont les effets sont massifs. Imagine-t-on par exemple qu’en 2019 la dépense budgétaire pour l’emploi (indemnisation, formation, allégements, incitations) s’est élevée à 144 milliards contre 128 milliards pour l’éducation (de l’école primaire au doctorat). En mettant 20 milliards de plus sur l’éducation, de combien améliorerait-on à terme la performance sur l’emploi ?

La bonne stratégie budgétaire n’est ainsi pas de mettre la cape parce que le temps s’assombrit. Elle est d’investir à bon escient pour corriger nos travers et relever le niveau d’activité. Mais cela ne doit pas empêcher de compter. Et c’est là que le bât blesse.

Dans les vingt prochaines années, la France va devoir dépenser nettement plus pour l’éducation. Plus que les tests Pisa, un peu abstraits, les reportages sur la difficulté à recruter des enseignants ou la surprise des enfants ukrainiens face au médiocre niveau mathématique de nos écoles ont souligné l’ampleur de notre retard. Quant à l’université et à la recherche publique, elles sont sinistrées. Combien faudra-t-il ? Certainement plus de 10 milliards par an.

Vient ensuite la santé. Le coût des mesures décidées à l’été 2020 dans le cadre du Ségur de la santé a également été d’une dizaine de milliards par an, sans que les professionnels soient en quelque manière satisfaits de leurs rémunérations ni de l’état de l’hôpital public. Les comparaisons internationales ont beau indiquer que nous dépensons plutôt plus que nos voisins (mais moins que les États-Unis), le compte ne semble pas y être.

S’y ajoute la transition écologique. Le montant total des investissements annuels à envisager pour l’atténuation du changement climatique était de l’ordre de deux points de PIB selon les scénarios de RTE. S’y ajoute la transition écologique. Le montant total des investissements annuels à envisager pour l’atténuation du changement climatique était de l’ordre de deux points de PIB selon les scénarios de RTE. L’évaluation de la part publique est incertaine, mais elle pourrait être de l’ordre de 10 à 15 milliards, auxquels il faut ajouter le soutien aux ménages pour l’isolation de leur logement ou l’acquisition de véhicules électriques.

Vient ensuite la défense. En mars, le chancelier Scholz a annoncé une augmentation de la dépense allemande de l’ordre d’un demi-point de PIB et a mis en place un fonds de financement de 100 milliards. L’Allemagne, bien évidemment, était en retard sur la France qui dépense plus et mieux. Il n’empêche : le défi stratégique que représente le retour de l’affrontement en Europe ne pourra pas être relevé à moyens constants.

Ajoutons, enfin, le coût de la baisse des impôts de production, une autre dizaine de milliards, annoncés dans le plan de relance mais appelés à être pérennisés. Au total, on parle facilement d’une cinquantaine de milliards, aux prix d’aujourd’hui. Soit 2 points de PIB.

Pour 2023, la Commission envisage un déficit de l’ordre de 50-60 milliards, essentiellement indépendant de la conjoncture, dont la moitié correspondrait à un déficit primaire et l’autre moitié aux intérêts sur la dette publique. Ajoutons-y les 8 milliards de concours européens (non comptés dans le déficit) et trois fois dix milliards (pour l’éducation, la santé et la défense, les autres dépenses étant déjà largement comptabilisées). Donc, au total, un déficit primaire structurel de 60-70 milliards au bas mot.

C’est beaucoup. Car en définitive, ce qui compte est notre capacité à dégager des recettes pérennes et à les mettre en face de notre dépense pérenne. Il y aura certes les effets de la réforme des retraites, mais il sera lent à se manifester. Et il y aura celui de la remontée du taux d’emploi, mais le risque est de ne pas pouvoir replier assez vite les dispositifs de soutien. Là est le vrai tendon d’Achille de notre politique de finances publiques.

Dans un contexte tendu il est permis prendre des risques, mais jusqu’à un certain point. Contrairement à une légende tenace, les marchés ne demandent pas l’austérité, mais la clarté. Ils veulent bien croire aux belles histoires, à la condition qu’elles soient vraisemblables. Avant la guerre en Ukraine, les incertitudes qu’elle nourrit et les dépenses qu’elle induit, la France pouvait se permettre de jouer sur le fil du rasoir. Précisément parce que nous nous refusons, à raison, à emprunter les sentiers conventionnels, il est temps de nous doter d’une stratégie de finances publiques robuste, c’est-à-dire chiffrée avec réalisme, assortie de plans contingents et qui n’exclue pas par principe l’hypothèse d’une hausse des prélèvements.

L’enjeu des sanctions économiques dépasse son objet immédiat

Article pour l'Émile (Sciences Po), mai 2022(1)

« Une guerre économique et financière totale », avait dit Bruno Le Maire immédiatement après le déclenchement des premières sanctions économiques contre la Russie. À l’époque, nul ne savait bien quel en était le but exact. Rares étaient ceux qui anticipaient que trois mois après le déclenchement du conflit en Ukraine, son issue militaire serait encore indécise. Mais l’Union européenne ne pouvait pas ne pas réagir, et comme il n’était pas question d’un engagement armé, c’est sur le terrain du commerce et de la finance qu’elle a lancé la contre-offensive. La guerre économique comme substitut de la vraie guerre, en quelque sorte.  

En décidant des sanctions, l’Alliance atlantique (qui en a été l’initiatrice et en reste l’acteur essentiel) a engagé une épreuve de force dont il faut bien mesurer la portée. Comme Napoléon l’avait fait après Trafalgar avec le blocus du Royaume-Uni, mais pour des raisons différentes, elle tente de l’emporter sur le terrain économique à défaut de pouvoir, ou de vouloir le faire sur le terrain militaire. Et elle le fait en mobilisant son contrôle – en fait sinon en droit – des infrastructures de la mondialisation, à commencer par celui des monnaies de réserve et du système financier international.

L’enjeu était et reste majeur, parce que les États-Unis et l’Europe ont jeté dans la bataille ce qui fait l’essentiel de leur force : non pas strictement leur poids économique, qui demeure important mais n’est plus déterminant, mais la centralité sans partage dont ils jouissent au sein d’un système économique encore marqué par de fortes asymétries. Nous ne sommes plus les premiers producteurs de biens manufacturés. Mais nous sommes les premiers pourvoyeurs de tout ce qui permet les transactions : normes, monnaies, crédit, services[2]. C’est cette centralité que nous avons envoyée au front.

Les premières sanctions ont été remarquablement puissantes. Par la mise à l’index du pays qu’il a signalé, le gel des avoirs de la banque centrale a eu, directement et indirectement, un effet de souffle considérable. Si le baril russe se vend aujourd’hui avec une décote de 35%, c’est que pour l’exporter il faut recourir aux services d’un armateur, d’une banque, d’un assureur, etc.. et que tous ces acteurs demandent une prime pour prendre le risque de faire affaire avec des entités russes. Ce n’est pas tant que les transactions en cause soient jugées illégales. C’est qu’économiquement, la Russie est devenue toxique.

Les sanctions européennes ont cependant laissé à l’écart le secteur de l’énergie qui fournit au pays l’essentiel de ses recettes d’exportation. Si les importations de charbon ont été bannies, acheter du pétrole reste licite (une proposition d’embargo de la Commission est en cours de discussion mais fait face à des oppositions) et aucune mesure d’ensemble n’a été même proposée pour le gaz. Le même souci de préserver le secteur énergétique fait qu’un quart seulement des banques russes tombe sous le coup des sanctions européennes. Du fait du niveau élevé des prix, Moscou engrange chaque mois des revenus d’exportation considérables, ce qui affaiblit graduellement, mais sûrement, l’impact initial du gel des avoirs de change. 

Il faut ici distinguer entre pétrole et gaz. Le pétrole est une marchandise globale, dont la Russie est un gros producteur (elle compte pour 1/8ème de la production mondiale). Faute d’exportateurs de substitution (les tentatives d’accord avec l’Iran et le Venezuela n’ont pas débouché), un embargo effectif sur les exportations russes accroîtrait encore le prix du pétrole, accroissant le choc inflationniste et le prélèvement sur le revenu des agents européens. D’ores et déjà, la facture énergétique de l’UE est passée de 2,5% du PIB en 2019 à 6%. L’augmenter encore déplacerait encore plus le partage du revenu en faveur des producteurs de combustibles fossiles. L’équilibre actuel, qui laisse passer le pétrole russe mais lui impose une décote, n’est pas mauvais. Parce qu’il renforcerait sans doute la décote plutôt que d’empêcher véritablement les exportations, un embargo européen sur les achats pétroliers en provenance de Russie serait utile, mais il ne changerait pas fondamentalement la donne.

Le marché du gaz, en revanche, est régional. En raison des infrastructures qu’il nécessite, celui-ci ne s’échange pas du tout au même prix en Amérique du Nord et en Europe, où Union européenne et Russie sont dans une situation de dépendance réciproque. Cette dernière – c’est-à-dire, en fait, la société Gazprom – est, avec la Norvège, notre principal fournisseur, et nous sommes, collectivement, son principal marché. Aujourd’hui la Russie est ainsi un monopoleur face à une collection d’acheteurs, et elle peut utiliser son pouvoir de marché pour maximiser ses recettes. Mais nous sommes structurellement en meilleure position de négociation, parce que nos possibilités de diversification sont plus grandes : il est plus facile de construire des terminaux de regazéification dans les ports européens et d’importer du gaz liquéfié que de tirer des tuyaux entre les gisements russes et le marché chinois. Pour peu que nous sachions faire usage de notre pouvoir de marché, nous pouvons en faire levier.

Gagner dans ce type de jeu suppose un comportement stratégique et l’acceptation d’une dimension risque. C’est ce qui nous fait visiblement défaut. L’Allemagne tergiverse devant le risque économique. Le chancelier Scholz, notamment, a dit et répété que le coût d’une rupture des approvisionnements serait prohibitif. Paradoxalement, ce sont les pays les plus exposés à une telle rupture, la Pologne et les Baltes, qui se montrent le plus résolus.

Si la plupart des observateurs s’accordent à tenir pour infaisable un embargo complet sur le gaz, les propositions de mesures de réduction des achats ne manquent pas. Taxe sur le gaz russe, price caps, achats groupés à des producteurs tiers visent la même finalité : modifier l’équilibre des forces et sortir d’une situation périlleuse où, depuis quelques semaines, Moscou choisit qui punir et qui récompenser. Ce qui est en jeu, c’est la capacité des Européens à prendre le risque d’une épreuve de force et c’est leur volonté de faire preuve de solidarité. Malgré les proclamations, l’une et l’autre demeurent incertaines.

Peu importe, entend-on, car la guerre se joue en fait sur le terrain militaire, où l’on n’attendait pas que l’Ukraine résiste et riposte. C’est faire bon marché de l’incertitude qui demeure : avons-nous à ce point confiance en la bravoure des Ukrainiens que nous pouvons nous dispenser d’amplifier notre propre action ? C’est, aussi, négliger que l’enjeu de ce différend dépasse son objet direct. Chacun de nos actes, chacune de nos hésitations sont scrutés par tous ceux qui, dans le monde en développement, nous tiennent pour des rentiers repus et, pour certains, préparent de prochaines confrontations. Que vaut la puissance économique, si une baisse de 2% de notre revenu nous est plus intolérable que ne l’est la chute de 20% que nous infligeons à notre adversaire ?


[1] Sciences Po. Cet article prend notamment appui sur un travail récent avec Olivier Blanchard, Une politique économique de guerre, Le Grand Continent, avril 2022.

[2] Voir sur ce sujet les travaux d’Hélène Rey sur le système financier mondial, de Gita Gopinath sur le rôle international du dollar, et d’Henry Farrell et Abraham Newman, inventeurs du concept de Weaponised interdependence. J’ai proposé une lecture de cette littérature dans Global Asymmetries Strike Back, Bruegel, septembre 2021.

La réponse au choc inflationniste est aujourd'hui prioritaire 

avec Olivier Blanchard, Le Monde, 19 mai 2022

Hommage à Jean-Paul Fitoussi 

Institut universitaire européen, avril 2022

C’est au moment de son retour en France, au début des années 1980, que j’ai connu Jean-Paul Fitoussi. Mais c’est surtout à partir de 1992 que nous avons travaillé ensemble, d’abord comme directeurs de deux centres de recherche en économie, l’OFCE (pour lui) et le Cepii (pour moi),avant de devenir collègues à Sciences Po, et aussi amis. Lorsqu’il y a quelques jours, rentrant tout juste d’un séjour à Washington, j’ai retrouvé le bureau que nous partagions à Sciences Po, mon bloc portait encore les conseils gourmands qu’il m’avait donnés en vue de ma prochaine visite à Florence.

D’autres ont, mieux que je n’aurais pu le faire, témoigné de l’apport académique de Jean-Paul. Je voudrais seulement rappeler sa démarche. Il se voulait hétérodoxe, parce qu’il jugeait qu’il y avait plus à découvrir en s’écartant de la ligne qu’en restant dans la ligne. Mais il savait les dangers d’une pensée qui s’en affranchit à ce point qu’elle en finit par se prendre elle-même comme référence. Sa démarche, il l’avait décrite en 1988 dans un livre co-écrit avec Edmund Phelps, The Slump in Europe : “our strategy will be to make a series of departures from the orthodox model, each in a new theoretical direction, always returning to the orthodox base camp rather than attempting to accumulate the departures as we go”. Hétérodoxe donc, mais intellectuellement discipliné. C’est la corde raide sur laquelle il allait s’attacher à franchir les précipices.

Je voudrais parler du rôle qu’il a joué dans le débat français et européen. Au début des années 1990, la cause semblait entendue : il n’y avait qu’une bonne politique. Parce que le système soviétique s’était effondré, parce qu’aux premiers temps du mitterrandisme la gauche était partie trop loin, avec les nationalisations à 100% et la tentation isolationniste de l’autre politique, plus aucun pas de côté ne semblait plus possible. Ce que Jean-Paul a entrepris de faire dans ce contexte, avant de synthétiser sa démarche en 1995, dans Le Débat Interdit, c’est de restituer un espace de discussion. Non pas entre de grandes voies alternatives dont l’heure était passée. Mais sur les stratégies et les moyens. Il était pour la monnaie européenne, pour la stabilité des prix, pour l’équilibre extérieur. Mais il tenait à ce qu’on discute des voies pour y parvenir, qu’on cesse de prétendre que la fin dictait les moyens. Et c’est ce rôle qu’il a assigné à l’OFCE qu’il a dirigé pendant plus de vingt ans. Dans un paysage sensiblement moins divers qu’il ne l’est aujourd’hui, l’institut n’a cessé d’aiguillonner utilement les responsables de la politique économique.

En 2002 Jean-Paul publie La Règle et le Choix, dont il faut citer in extenso les premières phrases, tant elles sont prescientes : « Telle qu’elle s’est construite, l’Union européenne présente un paradoxe : elle a certes nécessité de notables abandons de souveraineté de la part des États qui la composent, mais elle n’y a encore substitué aucun équivalent à l’échelle communautaire. Privilégiant un mode d’intégration qui consiste surtout à contenir les prérogatives des États à l’intérieur de normes toujours plus contraignantes, elle a peu à peu vidé le siège de la souveraineté nationale sans pour autant investir celui de la souveraineté européenne ». Ces propos étaient, à l’époque, fortement hétérodoxes. Ces lignes qui ouvrent une critique serrée des silences démocratiques de la construction européenne, on  les croirait aujourd’hui extraits d’un discours d’Emmanuel Macron, si ce n’est pas d’Ursula von der Leyen.

En 2009 enfin, il remet au président Sarkozy un rapport préparé avec ses vieux complices Joe Stiglitz et Amartya Sen sur la mesure de la performance économique et du progrès social. La question est celle du PIB, de sa mesure, de ses limites, et des substituts possibles. Quelques années plus tôt, le rapport Stern a relancé la discussion sur les politiques climatiques. 2009 est l’année de l’échec de la conférence de Copenhague, et l’accord de Paris est encore loin. Mais la question des indicateurs et de leur rôle dans la politique économique est déjà posée. Le rapport ne la résout pas, parce qu’elle n’est pas soluble. Mais il l’explore avec une grande clarté, et fournira la base des progrès des comptables nationaux.

Hétérodoxie disciplinée, passion du débat, culte de la démocratie, mentalité de défricheur. C’est tout cela qui va manquer. 

Planification écologique : Oui, mais comment ?

Chronique Le Monde, 23 avril 2022

 

À défaut d’accéder au second tour, Jean-Luc Mélenchon a réussi à imposer son thème : Emmanuel Macron a repris à son compte la planification écologique et annoncé qu’il en chargerait directement le premier ministre – comme pour Ferry et l’Instruction publique, en 1883, de Gaulle et l’Algérie, en 1958, ou Barre et l’économie, en 1976.  

L’expression surprend : le dernier plan français a pris fin en 1992. Mais surtout, on a longtemps dit que la transition écologique reposerait sur le marché. Les économistes allaient répétant que le rôle des gouvernements n’était pas de jouer les chefs d’orchestre, mais de donner un prix au carbone. Le reste – choix des technologies, spécialisation sectorielle, consommation, modes de vie – serait du ressort des agents privés. L’État fixerait l’ampleur et le rythme de la transformation, le marché en déterminerait les modalités.

Cette belle architecture s’est défaite. En France, la hausse de la fiscalité carbone est suspendue depuis fin 2018 ; aux États-Unis, Joe Biden a renoncé à cet instrument ; et dans le monde, les recettes correspondantes sont neuf fois inférieures aux subventions aux énergies fossiles, selon les calculs de l’Institut d’économie pour le climat. Certes, le marché européen des quota fonctionne, et l’UE envisage de l’étendre. Mais ce ne sera, au mieux, qu’un instrument partiel.

La raison première de cet échec est une hostilité sociale profonde à la tarification du carbone. Celle-ci n’est pas sans fondement : en France, en 2019, un quart seulement du produit des nouvelles taxes devait être redistribuée aux ménages. Mais même une restitution intégrale, pour un montant égalitaire, est perçue comme injuste. Pour celles et ceux que le prix des combustibles contraint à se restreindre, l’équité commande d’obliger les plus aisés à renoncer à leurs week-ends à Rome. Pas d’en augmenter le prix.

Il y a pire. Si l’on veut qu’entreprises et ménages investissent pour réduire leurs émissions, il ne suffit pas de fixer le prix du carbone pour aujourd’hui, il faut aussi le programmer pour dans vingt ans. Or les gouvernants ne peuvent pas lier les mains de leurs successeurs. Et quand ils le font, cela n’empêche pas l’État de se dédire : en 2013, l’abandon de l’écotaxe poids lourds lui a coûté un milliard en indemnités. Cette faible crédibilité affaiblit grandement l’instrument.

Toujours nécessaire, le prix du carbone ne sera donc plus la pierre angulaire de la stratégie climat. L’État va agir davantage par la réglementation, la subvention, l’investissement, et assumer la responsabilité de choix technologiques, territoriaux ou sociaux. C’est, au fond, normal : entre nucléaire et renouvelables, entre mobilité électrique et hydrogène, entre métropolisation et renaissance des villes moyennes la décision appartient à la société. Dans une économie d’externalités ou les choix de chacun pèsent sur tous, il faut repenser le rôle de la puissance publique. Et donc oui, planifier. La question est comment.

En Allemagne, la nouvelle coalition a créé un ministère de l’Économie et du Climat, confié au dirigeant Vert Robert Habeck. C’est une bonne solution dans un pays fédéral où chaque département ministériel est une grande féodalité. Mais en France, l’Économie sans les Finances est aussi faible que l’Écologie. Les rapprocher ne permettrait ni de convertir un monde agricole majoritairement crispé sur les modèles de jadis, ni d’organiser la difficile transition entre les emplois d’hier et ceux de demain, ni de décider si les investissements climatiques doivent être financés par l’impôt ou par la dette. Mieux vaut, comme le projette Emmanuel Macron, traiter le sujet au niveau interministériel et, pour deux ans, donner au Premier ministre la tâche prioritaire de mettre la transition sur de bons rails.

Mais cela ne suffira pas à fixer les choix sociaux. En France, il n’y a plus guère de climatosceptiques, mais nombreux sont ceux auxquels la transformation à venir donne le vertige. C’est à eux que Marine Le Pen s’est adressée en appelant à « ralentir la transition ». Le clivage écologique recouvre et amplifie les clivages générationnels, éducationnels et territoriaux qui fracturent le pays. Et même si le choix est tranché par l’élection, restera à y associer les Français, aussi largement et de manière aussi décentralisée que possible. Il n’y aura de transition réussie que si les citoyens se reconnaissent dans un projet collectif, y voient la possibilité d’un avenir désirable et en deviennent les acteurs.

Vient enfin la programmation économique. La méthode reste à construire. D’abord pour assurer la cohérence et faire en sorte que d’un décret à l’autre, le coût de la tonne de carbone évitée ne varie pas du simple au triple. Ensuite pour mobiliser l’innovation : la bataille pour la planète n’oppose pas planification et marché, mais plutôt capitalisme brun et capitalisme vert. Sur ce plan, l’Europe est paradoxalement en retard sur les États-Unis. Enfin pour prendre la pleine mesure de l’impact économique de la transition. Aujourd’hui légitime, l’optimisme sur son aboutissement ne justifie pas qu’on se berce de contes de fées. Le changement de modèle économique va dévaloriser des équipements, renverser des positions établies, bouleverser les modes de vie. Il va demander d’investir plus et donc d’épargner plus pour produire, différemment, à peu près la même quantité. C’est seulement si elle regarde cette réalité en face que la France réussira une mutation analogue par son ampleur à la modernisation de l’après-deuxième Guerre Mondiale.

Planifier, c’est nécessaire. Mettre le Premier ministre en responsabilité, c’est bien. Mais pour réussir, il faudra beaucoup d’écoute, beaucoup de réalisme, et beaucoup de persévérance.

Sanctions : resserrer le nœud coulant sur la Russie

Chronique Le Monde, 19 mars 2022

 

Provocante, certainement, la formule du ministre de l’économie, Bruno Le Maire, n’en était pas moins juste : c’est bien une « guerre économique et financière totale » qui s’est engagée contre la Russie. Son enjeu dépasse l’Ukraine : il s’agit de savoir si les représailles économiques peuvent faire reculer un agresseur, ou bien si seule la force armée peut arrêter la force armée.

Ce qui se joue aujourd’hui, c’est d’abord l’existence d’un pays. Mais ce qui se teste, c’est notre capacité à faire levier de la puissance économique. Si nous parvenons à faire plier Poutine, la leçon sera claire : entre prédation et prospérité, il faut choisir. Si nous échouons, la volonté de puissance aura le champ libre.

Nous avons des atouts pour cette confrontation. Comme l’a dit Jason Furman, l’ancien conseiller économique de Barack Obama, la Russie n’est, pour l’économie mondiale, qu’une « grande station-service ». Elle est, en revanche, tributaire de l’extérieur pour la technologie, la finance, les biens d’équipement et les biens de consommation. La sanctionner lui fait beaucoup plus mal que cela ne nous coûte.

États-Unis et Europe ont instantanément mobilisé tous les moyens que leur donnent un quasi-monopole sur les monnaies de réserve, le contrôle des infrastructures financières internationales (dont la messagerie Swift n’est qu’un élément) et la suprématie technologique. L’effet de souffle des sanctions illustre une thèse formulée en 2019 par les politistes Henry Farrell et Abraham Newman sous le nom de « weaponized interdependence » (« l’interdépendance comme arme »). Les structures en réseau, disaient-ils, se sont développées pour des raisons économiques, mais elles confèrent un énorme pouvoir aux pays qui les contrôlent.

Ce n’était cependant que la première manche. Certes, la Russie est devenue un Etat paria, les oligarques sont privés de Riviera et la classe moyenne de meubles Ikea. Mais la dépendance énergétique de l’Europe l’a conduite à limiter le champ des sanctions. Seules certaines banques ont été mises au ban ; seules certaines technologies sont interdites d’exportation ; seules certaines entreprises ont définitivement choisi de plier bagage. Chaque jour, la Russie engrange pas loin d’un milliard de dollars de recettes d’exportations énergétiques. Elle va rapidement retrouver les moyens d’importer.

Moscou subit, en partie, l’ombre portée de sanctions pas encore arrêtées. Il n’est pas interdit d’acheter du pétrole russe. Mais, par crainte de mesures à venir, armateurs, banquiers et assureurs hésitent à participer à ce commerce. L’expérience des sanctions secondaires américaines de 2018, qui avaient banni toutes les entreprises en relation avec l’Iran, reste dans les mémoires. Résultat : le pétrole de l’Oural subit une décote importante, de 25 dollars par baril.

Mais ceci ne durera pas. Il faudra bien, rapidement, être clair. Soit l’achat d’énergie russe est licite, soit il ne l’est pas. Et s’il l’est, il faudra bien laisser le pouvoir russe disposer des recettes en devises sans lesquelles il n’aura aucune raison de ne pas laisser ses hydrocarbures sous terre. Les Etats-Unis ont déjà choisi : ils se passeront du pétrole russe, dont ils n’ont d’ailleurs pas besoin. L’Allemagne tergiverse. L’Europe n’a rien décidé. Mais si elle n’agit pas, M. Poutine ne tardera pas à conclure que, pour lui, le pire est passé. Déjà, le rouble s’est un peu redressé. Il n’y a pas le choix : il faut resserrer le nœud coulant.

Il importe, à ce stade, de distinguer pétrole et gaz. Le marché du premier est mondial, parce qu’un tanker de brut est essentiellement substituable à un autre. Un arrêt des exportations russes aurait pour principale conséquence une hausse du prix, que les Etats-Unis s’emploient à prévenir en reprenant langue avec le Venezuela et l’Iran. Cet arrêt est peu probable, car il se trouvera toujours preneur (l’Inde, par exemple) pour du pétrole décoté. Mais en créant toute sorte de complications pour les acheteurs, un embargo sur le brut russe accentuerait sa décote et réduirait les recettes de son exportation. Ces recettes diminueraient encore en cas de sanctions secondaires : en 2019, le volume des livraisons iraniennes avait été divisé par deux.

Les choses sont plus compliquées pour le gaz, dont le commerce suppose des infrastructures et qui est aujourd’hui essentiellement exporté vers l’Europe. Arrêter les importations affaiblirait beaucoup la Russie, qui ne dispose pratiquement pas d’autres canaux d’exportation. Mais même si son gaz ne représente que 8,4 % de l’énergie primaire consommée par l’Union européenne (UE), ce ne serait pas sans effet sur nous. Et, bien évidemment, cette dépendance varie énormément d’un pays à l’autre.

Un arrêt total n’est pas envisageable, dans l’immédiat. L’UE doit cependant commencer à réduire ses importations de gaz, diversifier ses approvisionnements et, pour cela, réformer un système énergétique insuffisamment intégré pour garantir la sécurité collective d’approvisionnement. Une bonne manière d’y inciter serait, comme le proposent les économistes Eric Charney, Christian Gollier et Thomas Philippon, d’appliquer un tarif douanier au gaz russe et de le relever progressivement. Ce serait le signal que nous sommes décidés à nous en passer, en même temps qu’une incitation à recourir à d’autres fournisseurs. Evidemment, cela ne se conçoit pas sans une forte solidarité envers les pays qui seraient les plus directement frappés par la baisse des importations de gaz russe.

Notre poids économique, notre technologie, la prépondérance de nos multinationales, notre contrôle des infrastructures de la mondialisation, l’asymétrie de nos échanges énergétiques avec la Russie nous donnent les moyens de l’emporter dans un affrontement décisif. A condition seulement que nous ne demandions pas, en plus, que ce soit parfaitement indolore.

L’impôt sur la fortune a meilleure presse auprès des Français que la taxation des successions

Chronique Le Monde, 5 février 2022

Inexorablement, la France redevient une société d’héritiers : un pays où l’héritage pèse plus que l’épargne accumulée au fil d’une vie de travail et où l’investissement éducatif compte moins que le capital social transmis par les parents.

Les faits sont sans appel. En cinquante ans, indique le Conseil d’analyse économique, le flux successoral annuel est passé de 5% à 15% du revenu national. Tout laisse attendre la poursuite de cette tendance. En cinquante ans, note l’Observatoire des inégalités, le recrutement des grandes écoles ne s’est pas ouvert. La mobilité sociale est à ce point limitée, montrent Gustave Kenedi et Louis Sirugue, que le revenu des enfants augmente de 500 euros chaque fois que celui des parents progresse de 1000, et qu’un enfant né dans le Top 5% a plus d’une chance sur cinq d’y demeurer : beaucoup plus de chances qu’en Europe du Nord, bien entendu, mais plus aussi qu’aux États-Unis.

Cette stratification nourrit le ressentiment contre un système où les règles ne sont pas les mêmes pour tous. Pour autant, et c’est le cœur du problème, dépit et révolte n’emportent aucun accord sur les solutions.

Commençons par la fiscalité des successions. La plupart des économistes lui trouvent le double avantage de limiter l’hérédité sociale et de ne pas obérer l’investissement. À tout le moins, ils plaident pour éliminer des niches fiscales que rien ne justifie, comme l’exonération de l’assurance-vie.  Dans le débat qui a surgi à son propos, cependant, huit Français sur dix soutiennent Valérie Pécresse, qui veut au contraire alléger la taxation des héritages en multipliant les possibilités de donation.

L’hostilité à la fiscalité de l’héritage ressort d’une enquête fouillée conduite en 2020 par Stefanie Stantcheva : il n’y a qu’une personne sur cinq pour l’estimer juste lorsque le patrimoine est le fruit du travail, pas plus de trois sur dix lorsque la fortune vient des générations antérieures. En grande majorité nos concitoyens, qui surestiment l’imposition des successions, en contestent le principe même. Au lieu de justice, ils n’y voient que spoliation. Dans ces conditions, on ne peut pas attendre beaucoup du prochain quinquennat.

À défaut de faire l’objet d’un consensus politique, l’impôt sur la fortune a meilleure presse auprès des Français. Pour 60% d’entre eux, les inégalités de patrimoine sont un problème, et l’enquête de Stantcheva plébiscite le financement des nouvelles dépenses par l’impôt sur la richesse. Rétablir l’ISF supprimé en 2017 ne changerait cependant pas grand-chose, car il n’était guère redistributif : le rapport Lenglart a révélé que si le taux effectif d’imposition du patrimoine était de 0,4% sur les 40.000 foyers les plus riches, il était voisin de zéro sur les 400 du sommet. Exonération de l’outil de travail, plafonnement et niches diverses aboutissaient à le vider de tout contenu économique sérieux.

Pour n’être pas un pur symbole politique, il faudrait que l’impôt sur la richesse repose sur une assiette étendue, couvrant l’ensemble du patrimoine (PME familiale et œuvres d’art inclus), et qu’en contrepartie il soit assorti d’un taux modéré. C’est une formule de ce type qu’avaient proposé Emmanuel Saez et Gabriel Zucman au moment des primaires démocrates américaines. Ainsi conçu, l’impôt sur la fortune compléterait l’impôt sur le revenu et adapterait la fiscalité à un monde où l’accumulation des patrimoines passe davantage par la valorisation des actifs que par l’épargne. Mais sauf à ce qu’il soit confiscatoire, et donc économiquement pénalisant, il ne faut pas attendre qu’il change fondamentalement la répartition des richesses. D’autant que le plafonnement imposé par le Conseil constitutionnel en limiterait sérieusement la portée.

Reste l’impôt progressif sur le revenu, que complète désormais l’esquisse d’un impôt négatif. Depuis trente ans, il a aidé à contenir les inégalités. Sous deux réserves cependant. La première est que dans notre modèle socio-fiscal, l’impôt redistribue peu. Dans le fil des travaux de François Bourguignon au début des années 2000, l’Insee vient ainsi de montrer que le prélèvement total sur le revenu était légèrement régressif (en raison de la TVA et des cotisations sociales plafonnées, les ménages les plus aisés contribuent relativement moins) et que qu’au contraire des pays anglo-saxons où l’impôt joue un rôle central, chez nous la redistribution provient surtout des transferts, des services publics et des consommations collectives.

La deuxième réserve est historique : comme l’a montré l’OFCE, la France a connu, entre 2012 et 2016, une vraie tentative de redistribution par l’impôt. Les revenus des 10% les plus aisés ont été amputés de l’ordre de 5%, et ceux des 20% du bas de l’échelle des revenus augmentés d’à peu près autant. Mais, comme son successeur n’a pas manqué de le noter, personne n’en a su gré à François Hollande.

Notre contradiction, en somme, est que nous sommes à peu près aussi opposés aux inégalités que réservés sur les moyens fiscaux de les réduire. C’est ce qui conduit à chercher ailleurs le remède à la reconstitution d’une société d’héritiers : dans l’accès à l’éducation, à l’emploi, aux responsabilités, dans tout ce qui promeut la mobilité sociale et ne repose pas en priorité sur la redistribution. Ce programme, que prônent aussi bien Olivier Blanchard et Jean Tirole qu’Antoine Bozio et Thomas Piketty, ne produira d’effet qu’à long terme. Et dans une France où les élites défendent pied à pied les institutions de leur reproduction, il n’est certainement pas des plus faciles à exécuter. Si l’on veut avoir une chance de pouvoir le mettre en œuvre, est grand temps de le soumettre aux Français.

L'inflation européenne n'est pas l'inflation américaine

Chronique Terra Nova, 31 janvier 2022

Alors que les prix à la consommation ont augmenté de 5% en rythme annuel dans la zone euro[1], il ne faut pas s’étonner que les requêtes Google concernant le terme « inflation » aient récemment triplé en Allemagne et décuplé en France. À première vue, tout suggère que qu’à l’instar des États-Unis, où le rythme annuel de croissance des prix a atteint 7%[2] - L’Europe aura du mal à vaincre le dragon de l’inflation.

Pour avoir trop longtemps balayé les craintes d’une augmentation des prix au motif que le risque principal était celui de la déflation, la Banque centrale européenne (BCE) est désormais sur la défensive, tout comme la Réserve fédérale américaine. Des voix critiques s’élèvent pour reprocher à la BCE de s’écarter à l’excès de sa cible d’inflation et d’avoir négligé son mandat principal, qui est de garantir une stabilité des prix[3]. Pour certains même, l’heure de vérité est venue après des années d’une politique aventureuse[4].

Comme la Fed, la BCE ne peut échapper au reproche de ne pas avoir assez anticipé l’actuelle hausse de prix. Mais ce n’est pas une raison pour mettre les États-Unis et la zone euro dans le même sac. Contrairement à la conviction largement répandue selon laquelle l’inflation est de retour pour de bon des deux côtés de l’Atlantique, la perspective est fondamentalement plus sombre pour les États-Unis, et cela pour trois raisons.

La première est que sous les mandats de Donald Trump et de son successeur, Joe Biden, les États-Unis ont fait face au choc provoqué par la crise sanitaire par un programme massif de dépenses budgétaires. De mars 2020 à septembre 2021, les transferts en faveur des ménages et des entreprises par l’intermédiaire de baisses d’impôt, d’augmentations temporaires de l’allocation-chômage, de remises de dettes et d’autres mesures analogues ont culminé jusqu’à la somme vertigineuse de 2500 milliards de dollars, soit plus de 11% de PIB d’avant-crise[5].

Il est vrai qu’une partie de ces transferts sont venus pallier le manque d’amortisseurs automatiques puissants tels qu’il en existe depuis longtemps en Europe[6]. Les indemnités chômage extraordinaires, par exemple, se sont imposées en raison du faible montant et de la durée limitée des indemnités standard. Mais la réponse budgétaire américaine a clairement été excessive – comme l’avaient indiqué il y a un an Larry Summers et Olivier Blanchard, une trop forte dépense budgétaire ne pouvait que créer des déséquilibres massifs[7]. Etant donné le niveau historiquement bas du chômage avant même la crise du Covid-19, on ne pouvait espérer que la demande supplémentaire créée par les aides publiques soit équilibrée par une hausse parallèle de l’activité réelle.

L’Europe, s’es paradoxalement montrée à la fois plus généreuse et plus économe. Quand Emmanuel Macron a annoncé en mars 2020 un programme d’aides publiques massives par lequel la collectivité prendrait en charge les revenus des salariés touchés par la pandémie, il a affirmé haut et fort que l’État prendrait ses responsabilités « quoi qu’il en coûte ». Tout le monde en Europe ne s’est pas exprimé ainsi, mais tous les gouvernements ont adopté la même stratégie. Pour un temps, les limites budgétaires ont été levées, et la BCE s’est mobilisée pour aider les gouvernements à remplir leur mission.

Les citoyens, c’est compréhensible, ont été surpris. Mais le système français de chômage partiel, bien qu’il ait temporairement couvert jusqu’à 40% des salariés, n’a coûté au bout du compte que 1,4% du PIB. Quand la situation sanitaire s’est améliorée et que les bénéficiaires de l’activité partielle sont retournés au travail, le dispositif s’est rapidement replié. Tout compris, le coût pour les finances publiques du soutien aux ménages et aux entreprises s’est élevé à environ 3 à 4% du PIB depuis 2020[8]. L’Europe, contrairement aux Etats-Unis, n’a pas dépensé de manière indiscriminée pour résoudre les problèmes induits par la crise sanitaire. Les revenus des ménages ont été préservés, pas augmentés. Résultat : il n’y a pas eu de surcroît massif de la demande.

La deuxième raison pour laquelle la perspective d’un retour de l’inflation est plus inquiétante pour les États-Unis que pour l’Europe est que les salariés européens placés en situation de chômage partiel ont gardé leur contrat de travail et la sécurité de l’emploi qui va avec. Il est vrai, bien sûr, que les travailleurs à temps partiels et ceux qui avaient un contrat à durée déterminée ont subi plus fortement la crise du Covid-19, et que les nouveaux entrants sur le marché du travail ont également connu des difficultés. Mais, dans l’ensemble, les États européens ont agi comme des assureurs et ils ont protégé les salariés et les entreprises contre un choc qui aurait pu être dévastateur.

Il n’est donc pas surprenant que la population active européenne ait retrouvé une fois le pire de la crise passé son niveau de fin 2019. Les responsables américains sont en revanche toujours en train de se demander pourquoi 2,7 millions de travailleurs ont disparu durant la crise[9], et comment éviter les multiples goulots d’étranglement dans un contexte économique où un excès de demande coexiste avec des limitations de l’offre.

En Europe aussi bien qu’aux États-Unis, beaucoup de salariés envisagent de changer de travail, d’employeur ou de secteur d’activité, et de nombreuses entreprises se démènent pour recruter. Mais bien différente est la situation d’un marché du travail confronté à un retrait massif de la main d’œuvre. Avec le recul, le modèle social européen s’est montré plus efficace que le système américain pour garantir la continuité de la participation au marché du travail.

La dernière raison pour laquelle les menaces de l’inflation sont plus préoccupantes aux Etats-Unis est que la Fed s’était explicitement engagée à attendre avant de faire parler la poudre. En août 2020, le président de la Fed, Jerome Powell a dévoilé une nouvelle stratégie[10] dans laquelle l’institution annonçait qu’après une période où l’inflation est restée inférieure à l’objectif (de 2%), il convenait de viser temporairement un taux d’inflation supérieur à la cible. Il annonça aussi que la Fed allait chercher à assurer un « niveau d’emploi élevé ». La contrepartie d’un renouvellement aussi ambitieux de la doctrine aurait dû être une politique budgétaire responsable. Maintenant que le président et le Congrès ont décidé une politique à l’opposé, cependant, la Fed se trouve forcée de changer précipitamment d’attitude[11].  

A coup sûr, la BCE fait face à des contraintes. Tout le monde se demande, par exemple, si l’Italie, dont la dette publique a atteint 155% de son PIB, sera capable de placer de nouveaux emprunts sur le marché qprès que la BCE aura commencé à limiter son programme d’achat d’obligations. Mais, au moins, la BCE ne s’est pas elle-même liée les mains.

Il y a dix ans, la réponse européenne à la crise financière a été calamiteuse. Mais, cette fois-ci, avec un modèle social efficace et une dépense publique ciblée, l’Europe a mieux géré la crise que les États-Unis. Au moment où elle doit affronter ses propres difficultés, les dilemmes américains et les solutions discutées à Washington ne peuvent guère l’inspirer. Comme Laurence Boone, la cheffe économiste de l’OCDE l’a récemment indiqué aux ministres des Finances de la zone euro, il n’y aucune raison de resserrer les politiques budgétaires dans la zone euro et il n’y a, à ce stade, aucune raison de combattre un début d’inflation essentiellement tiré par les prix de l’énergie, en remontant brutalement les taux d’intérêt[12].

Certes, l’inflation est à son niveau le plus élevé depuis des décennies dans nombre d’économies occidentales. Mais l’explication n’est pas partout la même. Alors que l’inflation fait vaciller des marchés interdépendants, les responsables européens vont devoir garder leur calme et rester concentrés sur les tâches qui les attendent.  


[1] https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/14083883/2-07012022-AP-EN.pdf/49039c42-31ea-3513-8307-eece31d6b25a

[2] https://www.theguardian.com/business/2022/jan/12/us-inflation-rate-december-2021

[3] https://www.project-syndicate.org/bigpicture/inflation-remedies

[4] https://www.project-syndicate.org/commentary/inflation-creates-existential-dilemma-for-ecb-by-jurgen-stark-et-al-2022-01/french

[5] https://www.bea.gov/sites/default/files/2021-10/effects-of-selected-federal-pandemic-response-programs-on-federal-government-receipts-expenditures-and-saving-2021q3-adv.pdf

[6] https://tnova.fr/democratie/international-defense/leconomie-selon-biden-plus-quun-rattrapage-lanalyse-de-jean-pisani-ferry/

[7] https://www.piie.com/blogs/realtime-economic-issues-watch/defense-concerns-over-19-trillion-relief-plan

[8] Voir le Rapport économique, social et financier associé à la Loi de finances.

[9] https://www.bls.gov/news.release/pdf/empsit.pdf

[10] https://www.federalreserve.gov/monetarypolicy/files/FOMC_LongerRunGoals.pdf

[11] https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20220126a.htm

[12] https://oecdecoscope.blog/2022/01/18/the-ea-and-the-us-in-the-covid-19-crisis-implications-for-the-2022-2023-policy-stance/

Ce n’est pas en flattant leur nostalgie qu’on détournera les électeurs des solutions imaginaires

Chronique Le Monde, 31 décembre 2021

« Reconquête », pour Éric Zemmour. « Rétablir la Nation » et « restaurer l’État », pour Marine Le Pen. Et même « retrouver la fierté française », pour Valérie Pécresse. Face à une gauche hélas inaudible et à un Emmanuel Macron qui parle mais ne dit pas encore, les slogans des droites ont donné le ton des dernières semaines. Et c’est à la nostalgie qu’ils ont fait appel.

La mise en regard d’un passé glorieux et d’un présent misérable fait fond sur un pessimisme économique et social bien enraciné, dont témoigne l’enquête Fractures françaises : trois de nos concitoyens sur quatre jugent le pays en déclin, deux sur trois tiennent la mondialisation pour une menace, six sur dix – un peu moins, tout de même, qu’il y a cinq ans – estiment nécessaire de rapatrier la décision de Bruxelles à Paris.

Alors que l’Allemagne vient de se doter d’une coalition dont les thèmes sont la numérisation, la transition écologique et l’inclusion sociale, sommes-nous voués à aborder l’élection qui vient en regardant vers l’arrière ? Dans un pays dont l’électeur médian a plus de cinquante ans (si l’on tient compte des taux d’abstention) il est tentant, bien sûr, d’attribuer ce prurit régressif à la course aux voix des seniors apeurés. Ce serait cependant ignorer les fondements réels de l’inquiétude collective.

Au tournant du siècle, les résultats économiques de la France ne la différenciaient guère de son environnement. Un PIB par habitant sensiblement égal à celui de l’Allemagne, la même part des personnes en emploi dans la population d’âge actif, et un endettement public identique : même si l’Allemagne ne s’était pas encore remise du choc de la réunification, c’était honorable. Certes, les Pays-Bas ou la Suède faisaient mieux. Certes, l’Europe entière restait à l’écart du boom de productivité américain. Mais dans la zone euro, nous étions un pays médian.

Vingt ans plus tard, le constat n’est plus le même. En 2019, notre PIB par habitant est de 10% inférieur à ceux de l’Allemagne ou de la Belgique, de 20% inférieur à celui des Pays-Bas. Pour le taux d’emploi l’écart entre les deux rives du Rhin est de dix points – soit un déficit de 4 millions d’emplois. Et pour la dette publique l’écart est de 40 points. Le décrochage n’est pas aussi prononcé que celui de l’Italie, mais il est net. Et d’ailleurs sur certains points, il est plus marqué encore : notre endettement extérieur est beaucoup plus lourd.

Pourquoi cette cassure ? Où avons-nous failli ? Comment nous corriger ? À écouter la pré-campagne, nous aurions eu le tort d’embrasser la mondialisation. Or rien n’est moins vrai. Lorsqu’en 1990 le monde soviétique s’est écroulé, lorsqu’en 2001 la Chine est devenue membre de l’Organisation Mondiale du Commerce, lorsqu’en 2004 l’Union européenne s’est élargie à dix nouveaux membres, nous avons tout fait pour retarder les horloges. La France n’a pas tenté de tirer parti de ces grandes transformations, mais au contraire de s’en abstraire.

Un indicateur en atteste de manière frappante : quand, en 2000, importations et exportations allemandes pesaient chacune 31% du PIB, les chiffres étaient presque les mêmes pour la France :  27% et 29%. Mais en 2019, les exportations allemandes ont augmenté de 16 points, et les importations de 10, alors que pour nous les mêmes ratios n’ont gagné que 3 et 5 points. Entre temps l’Allemagne a restructuré son économie en redéfinissant son insertion internationale et en construisant des chaines de valeur globales. Nous, à peine.

Nos grandes entreprises ont bien sûr tiré parti du nouvel état du monde. Mais en investissant ailleurs pour vendre ailleurs, plus souvent qu’en exportant. Elles ont délocalisé, mais à bas bruit. Dans l’automobile, nous avons préféré conserver des usines-Potemkine plutôt que de concentrer nos efforts sur les segments où nous disposions d’atouts, comme l’ont montré Keith Head, Philippe Martin et Thierry Mayer. Pour la pharmacie, le constat de Philippe Aghion et Élie Cohen est voisin : peu d’importations, peu d’exportations, peu d’innovation, et beaucoup de délocalisation ; l’apparence de la stabilité et la réalité de la perte de substance. Résultat : la valeur ajoutée de l’industrie française, qui représentait la moitié celle de l’Allemagne en 2000, était tombée à 37% en 2018. Industriellement, nous pesons aujourd’hui moins que l’Italie.

Ce n’est pas en invoquant les mânes de De Gaulle et Pompidou que nous redresserons nos performances dans un monde irréversiblement transformé. Évidemment, nous ne sommes plus en 2000, et la mondialisation a changé de nature avec l’interférence croissante du géopolitique et la prise de conscience de l’impératif de résilience. Mais il serait illusoire de faire comme si elle n’avait été qu’une parenthèse.

Ce n’est pas en flattant leur nostalgie qu’on détournera les électeurs des solutions imaginaires. C’est en construisant, sur la base d’un constat lucide, les termes d’une confrontation politique exigeante. Sur la stratégie économique, on la voit s’esquisser entre Valérie Pécresse et Emmanuel Macron. Faut-il privilégier le redressement des comptes, ou l’investissement ? Couper sans attendre dans la dépense publique, ou parier sur les réformes et le ressaut de la croissance ? Réduire les impôts, ou redresser un système d’éducation et de recherche mal en point ? Accélérer dans les renouvelables, ou miser sur le tout-nucléaire ? Plus l’alternative sera claire, plus elle invitera les Français à un choix tranché, plus elle rendra service au pays. 

Post-Scriptum. Je n'évoque pas l'euro dans cette chronique. D'abord parce que j'ai écrit à peu près en même temps sur le sujet, voir ici. Ensuite parce que la France n'a pas connu les crises par lesquelles sont passés d'autres pays. 

J'aurais dû dire que nous avons réagi à l'euro comme à la mondialisation, ou à l'élargissement de l'UE : comme à un événement extérieur, qui n'appelait pas de réponse. L'euro a fait partie des mutations que nous avons choisi d'ignorer. C'est paradoxal, parce que cette monnaie est largement une création française. Il y eu une certaine schizophrénie collective à nous battre pour l'euro comme s'il allait tout changer, et à l'accueillir comme s'il ne changeait rien. 

Réformer l’Union européenne pour affronter les temps difficiles

Tribune Le Monde, 16 décembre 2021, avec Miguel Maduro, Philippe Martin, Jean-Claude Piris, Lucrezia Reichlin, Armin Steinbach et Beatrice Weder di Mauro 

L'Union européenne n'est pas un État fédéral. Contraintes juridiques et politiques limitent sa capacité à se réformer pour répondre aux événements. Depuis des années, elle fait face à des questions nouvelles dans le cadre de traités inchangés. C’est en donc à droit constant qu’elle a engagé la politique monétaire dans des territoires inexplorés, repoussé les limites assignées à la politique budgétaire et mobilisé les finances publiques de l'Union pour soutenir des économies malmenées.

Ces initiatives ont donné lieu à des contestations juridiques au motif qu'elles excéderaient les dispositions des Traités, dépasseraient les compétences de l'UE ou seraient contraires à la constitution d'un État membre, l’Allemagne en particulier. Les disputes juridiques s'inscrivent en outre dans le contexte de désaccords politiques, entre les États membres et en leur sein.

Dix ans après le début de la crise de la zone euro et après la crise de la COVID, la situation n’est plus celle de Maastricht. Elle appelle donc des changements ambitieux du cadre de politique économique. Le défaut de coordination entre politique budgétaire et politique monétaire peut entraver à la fois la poursuite de la stabilité des prix et le soutien de la croissance ; la soutenabilité budgétaire reste essentielle, mais les règles qui y visent sont devenues obsolètes ; et la vulnérabilité aux chocs exige une capacité de réaction commune.

L’idée reçue veut que l'UE s'adapte sans changer ses règles. Mais la contraindre à répondre à des mutations sans même envisager de réformer un système conçu pour un autre contexte la conduit tout droit à des politiques sous-optimales. Cela risque de l’amener à solliciter plus encore l’interprétation des règles et, par conséquent, à la rendre plus vulnérable encore à la contestation juridique et politique.

Pour éviter un dangereux cercle vicieux, les réflexions sur l'avenir de l'Europe ne doivent pas partir des contraintes mais d'une définition claire des réformes nécessaires. 

Commençons par l’équilibre entre monétaire et budgétaire. Dans l'architecture de Maastricht, l'orientation budgétaire est censée être neutre ou viser la soutenabilité, pas soutenir la croissance. Face à des conditions durablement défavorables, une action budgétaire peut cependant s'avérer plus efficace que la stimulation monétaire. Il faut donc un cadre de coordination entre les deux instruments. Si l'indépendance des banques centrales exclut tout dispositif qui contraindrait la BCE, il n’y a pas d'obstacles juridiques au dialogue et à la création d'une base analytique commune.

Il est ensuite essentiel de donner à la BCE la marge de manœuvre nécessaire à l’accomplissement de son mandat. L'application formaliste de sauvegardes mécaniques contre le financement monétaire nuit en fin de compte à la stabilité des prix. Tant que l'objectif des initiatives de la BCE correspond à ce mandat et préserve les incitations à la discipline budgétaire des États, les achats d'obligations d'État ne doivent pas être considérés comme un financement monétaire.

Vient ensuite le cadre budgétaire. À de nombreuses reprises, le Pacte de stabilité et de croissance a été retouché. Ces modifications n'ont toutefois pas remis en cause le principe de valeurs de référence fixes et uniformes pour la dette et le déficit (les fameux 60 % et 3 % du PIB). Celles-ci ignorent grand nombre d'informations pertinentes pour déterminer si la dette d'un pays est soutenable. Elles ne sont pas non plus adaptées à un environnement post-pandémique qui a entraîné des niveaux d'endettement moyens plus élevés et très hétérogènes entre pays.

Nous plaidons pour une réforme qui donne une plus grande priorité à la soutenabilité de la dette, crée des marges de manœuvre pour la stabilisation et autorise une différenciation des cibles de dette à moyen terme. Les dispositions des Traités le permettent : il est possible de mettre fin à l’uniformité des valeurs de référence par le canal d’une procédure législative spéciale, sans ratification dans chaque État membre.

Troisièmement, le lancement, au printemps 2020, du programme "Next Generation EU" (NGEU) a été une initiative ambitieuse. Certes, la relance européenne ne peut être considérée, sur les plans juridique et fonctionnel, comme le prélude à une réforme fondamentale du budget de l'UE ou à la création d'une "capacité budgétaire" permanente, pour laquelle il n’y a actuellement pas d’accord politique. Mais il serait insensé de supposer que l'Union n’aura plus jamais besoin d'un instrument de soutien.

Nous suggérons de nous appuyer sur l'expérience de l’initiative de relance pour créer une capacité budgétaire contingente qui pourrait être activé dans des circonstances prédéterminées et selon des procédures convenues. Ses déclencheurs, tant sur le fond qu’en procédure, devraient placer la barre assez haut pour garantir qu’elle ne servira pas de dispositif de débudgétisation mais aura plutôt le caractère d'un mécanisme d'assurance. Sous ces conditions, nous la jugeons possible sur les bases juridiques actuelles.

Ce qui empêche l'Europe de se réinventer, ce sont moins les contraintes juridiques que le défaut d’une volonté politique suffisante. Nos propositions visent à apporter des améliorations significatives au système de politique économique. Il s'avère qu'elles peuvent être mises en œuvre dans le cadre des Traités en vigueur.

Ces changements permettraient à l'Europe de faire face à des temps plus difficiles : un monde où l'indépendance et la crédibilité de la banque centrale restent essentielles mais où l'éventail de ses initiatives s'est considérablement élargi ; où la menace de crises de solvabilité s'est accrue mais où la stabilisation macroéconomique doit régulièrement reposer sur un soutien budgétaire ; et où les risques extrêmes d'origine financière, sanitaire, climatique ou géopolitique se matérialisent plus fréquemment et appellent des réponses à leur mesure.

Le temps des réformes est venu. Sur le plan économique, l'UE a surmonté une crise exceptionnelle de manière exceptionnelle. Elle doit maintenant s'appuyer sur cette réussite pour améliorer son système de politique économique.

Miguel Maduro, Philippe Martin, Jean-Claude Piris, Jean Pisani-Ferry, Lucrezia Reichlin, Armin Steinbach et Beatrice Weder di Mauro sont économistes et juristes. Ils viennent de publier un rapport conjoint intitulé « Revisiting the EU framework : Economic necessities and legal options » (Centre for Economic Policy Research, 14 décembre 2021)

Présidentielle : les débats qu’il nous faut tenir

Chronique Le Monde, 20 novembre 2021

Une élection présidentielle sert à choisir une personne, mais tout autant à définir et à trancher des choix collectifs. C’est ce qui s’est passé en 2007, et peu ou prou en 2017. Mais cela n’a été le cas ni pour le second mandat de Mitterrand, en 1988, ni pour celui de Chirac, en 2002. Non sans conséquences. Quant aux scrutins de 1995 et 2012, ils ont été suivis de réorientations (respectivement vers la consolidation budgétaire et la compétitivité) qui ont immédiatement dégradé le capital politique du nouvel élu. En même temps qu’une question de respect des électeurs, la clarté sur les choix est une condition légitimité de l’action à venir.

Après une précampagne sous l’emprise de la peur et de la haine, il faut donc espérer que les débats vont bientôt s’orienter vers les questions de premier rang sur lesquelles le pays a besoin de prendre une orientation. Listons-en cinq.

Le premier sujet est la transition écologique, qui s’annonce comme une nouvelle révolution industrielle. Malgré un progrès technique époustouflant, qui laisse augurer un futur désirable, elle comportera des coûts macroéconomiques, imposera des changements de mode de vie et pour certains de métier. Déjà les réticences aux énergies renouvelables se renforcent, le prix du carbone est devenu un chiffon rouge, l’évocation des limites de l’étalement urbain suscite la fureur. Tout invite ainsi les compétiteurs politiques à esquiver ou à prétendre, contre l’évidence, que le nucléaire suffira à nous épargner la mutation qui vient. Faute cependant d’un débat présidentiel au fond, la confrontation entre activistes du climat et défenseurs de l’existant risque de s’aiguiser et de bloquer toute tentative de construire des consensus autour de la transformation à conduire et de l’équité dans la répartition des efforts.

Le deuxième débat porte sur le redressement productif. Grâce à un soutien public immédiat et puissant, l’économie a bien passé le choc pandémique. Mais la déroute de secteurs qu’on croyait forts, comme la pharmacie, a révélé l’anémie de notre potentiel économique, et la crise a souligné la fragilité de notre capacité exportatrice. Que viennent une chute de la demande, comme dans l’aéronautique, ou l’irruption de nouveaux concurrents, comme dans le spatial, et nous voici à nu.

La question de la compétitivité, qui avait dominé le quinquennat Hollande, se pose en des termes renouvelés. Le protectionnisme a revêtu les habits neuf de la résilience, mais ignore que les chaînes de valeur mondiales nous ont fourni les vaccins et que l’indice le plus clair de nos faiblesses est le manque d’exportateurs. Certains, à droite notamment, veulent amplifier encore les mesures d’allégement du coût du travail. L’analyse suggère cependant que notre déficit de compétitivité tient aujourd’hui moins à un problème de coût qu’à un défaut de compétences, de numérisation, d’innovation et de dynamique entrepreneuriale.

Le troisième sujet est celui de l’éducation et des compétences. La dernière fois qu’il a mobilisé la France c’était en 1985, lorsque Jean-Pierre Chevènement a fixé l’objectif de 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Le retard quantitatif a été comblé mais le retard qualitatif persiste, et même s’aggrave s’agissant de la capacité de l’école à réduire les inégalités de naissance. Nous sous-investissons lourdement dans l’éducation, avec tout ce que cela implique d’obstacles à la mobilité sociale comme à la performance économique. On aimerait que celles et ceux qui aspirent à nous gouverner se prononcent sur l’effort budgétaire nécessaire, mais aussi sur les missions assignées à l’école et sur les transformations qu’appelle un système éducatif refermé sur lui-même et rétif à l’innovation. À défaut d’avoir sollicité et reçu un mandat clair sur ce point, le prochain locataire de l’Élysée se découragera vite face à l’ampleur de la tâche.

Quatrième sujet, les inégalités. La question est aujourd’hui plus prégnante que depuis très longtemps. Choc Covid, envol des prix des actifs dans un contexte de très faible taux d’intérêt, prix de l’énergie et, maintenant, transition écologique sont autant d’amplificateurs des tensions sur la répartition des revenus, des richesses et des efforts. Le sentiment d’inéquité entrave gravement notre capacité à engager des projets collectifs.

François Hollande a opéré un transfert de la charge fiscale des entreprises vers les ménages (qui lui a été beaucoup reproché) en même temps qu’une nette redistribution du haut vers le bas de l’échelle des revenus (qui lui a valu bien peu de louanges). Non sans raisons, Emmanuel Macron a voulu déplacer la question de la redistribution à la pré-distribution et mettre l’accent sur la correction des inégalités d’accès à l’éducation ou à l’emploi. Mais les réformes de la fiscalité du capital lui ont fait perdre la bataille de l’opinion.

Comparativement, la France demeure un pays où les inégalités monétaires sont contenues, mais où l’ascenseur social est trop souvent bloqué et où le pessimisme domine. Cela plaide pour une politique d’accès et de mobilité. Mais cela ne peut dispenser d’une réflexion sur le partage des coûts de la crise sanitaire et la réforme de la fiscalité directe. Le temps en est venu.

La dernière question est budgétaire. Sur ce sujet les lignes de force sont assez visibles, mais le débat est souvent mal posé : aujourd’hui la question est moins de savoir à quelle vitesse réduire la dette publique, qui n’est pas onéreuse, que de s’accorder sur le niveau des dépenses pérennes et leur financement par l’impôt. Le problème n’est pas que l’État s’endette pour faire face aux chocs, ou pour financer des projets d’avenir. Il réside dans notre incapacité récurrente à réconcilier appétit pour la dépense et disposition à payer. C’est sur ce point qu’on aimerait surtout entendre les aspirants à la fonction présidentielle.

Prix de l'énergie : une incohérence coûteuse 

Chronique Le Monde, 16 octobre 2021

À l’évidence, l’envol du prix du pétrole et du gaz qui inquiète les ménages et affole les gouvernements n’est pas attribuable à une seule cause. Aléas climatiques, comportements de stockage, attitude russe… les explications contingentes s’empilent, particulièrement dans le contexte d’une économie déréglée par le choc pandémique. Mais il est une cause qui doit alerter, parce qu’elle revêt un caractère structurel : c’est l’impact de la transition écologique – ou plus exactement de la manière dont elle s’engage.

80% de l’énergie consommée dans le monde provient aujourd’hui des combustibles fossiles (plus 5% de nucléaire). Pour limiter le réchauffement, il va falloir passer à 60% d’ici 2030 et à moins d’un quart en 2050. Cette transformation va impliquer un effort considérable de recherche, de conversion des systèmes énergétiques, d’adaptation des réseaux et de construction d’infrastructures.

Tout compris, les estimations disponibles de l’investissement additionnel requis convergent pour 2030 vers 2% du PIB mondial par an, en net. L’Agence internationale de l’énergie (World Energy Outlook, octobre 2021) estime ainsi que l’investissement énergétique va devoir passer de 2000 milliards de dollars par an au cours des dernières années à 5000 milliards en 2030, avant de redescendre graduellement. Et ce n’est pas tout : la transition va aussi impliquera un transfert vers les renouvelables de l’investissement dans les énergies brunes, qui représente encore une bonne moitié du total. In fine, l’investissement nouveau va devoir s’élever à quelque trois points de PIB mondial par an.

C’est considérable, et ça ne se fera pas sans accrocs. Comme je l’ai développé ailleurs (Le Grand Continent, 1er septembre), l’enjeu macroéconomique est d’importance. L’enjeu énergétique aussi, car la transition va profondément perturber le délicat équilibre du marché mondial. Si la montée en régime des renouvelables ne s’accompagne pas d’un repli parallèle de l’extraction de combustibles fossiles, il y aura excès d’offre et le prix des énergies fossiles s’effondrera ; si, à l’inverse, le désinvestissement dans les énergies d’hier est plus rapide que le développement des nouvelles capacités, les prix s’envoleront.

C’est cette seconde tendance qu’on observe actuellement. Dans son rapport, l’AIE compare trois scénarios : le premier, normatif, conduit à la neutralité carbone en 2050, le second, moins ambitieux, correspond aux objectifs nationaux annoncés dans le cadre de l’accord de Paris, et le troisième aux politiques effectivement en place, qui sont loin d’être en ligne avec les objectifs affiché. Or si l’investissement dans le charbon et le gaz est aujourd’hui au niveau prévu dans le premier scénario, l’investissement en renouvelables est encore près de quatre fois inférieur à ce qu’il faudrait.  

Le problème ne provient pas d’un manque d’intérêt pour la transition écologique de la part des détenteurs de capitaux : les valorisations boursières témoignent exactement du contraire. Sur les cinq dernières années le rendement moyen (gains en capital inclus) des actifs renouvelables   a été trois fois plus élevé que le rendement des actifs fossiles. Ce qu’il traduit, c’est un déficit massif de crédibilité. Face au grand écart entre les objectifs annoncés par les gouvernements et les politiques – prix du carbone, réglementations, incitations, investissements publics – à l’œuvre, les capitalistes n’investissent plus guère dans le brun, mais pas assez dans le vert. 

Ce hiatus est inquiétant. Il mène à une pénurie mondiale aggravée d’énergie, et donc à des chocs sur les prix générateurs d’inflation. Il prépare un contrecoup social et politique en réaction aux pertes de pouvoir d’achat induites par les hausses de prix. Et il compromet la transition vers l’économie décarbonée. Pis, un article récent (Stephie Fried, Kevin Novan et William Peterman, The macro effects of climate policy uncertainty, Fed San Francisco, février 2021) a montré que la faible crédibilité des politiques climatiques avait un coût mesurable : chaque tonne de carbone évitée est économiquement deux fois plus coûteuse lorsque le comportement des entreprises est déterminé non par une taxe carbone, mais par la seule possibilité d’une telle taxe. Incertaines des règles du jeu, elles investissent moins dans le brun sans investir plus dans le vert.

C’était déjà assez que des engagements sans suite en faveur du climat compromettent l’avenir. Voici donc qu’ils détraquent le présent. Le vieux monde de l’énergie se meurt, aurait dit Gramsci, le nouveau tarde à apparaître (et les monstres surgissent). Que faire ? Évidemment, beaucoup se joue à la conférence pour le climat de Glasgow, dont il faut espérer qu’elle ne se conclura pas sur des faux-semblants.

Mais beaucoup se joue en Europe et en France. Nos engagements climatiques sont désormais suffisamment fermes pour décourager l’investissement brun. Mais ils ne le sont pas encore assez pour garantir un investissement vert à hauteur des besoins. C’est évident en matière de prix : depuis les Gilets Jaune, la main tremble. C’est vrai aussi en matière réglementaire : si la loi climat et résilience a marqué un progrès, les mesures en place restent en deçà de ce qu’appelle l’objectif européen d’une accélération de la baisse des émissions.

L’absence de cohérence a un coût, sans doute plus élevé que nous ne le croyions. À l’inverse, le rendement économique de la clarté est élevé. Dans une phase incertaine à tous égards, la première responsabilité des politiques publiques est de fournir des signaux non-ambigus. Il est temps de nous en rendre compte, et de mettre nos actes pleinement en accord avec nos intentions.

Comment gérer cette économie commotionnée ? 

Chronique Le Monde, 4 septembre 2021

Une contraction excessivement violente, mais brève, suivie d’un retour rapide à la normale : il y a un an encore, c’est ainsi qu’on envisageait le choc Covid. En apparence, le rétablissement n’a été que retardé : en juin, nous dit l’Insee, l’activité économique n’était plus que 2,5% en-dessous de son niveau de la fin 2019, et en décembre, le rattrapage devrait être achevé ; démentant les alarmes, emploi et chômage ont rejoint leurs étiages antérieurs ; il n’y avait plus guère, en juillet, que 3% de salariés en chômage partiel ; et l’investissement industriel devrait dès cette année effacer la baisse de l’an dernier.

Parallèlement, cependant, se multiplient pêle-mêle signes de dérèglement temporaires et indices de mutations durables, auxquelles le choc sanitaire a probablement donné un coup d’accélérateur. Ce qui s’impose n’est plus l’image d’un choc passager mais celle d’une commotion qui laisse endolori, un peu hébété et surtout incapable de distinguer troubles temporaires, séquelles et nouveaux apprentissages. 

Le dérèglement est d’abord sectoriel, avec une consommation de biens durables qui dépasse nettement le niveau d’avant-crise et une consommation de services toujours déprimée. Un dixième environ de l’économie (hôtellerie, culture et événementiel, etc..) accuse un recul de l’ordre de 10% de l’activité, tandis que le numérique et les télécoms sont en progrès de 7%.

Coexistent ainsi des secteurs dont l’activité est limitée par l’insuffisance de la demande et d’autres qui font face à des contraintes d’offre : si, par exemple, l’aéronautique continue à manquer de débouchés, l’automobile est handicapée par la pénurie de puces et la restauration souffre d’un manque de personnel.

La perplexité est générale quant à la situation du marché du travail. Aux États-Unis, le déficit d’emplois est encore de 5%, mais les entreprises peinent à recruter, et le taux de sortie du chômage est de dix points inférieur à ce que laisserait attendre le niveau des offres d’emploi. En France, la situation est moins tendue, mais aujourd’hui les entreprises se jugent plus souvent contraintes par le manque de personnel (plus d’une sur cinq) que par le manque de débouchés (une sur six). Et dans 70% des cas, ce sont des CDI qu’elles disent avoir peine à recruter. Entre effet des dispositifs de soutien, trauma psycho-sociaux, changements de métier et interrogations des salariés quant à leur avenir, personne ne sait bien ce qui se passe.  

La mondialisation est sens dessus dessous. Si le commerce international dépasse de 5% son niveau d’avant-crise (ce qui, en passant, n’augure pas vraiment d’une démondialisation), les réseaux de production restent désorganisés et le coût du fret en provenance de Chine a été multiplié par cinq. Plus profondément, les pays en développement restent lourdement handicapés par le faible déploiement de la vaccination (30% en Asie et 5% en Afrique) et par la modestie des moyens financiers disponibles pour faire face à la crise.

Le dérèglement est aussi financier. Dopées par la faiblesse des taux d’intérêt, les Bourses européennes ont gagné plus de 10% depuis le début 2020. En Allemagne et aux Pays-Bas, les prix de l’immobilier ont pris de l’ordre de 20% en 18 mois.

Enfin le choc a accéléré la numérisation de l’économie avec, en 2020, une augmentation d’un tiers des ventes de produits en ligne, et en faisant prendre conscience de notre vulnérabilité, elle a certainement accéléré la prise de conscience des enjeux climatiques.

Comment gérer cette économie commotionnée ? C’est la question que se sont posée fin août les banquiers centraux qui pour leur rencontre annuelle à Jackson Hole, avaient pris pour thème « la politique macroéconomique dans une économie déséquilibrée » (uneven economy). Le sujet n’est pas académique : le débat est vif entre les tenants d’un durcissement rapide, en vue de contrer les risques d’inflation, et les avocats d’une approche accommodante, plus confiante dans le potentiel de normalisation.

relance successifs de Trump et de Biden ont placé l’économie sur une trajectoire de surchauffe, et en Europe, où le soutien budgétaire a été à la fois mieux ciblé et plus prudent. Outre-Atlantique l’inflation sous-jacente (hors produit alimentaires et énergie) a dépassé 4% en juillet et l’enjeu pour Jay Powell, le président de la Fed, est désormais le rythme de la normalisation qu’il a laissé entrevoir. Avec une inflation sous-jacente encore inférieure à 2% en zone euro Christine Lagarde, la présidente de la BCE, n’en est pas là.

Sur le fond, États-Unis et Europe font cependant face à la même question. Microéconomiquement, il n’y a guère de doute sur ce qu’il faut faire. Des travailleurs doivent changer d’emploi ou même de métier, des salaires doivent augmenter, des entreprises doivent disparaître et d’autres doivent se développer, les chaînes de production doivent se restructurer, les prix relatifs doivent changer – d’autant plus qu’au choc Covid va se superposer la transition écologique. Tous ces ajustements vont demander à la fois beaucoup de souplesse et un appui des politiques publiques, notamment en matière de formation, d’emploi et d’investissement. Temporairement au moins, l’intensité des réallocations va fortement augmenter. Il faut nous y préparer.

Macroéconomiquement, la réponse est plus délicate. Il est difficile de séparer le temporaire du permanent, comme de distinguer changements de prix relatifs et poussées inflationnistes. Au lendemain d’un choc majeur, cependant, il est souhaitable de donner sa chance au rééquilibrage de l’économie. En Europe, et même aux États-Unis, mieux vaut cependant, tant que les anticipations restent sages, prendre le risque de laisser l’inflation dépasser la cible pendant quelques mois, plutôt que d’entraver la reprise et les ajustements de prix relatifs par un durcissement prématuré. Les stratégies qu’ont récemment adopté la Fed et la BCE y invitent. Elles permettent de corriger le tir si l’inflation menace. Et quant au prix des actifs, l’excès de richesse peut se traiter par des mesures fiscales.

Il y a une autre raison, plus subtile, de plaider en ce sens. Dans un papier présenté à Jackson Hole, Monetary Policy in Times of Structural Reallocation, Veronica Guerrieri (de Chicago Booth) a étudié l’impact de la politique monétaire sur les rééquilibrages entre secteurs consécutivement à un choc. Sa conclusion (qui vaut aussi en matière budgétaire) est qu’en plaçant les secteurs d’avenir en difficulté de recrutement, une politique expansionniste les pousse à augmenter les salaires, encourage les transitions professionnelles et accompagne les transformations de la structure de l’économie. Une médecine douce pour la commotion, en somme. À rebours de la vulgate schumpétérienne, c’est elle qu’il faut appliquer aujourd’hui.

« La transition écologique va être brutale, bien plus que l'on imaginait »

Interview aux Échos, 24 août 2021


Le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, se montre confiant dans la reprise de l'économie française. Quelles sont les menaces pesant sur celle-ci ?

Comparativement, la France s'en sort bien. Par rapport à l'avant-Covid, elle a retrouvé un des meilleurs niveaux d'activité des pays européen. Cependant, la crise a souligné les handicaps industriels de l'économie française, notamment dans les secteurs de la santé et de la pharmacie. Certains points forts sont encore très touchés par la pandémie, comme le tourisme et l'aéronautique. Covid et crise climatique mettent à l'épreuve des secteurs comme l'automobile, où les marges ne sont pas assez bonnes pour innover et investir autant qu'il le faudrait. Il y a la crainte de voir l'économie ressortir affaiblie après ce nouveau choc. Ce qui justifie le plan d'investissement que prépare le gouvernement pour la rentrée.


Vous attirez aussi l'attention sur les effets macroéconomiques de la décarbonation. Quels sont-ils ?

La transition écologique rapide que nous devons conduire va induire une obsolescence accélérée d'une part importante des équipements et du capital. Il va falloir investir pour simplement maintenir le niveau de production. Prenez le cas d'une chaudière au fuel ou celui d'un camion à moteur thermique : ces équipements vont devoir être remplacés avant d'atteindre leur fin de vie. C'est ce qu'on appelle un choc d'offre négatif, un peu comme celui que nous avons subi avec les chocs pétroliers.

Il va donc va falloir augmenter l'investissement de manière importante pour financer la transition, d'au moins deux points supplémentaires de PIB mondial en 2030. Cela remettra en cause l'équilibre actuel entre épargne et investissement, et donc peut-être le niveau des taux d'intérêt. Il faudra réallouer des ressources de la consommation vers l'investissement.

Enfin, pour les finances publiques, on a longtemps vécu sur l'idée que la fiscalité carbone induirait des recettes supplémentaires. Or, ces recettes vont être plus limitées que prévu et devront être utilisées pour compenser les pertes de pouvoir d'achat d'un certain nombre de ménages. Ajoutons que la dépense publique devra financer des investissements dans les infrastructures notamment, et on arrive à un effet négatif sur les finances publiques.


Vous critiquez l'appellation de « croissance verte » et l'enrobage de la Commission européenne, car elle atténue les transformations profondes auxquelles vont faire face nos économiques.

Il ne faut pas seulement aborder la transition écologique dans une perspective keynésienne et voir l'effet de relance de ces plans d'investissements verts mais tenir compte aussi des effets négatifs sur l'offre. Une stratégie climat remet nécessairement en cause toute une partie de ce qui fait notre potentiel de croissance aujourd'hui.


Pas question pour autant de céder à la sinistrose…

C'est une question d'horizon. A terme, il y a de bonnes raisons d'être optimiste quant à la capacité du progrès technique à développer des solutions qui rendent plausible à long terme l'idée d'une transition sans sobriété extrême pour les populations. Mais la transition qui vient va être brutale, bien plus que l'on imaginait : on n'a pas le temps d'attendre que les solutions techniques mûrissent. Il va falloir investir plus, pour produire autant.

Je dresse un parallèle avec le choc pétrolier de 1973 où l'envolée du prix du baril avait coûté 3,6 % du PIB mondial. C'est pour cela qu'experts et gouvernements doivent se saisir sans tarder de la macroéconomie du climat.

Le second Whatever It Takes de Mario Draghi

 

Chronique Terra Nova, 2 août 2021

 


Premier ministre d'Italie est l'un des pires emplois qui soit. Pour paraphraser Thomas Hobbes, c’est généralement l’assurance d’une vie déplaisante, brutale et courte. Très courte même : depuis qu'elle est devenue chancelière en 2005, Angela Merkel a connu huit homologues italiens différents.

 

Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les dirigeants italiens aient du mal à obtenir des résultats.  Et de fait, ils en ont effectivement obtenu bien peu : de l'arrivée au pouvoir de la chancelière Merkel jusqu’aux débuts de la crise du Covid, le PIB par habitant a augmenté de 20% en Allemagne. En Italie, au cours de la même période, il a chuté de 4%.

 

L'avenir dira combien de temps Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne, restera en poste. Il y a fort à parier qu'il restera fidèle à la tradition établie. À Rome, on spécule pour 2022 ou 2023 sur sa candidature à la présidence de la République (un poste d'influence, mais pas de pouvoir). Ce que montre cependant l’ambitieux plan de relance annoncé par Draghi, c’est que la brièveté attendue de son mandat ne l'empêche pas d'être audacieux.

 

Entre 2021 et 2026, l'Italie devrait recevoir 69 milliards d'euros (soit près de 4 % du PIB) de subventions de l'UE pour financer des investissements pour la transition écologique, la numérisation et la modernisation des infrastructures. Ce montant à lui seul représente nettement plus que ce que les pays européens ont reçu dans le cadre du plan Marshall au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant Draghi a décidé de doubler la mise en y ajoutant 13 milliards de subventions européennes et plus de 150 milliards de prêts, pour la plupart également en provenance de l'UE. Au total, l'ensemble du programme atteint un montant considérable : 235 milliards, dont 70 % correspondent à de nouveaux projets[1]. En comparaison, l'Espagne recevra elle aussi à peu près 69 milliards européens, mais elle ne prévoit pas de dépenser un centime de plus[2].

 

A première vue, ce choix peut sembler étrange. Les prêts européens sont à peine moins chers que les emprunts de l'Italie sur le marché.  Dès lors pourquoi le gouvernement s'engage-t-il à y recourir aussi massivement ? La réponse est que Mario Draghi veut faire changer de cap à son pays. Sa stratégie de choc vise à mettre un terme à la stagnation dans laquelle l’Italie est enlisée depuis deux décennies.

 

En agissant avec une telle vigueur, Draghi entend modifier les anticipations et, partant, comportement des employeurs, des travailleurs et des consommateurs. En 2012, il a changé le sort de la zone euro en déclarant que la BCE ferait « tout ce qu’il faudrait » pour préserver la monnaie européenne. Ce second whatever it takes vise à montrer que le gouvernement est déterminé à assurer une reprise durable et à placer l'économie sur une trajectoire de croissance durable.

 

C'est le contraire de l'approche traditionnellement prudente qui prévaut au sein de l'UE.  À plusieurs reprises, les gouvernements ont agi comme si le plus grand risque était d'en faire trop et de mettre en péril la stabilité macroéconomique. La stratégie de Mario Draghi est beaucoup plus proche de celle du président américain Joe Biden : l’un et l’autre considèrent que le plus grand risque est d'en faire trop peu. Il n'est certainement pas le premier responsable européen à tenir ce raisonnement, mais il est le premier à agir en conséquence. Sa crédibilité de banquier central a certainement aidé à convaincre l'UE. 

 

Les conditions du succès sont cependant exigeantes. La première est que l'argent soit dépensé de manière efficace plutôt que de manière politiquement opportune. Le défaut des subventions européennes est qu'elles ont tendance à être allouées de telle sorte que chaque ministère en reçoive sa petite part. Draghi semble avoir évité ce piège : il n'a fixé que quelques priorités et confié la supervision de la mise en œuvre de son plan au ministère des Finances. En revanche il prend un risque en allouant 40 % du total au Sud, une région en retard économiquement, où le clientélisme est bien ancré et clientéliste et que les investissements publics ont régulièrement échoué à mettre sur la voie du développement.

 

La deuxième condition est que les investissements soient appuyés par des réformes. L'UE s'est montrée inflexible :  les pays bénéficiant de subventions doivent adopter des mesures difficiles et mettre en œuvre les "recommandations spécifique au pays" élaborées par Bruxelles. Les négociations ont été longues, précises et parfois tendues. La Commission européenne s’est intéressée aux moindres détails, et n’a pas hésité à demander aux gouvernements nationaux de modifier tel ou tel volet de la législation. Mais Mario Draghi s’en est tenu à quelques priorités telles que la réforme du système judiciaire, le renforcement de la concurrence et la modernisation de l'administration publique. Bonnes ou mauvaises, les réformes sont les siennes.

 

La troisième condition est que les marchés financiers achètent le paquet. La dette publique italienne est la deuxième plus élevée de l'UE (après celle de la Grèce) et le plan Draghi ne fera que l'alourdir. Il fait le pari que les investisseurs préfèrent prêter davantage à un État qui investit pour accroître le potentiel du pays plutôt que de garder sur les bras la dette d'un État budgétairement prudent, mais incapable d'insuffler un dynamisme économique. Les données suggèrent que c’est le bon pari : le problème de la dette italienne n’est pas dû à un laxisme budgétaire mais à un manque de croissance. Les marchés semblent convaincus : l'écart de taux entre les obligations italiennes et allemandes à 10 ans est tombé à 100 points de base contre 150 avant l’épidémie.

 

Seul l’avenir dira si cette stratégie porte ses fruits. Le bilan économique attristant de l'Italie n'est pas seulement dû à une dynamique insuffisante. Il s’enracine dans des tendances démographiques défavorables, de médiocres résultats en matière d'éducation, et une dualité persistante entre un une série d'exportateurs innovants, de classe mondiale, et une myriade de petites entreprises à faible productivité. Le plan de Mario Draghi remédiera à certaines de ces lacunes, mais pas à toutes. La question est de savoir s'il sera suffisant pour accroître la productivité.  

 

En fin de compte, cependant, la principale faiblesse de Draghi est politique. C’est grâce à lui, et à lui seulement, que le plan de relance n’a pas fait l’objet de conflits politiques internes malgré une coalition gouvernementale hétéroclite. Mais cette coalition peut à tout moment voler en éclats.

 

Si Draghi réussit, il changera la donne européenne. La solidarité avec les voisins et la prise de risques budgétaires seront considérées comme de bons investissements. S'il échoue, on se souviendra du plan de relance européen comme d'un gaspillage d'argent et le conservatisme budgétaire reprendra le dessus. Les dés sont jetés.

 


[1] Le montant de 235 milliards correspond à l’évaluation de la Banque d’Italie. Le chiffre mis en avant par le gouvernement est un peu plus élevé (248 millliards).

[2] La France recevra quant à elle de l’ordre de 40 milliards de transferts en provenance de l’UE (1,6% du PIB) et le montant total de son plan de relance et de résilience est de 100 milliards. Elle n’a pas prévu de faire appel aux lignes de crédit européennes. Le gouvernement prépare actuellement un plan d’investissement qui constituera le second volet du plan de relance et de résilience. Son montant n’est pas encore connu.


La mondialisation d’hier se meurt, celle de demain n’est pas encore née

 Chronique Terra Nova, 1er juillet 2021

Pour la plupart des gens, la mondialisation n’a été depuis des décennies que l’autre nom de la libéralisation des échanges. Les biens, les services, les capitaux et les données pouvaient circuler à travers les frontières, sans grand contrôle. Le capitalisme de marché n’avait plus de rival et ses règles s’imposaient partout dans le monde. Comme le dit de manière imagée le titre du dernier livre de Branko Milanovic, le capitalisme était seul au monde[1]. 

Certes, la mondialisation ne se réduisait pas au capitalisme de marché : la mondialisation de la science et de l’information a élargi l’accès au savoir dans une mesure inédite ; la mondialisation des mobilisations citoyennes a permis aux militants du climat ou aux défenseurs des droits humains de coordonner leurs initiatives comme jamais auparavant ; la mondialisation des politiques publiques ambitionnait, selon ses promoteurs, de constituer une indispensable contrepartie à la montée en puissance des marchés.

Ces autres aspects de la mondialisation n’ont cependant jamais été à la mesure de sa dimension économique. La mondialisation des politiques publiques a été particulièrement décevante : en 2008 la crise financière a symbolisé l’échec de la gouvernance.

Cette phase s’achève pour deux raisons. La première est liée à l’ampleur sans précédent des défis que la communauté internationale doit relever. La santé publique et le dérèglement climatique ne sont que les plus pressants d’une série de problèmes auxquels il faut faire face. Une forme de responsabilité conjointe envers les biens communs de l’humanité s’impose de manière indiscutable. Certes, les résultats restent pour le moment assez maigres. Mais la gouvernance mondiale a gagné la bataille des idées.

La seconde raison est de nature politique : pays après pays, nous avons assisté à la révolte des laissés pour compte de la mondialisation. Du referendum sur le Brexit à l’élection de Donald Trump et aux manifestations des Gilets Jaunes en France, chaque communauté a manifesté son malheur à sa manière, mais les facteurs communs sont immanquables. Comme le dit l’économiste indien Raghuram Rajan, notre monde est devenu un « nirvana pour les classes moyennes aisées » (et, bien sûr, les riches), « où la réussite va aux enfants de ceux qui ont réussi ». En nombre croissant, ceux qui se sentent marginalisés se jettent dans les bras des forces nativistes, qui leur offrent une sorte de sentiment d’appartenance. La soutenabilité politique de la mondialisation est en question.

La contradiction croissante entre un besoin sans précédent d’action collective et l’aspiration à reconstruire des communautés politiques à l’abri des frontières nationales est un défi décisif pour notre époque. La question est de savoir s’il est possible de surmonter cette contradiction.

Dans un papier récent et ambitieux, Pascal Canfin, président de la commission Environnement du Parlement européen, défend ce qu’il appelle « l’âge progressiste de la mondialisation ». Il soutient que l’activisme budgétaire et monétaire dans lequel se sont lancés presque tous les États pour faire faire à la crise sanitaire, l’alignement croissant des plans d’action contre le réchauffement et l’accord récent du G7 sur une imposition minimale des entreprises multinationales nous ont fait changer de perspective : la mondialisation de la gouvernance est en train de devenir une réalité. De même, le verdissement progressif de la finance internationale est un pas vers un « capitalisme plus responsable ».

On peut discuter l’ampleur des victoires énumérées par Canfin. Mais force est de constater que les partisans de la gouvernance se sont saisis de l’initiative et ont marqué assez de points pour gagner en crédibilité. Une mondialisation progressiste n’est plus une chimère, elle est en train de devenir un projet politique.

Si elle peut répondre aux aspirations des militants de gauche, la gouvernance de la mondialisation a cependant peu de chances de soulager les griefs de ceux dont les « good jobs » ont été détruits et dont les qualifications ont été dévalorisées par la mondialisation. Les travailleurs qui se sentent menacés et qui sont attirés par les solutions protectionnistes attendent des réponses concrètes.

Dans son dernier livre Martin Sandbu, du Financial Times, donne les grandes lignes d’un programme qui vise à restaurer un sentiment d’appartenance économique tout en gardant les frontières ouvertes. Son idée, en un mot, est que chaque Etat doit être libre de réguler son marché intérieur selon ses propres préférences, à condition que cela ne crée pas une discrimination à l’encontre des étrangers. L’Union européenne, par exemple, interdit les importations de poulet chloré non parce qu’il vient des Etats-Unis mais parce qu’elle ne veut pas de chlore dans les poulets.

De la même manière, tout Etat devrait pouvoir interdire la vente de bois issu de la déforestation ou les prêts venant de banques insuffisamment capitalisées, à condition que les mêmes règles s’appliquent à tous les producteurs, nationaux ou étrangers. Les échanges resteraient libres, mais les règles nationales s’appliqueraient dans tous les domaines.

Ce principe est sain. Mais s’il est simple quand il s’applique aux produits, il se révèle redoutablement difficile à mettre en œuvre pour les process de fabrication. Un bien ou un service intègrent l’ensemble des standards en vigueur tout au long de leur chaine de production. Bien sûr, les multinationales sont désormais contraintes de retracer le recours au travail des enfants et d’y mettre fin. Mais il serait difficile de procéder de la même manière pour les conditions de travail, les droits syndicaux, les atteintes locales à l’environnement ou l’accès aux aides publiques.

En outre, cela susciterait l’opposition résolue des pays en développement qui considèrent que le fait d’imposer aux pays pauvres les normes des pays avancés est le plus sûr moyen de les rendre non-compétitifs. Les tentatives engagées pour intégrer des normes sociales dans les accords de commerce internationaux ont d’ailleurs échoué dès le début des années 2000.

Un moment de vérité est proche : en juillet, l’Union européenne doit annoncer ses plans pour un mécanismes qui imposera aux importateurs de produits intensifs en carbone d’acheter des crédits carbone sur le marché européen des permis d’émission. Tant que le rythme de décarbonation n’est pas uniforme entre les pays, l’argument économique en faveur d’une telle mesure d’ajustement aux frontières est impeccable : l’UE ne veut pas que les entreprises émettrices de carbone répondent à la réglementation en s’installant tout simplement ailleurs. Mais cette décision sera sûrement très controversée. Dès à présent, les Etats-Unis ont fait connaître leur hostilité, la Chine est méfiante et les pays en développement sont en train d’aiguiser leurs arguments contre ce projet.   

Les négociations à venir sur ce sujet seront particulièrement importantes. Car la question n’est pas seulement de savoir si et comment l’UE tiendra ses objectifs de décarbonation. Plus fondamentalement, il s’agit de savoir si le monde est capable de trouver une manière de surmonter la contradiction entre des préférences hétérogènes et un besoin d’action collective plus pressant que jamais. Le climat joue à cet égard le rôle de test.

Le résultat de ces négociations nous permettra de voir si les deux agendas de la reconstruction du sentiment d’appartenance économique et de la gestion des biens communs mondiaux peuvent être réconciliés. Il va falloir du temps pour avoir la réponse. La mondialisation d’hier se meurt, celle de demain n’est pas encore née.    


[1] Référence au titre original du livre de Milanovic : Capitalism, Alone.

L’économie post-Covid : les raisons d’être optimiste

Chronique Le Monde, 6 juin 2021 

Cinq points de PIB en moins, en permanence. 600 milliards en 2021. C’est, selon le FMI (Perspectives économiques mondiales, octobre 2018, chapitre 2), ce que la crise financière a coûté aux pays de la zone euro. À quelle perte faut-il se préparer aujourd’hui, après un choc autrement plus violent ?

La réponse à cette question conditionne la stratégie économique et la politique des finances publiques pour les années à venir. Si l’on tient un recul pour inéluctable, il faut se préparer sans tarder à l’austérité. Mais si l’on pense que cette crise n’a pas de raison d’affecter notre potentiel économique, il faut au contraire tout faire pour relever l’activité. Or il y a aujourd’hui de bonnes raisons de miser sur l’optimisme.

Il est connu que les récessions peuvent avoir des effets persistants. Comme le rappellent Valerie Cerra, Antonio Fatás et Sweta Saxena (Hysteresis and the Business Cycle, à paraître dans le Journal of Economic Literature), l’idée trop simple selon laquelle les fluctuations cycliques n’affectent pas le long terme ne résiste pas à l’examen. Un choc économique laisse généralement des blessures, surtout s’il est d’origine financière.

Pour l’empêcher il faut des politiques actives, sur le coup et dans les années qui suivent. Cela n’a pas été suffisamment fait après la crise financière, dont la trace persistante tient pour beaucoup à l’ajustement budgétaire précipité que l’Europe a engagé dès 2011. La leçon a été retenue : la réponse à la crise pandémique a été beaucoup plus vigoureuse et elle s’annonce plus prolongée. Première raison d’être optimiste. 

La deuxième raison tient aux enchaînements qui font que l’affaiblissement perdure. Lors de la crise financière, le blocage du crédit a fait chuter l’investissement des entreprises et la productivité totale des facteurs, qui reflète le rythme du progrès technique, a sensiblement ralenti. C’est ce qui explique le tassement du potentiel productif.

Or ces mécanismes ne se retrouvent aujourd’hui que sous une forme atténuée. En dépit d’une chute du PIB trois fois plus forte, l’investissement des entreprises n’a baissé que de 8% en 2020 (12% en 2009), et les enquêtes annoncent un rebond vigoureux cette année (au lieu de la petite reprise observée en 2010). Dans un papier écrit avec Huyiu Li (The impact of Covid on potential output, Fed de San Francisco, mars 2021), John Fernald, l’un des meilleurs spécialistes de la productivité, a calculé que le choc Covid n’abaissera que très faiblement le potentiel productif américain : même en tenant compte de ce qu’une partie de l’investissement a été consacré à dupliquer du capital pour permettre aux salariés de télétravailler, la baisse ne devrait être que de deux-tiers de point environ. Quand bien même ce serait le double en Europe, on restera très loin de l’impact de la crise financière.

Le troisième facteur d’optimisme tient à la nature particulière du choc Covid. Pour faire face, les entreprises ont réorganisé le travail, simplifié les procédures, développé la vente en ligne, investi dans le numérique. Des modes de fourniture de services qui étaient disponibles mais ne se développaient que très lentement, comme la télémédecine ou le téléenseignement, ont soudainement été généralisées. La distanciation a donné un coup d’accélérateur aux paiements électroniques. Enfin le télétravail épargne chaque mois une centaine de millions d’heures de transport des salariés aux salariés français. Même si les statistiques ne l’enregistrent pas ainsi, éliminer ce temps hybride procure un formidable gain de productivité.

Une fois les conditions revenues à la normale, les entreprises vont avoir le choix. Soit elles reviendront à l’organisation qui prévalaient avant la crise, soit elles conserveront les innovations introduites depuis le printemps dernier. En quelque sorte l’éventail des choix à leur disposition se sera élargi. Là où les techniques antérieures étaient préférables, elles y retourneront ; là où l’innovation s’est révélée positive, elles la garderont. Elles ne pourront qu’y gagner en efficacité.

McKinsey (Will productivity and growth return after the Covid crisis?, mars 2021) considère ainsi que la santé, le commerce de détail, les industries de la communication et même la construction devraient ainsi enregistrer de forts gains de productivité. La prévision demeure spéculative. Mais il est pour le moins raisonnable d’escompter que les facteurs positifs équilibreront les facteurs négatifs. Cela justifie de se donner pour cible à horizon de deux ans un retour de l’activité sur sa tendance d’avant-crise.

L’enjeu est d’importance. Cette semaine Wolfgang Schäuble, ancien ministre des Finances d’Angela Merkel et actuel président du Bundestag, a pris la plume pour appeler à la normalisation budgétaire et monétaire dans la zone euro (Financial Times, 2 juin). Position logique, si l’on considère qu’il faut dès maintenant prendre son parti d’un recul du PIB et des recettes budgétaires. Mais orientation gravement erronée, si notre potentiel demeure intact. Le débat va certainement monter dans les mois à venir.

Il ne faut pas se tromper : même si l’optimisme se révèle justifié, l’équation budgétaire ne sera pas aisée. Depuis mars 2020 les finances publiques n’ont pas seulement été sollicitées pour des dépenses d’urgence. Entre le Ségur de la santé, l’accélération des investissements dans la transition écologique, la baisse des impôts de production, les salaires des enseignants et la rallonge aux dépenses de recherche qu’il va falloir mettre en œuvre pour pallier notre retard, c’est à coup sûr plus d’un point de PIB qu’il va falloir financer par des prélèvements ou des économies. Oui, il faudra payer. Mais l’heure n’est pas encore venue.

L’économie selon Biden : plus qu’un rattrapage ?

 

Chronique Terra Nova, 31 mai 2021

 

"Voyons les choses en grand", a exhorté en mai la secrétaire au Trésor des États-Unis, Janet Yellen."Construisons quelque chose qui durera plusieurs générations".

 

Telle est la rhétorique transformatrice qui sous-tend la politique économique du président Joe Biden. Mais que veut-il construire exactement, et comment l'Amérique sera-t-elle transformée ? Cette question est tout autant politique qu'économique. Biden, en effet, a entrepris à répondre à la colère qui a conduit de nombreux ouvriers à voter pour son prédécesseur Donald Trump.

 

Ces dernières semaines, une grande partie du débat politique américain s'est concentrée sur l’ampleur du plan de sauvetage de 1 900 milliards de dollars de l'administration Biden, dont les critiques affirment qu'il va stimuler à l’excès une économie déjà en voie de rétablissement et qui était déjà tout près du plein emploi à la veille de la pandémie. Le plan de sauvetage n'est toutefois que le premier volet d'un programme en trois parties qui comprend aussi le plan pour l'emploi (2 300 milliards de dollars) et le plan pour les familles (1 800 milliards de dollars). Et ces deux derniers volets visent à opérer des changements sur le long terme.

 

En bonne partie, ce qu’entreprend Biden à coup de milliers de milliards n’est cependant qu’un rattrapage. Le plan pour l'emploi vise à réparer des années de négligence en remettant en état quelque 10 000 petits ponts et en garantissant une eau potable et saine à tous les Américains : investissements indispensables, certes, mais qui ne sont pas de nature à susciter l'envie dans les autres pays avancés. De même, seuls 36 % des ménages américains disposent d'un accès fixe au haut débit, contre 45 % en France ; étendre l'accès à l'internet est donc louable, mais pas exactement révolutionnaire.

 

Il en va pareillement du plan pour les familles. Même s'il est adopté dans son intégralité, il ne fera que combler les lacunes flagrantes du modèle social américain, en introduisant ou en développant modestement des programmes dont les Européens bénéficient déjà depuis des décennies. Il s'agit notamment du congé parental rémunéré, des services de garde d'enfants, de l'enseignement préscolaire gratuit et de l'enseignement post-secondaire universel gratuit pendant deux ans (mais pas dans les universités d'élite). Et si l'augmentation prévue du salaire minimum fédéral aidera certainement les travailleurs, il ne faut pas oublier que son niveau actuel est de 40 % inférieur à celui de l'Allemagne.

 

De toute évidence, les États-Unis rattrapent également leur retard en matière de politiques climatiques. Le récent engagement de l'administration Biden, qui est d’atteindre la neutralité carbone d'ici 2050, correspond à celui de l'Union européenne, et son objectif de décarbonisation pour 2030 est un peu moins ambitieux que ce qui est en cours de discussion en Europe.

 

Le problème est qu’il est peu probable que ces réformes suffiront à résoudre le problème politique des démocrates. Leur défi est clair : dans un pays où les Blancs sans diplôme universitaire représentent encore 41 % de l'électorat, l'alliance fragile des Noirs et des élites éduquées reste vulnérable à un déplacement des préférences des électeurs. Même en supposant que les lois électorales en cours d’adoption dans de nombreux États gouvernés par les républicains ne parviennent pas réduire significativement la participation électorale des Noirs, cette alliance ne disposera pas d'une majorité suffisamment forte  pour garantir en 2024 une majorité démocrate au sein du collège électoral.

 

L'impératif des démocrates est de reconquérir la classe ouvrière blanche qui a voté pour Trump en 2016 et à nouveau en 2020. Mais, depuis la présidence de Bill Clinton dans les années 1990, ils n'ont proposé aux travailleurs laissés pour compte que deux solutions : l'éducation et les prestations sociales. Comme le raconte Ronald Brownstein dans The Atlantic, le mantra de Clinton était que "ce que vous apprenez est ce que vous gagnez." Barack Obama et lui étaient fermement convaincus qu'une éducation plus poussée et de meilleure qualité était le meilleur moyen de faire face aux bouleversements du marché du travail induits par la numérisation et la mondialisation. Les Européens, d’ailleurs, partageaient pour la plupart cette philosophie, même s'ils mettaient davantage l'accent sur les transferts sociaux.

 

Mais les ouvriers ne sont pas d'accord. Ils ne veulent pas vivre de l'aide sociale et ne veulent pas non plus être renvoyés à l'école. Ils veulent plutôt conserver les bons emplois qui leur ont longtemps procuré revenus et fierté. Trump a gagné en 2016 parce qu'il a compris ce sentiment et l'a exploité pour gagner le vote de la classe ouvrière dans les États clés.

 

Cette évolution n’est pas propre Amérique. Partout, la gauche a perdu le vote de la classe ouvrière. Au Royaume-Uni, Boris Johnson a conquis le "mur rouge" des travaillistes ; en France, l'extrême droite de Marine Le Pen est devenue le premier parti ouvrier ; et en Allemagne, les sociaux-démocrates semblent proches de se faire écraser dans les élections de septembre. Comme le soulignent Amory Gethin, Clara Martínez-Toledano et Thomas Piketty dans un travail comparatif fascinant (Clivages politiques et inégalités sociales, EHESS/Gallimard/Seuil, 2021), les clivages traditionnels qui structuraient la politique d'après-guerre se sont effondrés dans presque toutes les démocraties occidentales.

 

Biden a clairement pris conscience de cette rupture politique. Le mois dernier, dans son premier discours devant la session conjointe du Congrès, il a tenu à souligner que près de 90 % des emplois créés par son plan d'infrastructure ne nécessiteront pas de diplôme universitaire. Mais comment son administration peut-elle réellement créer de bons emplois ?

 

Une première solution consiste à maintenir l'économie dans un état de haute pression, comme l'avait fait Trump. De nombreux indices montrent que cela profite massivement aux personnes en marge du marché du travail : les chômeurs découragés trouvent un emploi, et les gains salariaux reviennent de manière plus que proportionnelle à ceux qui sont au bas de l'échelle. C'est pourquoi l'administration Biden cherche à créer un excès de demande, malgré le risque de relancer l'inflation.

 

Les investissements dans les infrastructures et la transition écologique pourraient également se révéler efficaces pour reconquérir les travailleurs de la construction, du moins dans les années à venir. Enfin, l'administration Biden appellera probablement les politiques commerciales et industrielles à la rescousse. Tout en affichant une rupture avec l'administration Trump dans la plupart des domaines, elle est restée remarquablement silencieuse sur la question commerciale. La plupart des droits de douane imposés par Trump restent en place. Biden veut visiblement éviter d’être accusé de sacrifier les emplois manufacturiers américains au nom de la mondialisation ou de l'ouverture économique.

 

Ces initiatives seront-elles suffisantes ? Peut-être pour remporter les élections législatives et la prochaine élection présidentielle. Mais l’administration Biden n'offre pas encore de réponse structurelle aux ruptures technologiques et à l'érosion de l'avantage comparatif des économies avancées. Pour "construire quelque chose qui durera plusieurs générations", l'équipe Biden devra trouver plus.

L’Europe doit redéfinir son cadre budgétaire

 

Chronique Terra Nova, 29 avril 2021

 

Seuls six pays disposaient de règles budgétaires au milieu des années 1980. Au dernier comptage du Fonds monétaire international, en 2015, ils étaient 96. La plupart s’étaient dotés de dispositions visant à limiter la dette publique, le déficit budgétaire, ou les deux, et certains de règles additionnelles d’encadrement des dépenses publiques.

Cette volonté d’endiguer pouvoir discrétionnaire a certainement été l’effet d'expériences traumatisantes : la "décennie perdue" en Amérique latine qui a suivi une série de crises de la dette dans les années 1980, l'ajustement douloureux subi par les pays pris au dépourvu par la hausse des taux d'intérêt au début des années 1990, ou la crise européenne des dettes souveraines de 2010-2012.

Mais l'attrait pour les règles provient également d’une méfiance à l'égard de l'activisme budgétaire. En 2000, John Taylor, de l'université de Stanford, a bien saisi l'esprit du temps lorsqu'il a écrit qu'il était "préférable de laisser la politique budgétaire jouer son rôle contra-cyclique principalement par le biais des stabilisateurs automatiques", en d'autres termes,  de la mettre en pilotage automatique. Le consensus de l'époque était que la politique monétaire est un outil plus agile et plus efficace, car les décisions sont prises par une banque centrale indépendante et mises en œuvre d’un simple trait de plume.

Ces règles ne sont nulle part aussi détaillées et prescriptives que dans l'Union européenne, dont le règlement budgétaire compte près de 100 pages. Il y a de bonnes raisons à cela. Parce qu’ils partagent leur monnaie avec d’autres, les membres de l'euro ne peuvent pas réduire le poids de leur dette en jouant sur l’inflation. Comme l'a fait remarquer avec perspicacité Paul De Grauwe, de la London School of Economics, c'est comme si ces États empruntaient dans une monnaie étrangère. Or une dette publique excessive pousse les pays partenaires à venir à la rescousse plutôt que de devoir faire face aux retombées financières de la restructuration de la dette ou, pire, de la sortie de l'union monétaire. C'est ce qui s'est passé avec la Grèce dans les années 2010. La raison d’être d’une prévention de l’irresponsabilité budgétaire est incontestable.

Mais la codification extensive du comportement budgétaire provient aussi de mauvaises raisons. L'Allemagne est traditionnellement méfiante à l'égard de politiques de stabilisation (ce qui ne l’a pas empêché de réagir vigoureusement à la crise financière, puis à la crise sanitaire), et les petits pays d'Europe du Nord le sont encore plus. En outre, les États membres de l'UE ne se font pas confiance. Ils ont donc empilé les réglementations, au point que la plaisanterie à Bruxelles est qu'une seule personne au siège de la Commission européenne maîtrise la complexité qui en découle.

Les temps ont cependant changé. Depuis douze ans, les taux d'intérêt monétaires sont bloqués à un niveau proche de zéro, ce qui discrédite la célèbre efficacité de la politique monétaire. Plutôt que de protéger la banque centrale d'éventuels divagations budgétaires, la priorité dans un tel environnement est de faire en sorte que politique monétaire et la politique budgétaire puissent fonctionner en tandem. Brisant un tabou, Isabel Schnabel, membre du Directoire de la Banque centrale européenne, a souligné que la situation exigeait à la fois des politiques monétaires et budgétaires non-conventionnelles, et qu'elles devaient se compléter l’une-l’autre en vue protéger l'économie contre des épisodes récessifs importants. Comme l'expose un récent rapport de Genève, le concept longtemps oublié de policy mix est de nouveau d'actualité.

Parallèlement, les inquiétudes concernant la solvabilité des États se sont fortement atténuées. Comme l'a souligné Olivier Blanchard, l'ancien économiste en chef du FMI, aucune dette n’est insoutenable tant que le taux d'intérêt reste inférieur au taux de croissance. Telle est la situation depuis une décennie et même aux États-Unis, où les taux obligataires ont augmenté, cette condition reste largement remplie.

Le président Biden n'a pas perdu de temps pour en tirer les conclusions. Alors que le plan de relance lancé en 2009 en réponse à la crise financière était trop timide, son paquet de 1900 milliards de dollars, qui vient s‘ajouter au programme de relance de Donald Trump, représente un puissant – sans doute même excessif – coup d’accélérateur.

Les regards se tournent désormais vers l'Europe. En mars 2020, elle a judicieusement activé une clause de sauvegarde de son cadre budgétaire. Celle-ci restera certainement en place en 2022, mais prendra fin en 2023 si la pandémie le permet. Un débat s’est engagé à la faveur de cette parenthèse pour savoir si les règles doivent être réformées avant d'être rétablies et, plus fondamentalement, si les initiatives budgétaires doivent être considérées comme un problème ou plutôt comme une solution.

Les arguments en faveur d'une réforme d’ensemble étaient puissants dès avant la crise sanitaire. Ils sont désormais incontournables. Les règles actuelles ont été conçues pour un monde qui n'existe plus. Elles sont opaques, limitent excessivement l'action budgétaire et reposent sur des objectifs numériques qui n'ont aucun sens dans un contexte de faibles taux d'intérêts. De plus, elles sont inapplicables : on ne peut pas demander à l’Italie, dont la dette devrait approcher 160 % du PIB cette année, de viser un ratio dette/PIB de 60 %.

Il ne faut pas se tromper : la responsabilité budgétaire est indispensable à une union monétaire. La question n'est pas de savoir s'il faut fixer aux États des normes exigeantes à respecter et les tenir responsables de leurs performances, mais de savoir comment le faire. Les réformateurs veulent conserver l'engagement en faveur de la discipline budgétaire mais changer le critère d'évaluation des comportements des États. D'autres préfèrent retoucher le Pacte de stabilité à la marge, car ils craignent que cet engagement ne survive pas à une renégociation. S'en tenir à un commandement dont la raison d'être a été perdue par crainte de ne pouvoir en définir un plus raisonnable, c’est cependant la meilleure façon de miner la confiance dans les règles.

La vertu de la crise sanitaire est qu'elle oblige à repenser ce qui fonctionnait par simple inertie. Sans aller jusqu’à la réforme radicale proposée par certains, il est possible de concevoir un cadre budgétaire qui préserve l'engagement essentiel en faveur de la responsabilité budgétaire, mais laisse plus de place aux choix discrétionnaires. Cela exige d'abord d'accepter que les pays ne peuvent pas tous se voir assigner le même objectif. Ensuite, cela implique une discipline budgétaire fondée sur des principes et soutenue par des institutions bien conçues, plutôt que par des objectifs numériques rigides.

L'Union européenne n'a pas hésité à concevoir des réponses sans tabou à la crise sanitaire. En s'engageant dans une réforme complète de son cadre budgétaire, elle montrerait qu'elle est suffisamment forte pour repenser la politique économique dans le contexte post-pandémique. Elle devrait ouvrir le débat sans attendre, dans la perspective d'un plan d'action d'ici un an.

Fixons un taux minimum de 21% sur les profits des multinationales 

Tribune Le Monde, 27 avril 2021


We want to change the game. Janet Yellen, secrétaire au Trésor de l’administration Biden, concluait par ces mots sa déclaration sur les propositions américaines pour une refonte de la taxation des multinationales. Il s’agit d’un revirement spectaculaire et d’une opportunité unique pour une réforme ambitieuse de la fiscalité internationale.

Les règles du jeu doivent en effet changer. Le jeu dont on parle est celui de l’évitement fiscal de nombreuses entreprises multinationales, qui exploitent les lacunes et la complexité des systèmes juridiques et fiscaux et le manque de moyen des administrations fiscales pour transférer leurs bénéfices vers des juridictions où les impôts sont faibles ou nuls.

Les conséquences de ces pratiques sont multiples. Les pertes de recettes fiscales pour les gouvernements sont considérables et évaluées pour la France entre 13 et 18 milliards d’euros chaque année. Cet évitement fiscal n’est pas limité aux entreprises américaines du numérique, et les multinationales françaises réduisent aussi leur imposition grâce aux paradis fiscaux. Ces pratiques ont induit une concurrence fiscale entre pays, en particulier en Europe, pour attirer la base taxable des multinationales par de simples jeux de transfert de profit sans aucun bénéfice économique associé. Elles nivèlent par le bas la taxation des profits ce qui pèse fortement sur nos finances publiques et conduit à reporter la charge fiscale sur le travail et la consommation.

Ces pratiques des grandes multinationales faussent aussi le jeu de la concurrence en favorisant l’émergence d’industries concentrées avec quelques entreprises au pouvoir de marché considérable. Enfin l’optimisation fiscale agressive érode la confiance du public, mine le consentement à l’impôt et creuse le sentiment d’injustice et de ressentiment d’une grande partie de nos concitoyens.

Un accord sur une réforme de la taxation des multinationales ne peut se faire sans les Américains. Le verrou posé par l’administration Trump vient de sauter et la France et l’Europe doivent se saisir de cette ouverture pour conclure à brève échéance un accord de portée historique.  Nous nous plaignons à juste titre de ce que la règle de l’unanimité dans l’Union Européenne empêche de mettre fin au dumping fiscal. Un accord à l’OCDE, avec l’aide des Américains, permettrait de surmonter cet obstacle. Ne manquons pas cette occasion.

Il ne faut pas non plus se tromper de combat. Pour lutter contre les pratiques d’optimisation, l’OCDE a proposé une stratégie reposant sur deux piliers, l’un concernant la redistribution des droits fiscaux entre pays suivant un système de taxation à la destination, et l’autre sur la mise en place d’un taux d'imposition minimum sur les profits des multinationales. C’est le second qui aura un réel impact.

Le premier pilier, dans la version européenne, était dirigé contre les géants du numérique. L’administration Biden a rejeté cette version considérée comme discriminatoire envers les entreprises américaines et a proposé une option élargie ciblant les 100 plus grandes entreprises mondiales tous secteurs confondus. Ce différend qui nous oppose aux États-Unis est symbolique mais ses retombées potentielles sont mineures. Une note récente du Conseil d’Analyse Économique (CAE) montre en effet que le premier pilier ne rapportera que très peu de recettes fiscales. Cibler 100 entreprises, aussi grandes soient-elles, rapporte beaucoup moins que de s’attaquer directement aux paradis fiscaux – y compris les paradis européens.

Le vrai combat est donc celui du second pilier imposant un taux d’imposition minimum des profits, où qu’ils soient localisés. L'imposition minimale est simple, fruste et efficace. Les simulations effectuées dans la note du CAE montrent que c’est elle qui rapportera, de très loin, le plus de recettes fiscales, tout en réduisant les distorsions de concurrence. Elle a le mérite de s'attaquer directement à l’évitement fiscal qui résulte des écarts fiscaux entre les juridictions. C’est bien pourquoi les multinationales s’y opposent.

L'imposition minimale (pays par pays) aura pour effet qu'aucune filiale étrangère ne pourra échapper au taux minimum en déclarant ses opérations dans un paradis fiscal même si celui-ci est localisé en Europe. Si, par exemple, ce taux minimum est de 21% mais qu’une entreprise localise ses profits dans un paradis fiscal où elle n’acquitte qu’un impôt de 5%, la différence (21% - 5% = 16%) pourra être récupérée par le pays où se trouve le siège social de l’entreprise. En conséquence, les entreprises n’auront plus aucun intérêt à localiser leurs profits en fonction de la fiscalité.

La proposition américaine d’un minimum de 21% est ambitieuse mais possible. Il est important qu’elle porte sur le taux effectif qui prend en compte les allègements fiscaux, les déductions, ou les crédits d’impôt.

Alors que le taux statutaire est aujourd’hui de 28% en France, les taux effectifs varient considérablement d’une entreprise à l’autre et sont en moyenne de 20%. Un accord global sur un taux effectif minimum de taxation des profits de 21% rapporterait à la France de 10 à 14 milliards par an alors que la taxe sur les services numériques lui a rapporté 350 millions en 2019. L’imposition minimale aurait en outre le bénéfice indirect de stopper ou même d’inverser la course au moins-disant fiscal et donc de sécuriser le niveau des recettes de l’impôt sur les sociétés sans compromettre la compétitivité fiscale. C’est pourquoi il importe qu’avec ses partenaires européens, notamment allemands, la France soutienne activement la proposition américaine en vue d’un accord durable.

Quelle que soit l’issue des négociations, il est probable que les États-Unis appliquent leur réforme, qui peut être mise en place de manière unilatérale. Mais il ne serait pas acceptable que seules les multinationales américaines soient obligées de mettre fin à l’évitement fiscal, tandis que celui-ci continuerait en Europe. C’est pourquoi la France doit peser de tout son poids dans le cadre des négociations pour la mise en place d’une taxation minimale effective à 21% et s’engager à poursuivre cette réforme avec ses partenaires européens en l’absence d’un accord ambitieux à l’OCDE.  

 

Julien Martin (ESG UQAM)

Philippe Martin (Sciences-Po, Président délégué du Conseil d’Analyse Économique)

Isabelle Méjean (École Polytechnique)

Mathieu Parenti (Université Libre de Bruxelles)

Thomas Philippon (New York University)

Jean Pisani-Ferry (SciencesPo)

Farid Toubal (Université de Paris-Dauphine – PSL)

Vive l'économie sous haute pression ! 

Chronique Le Monde, 27 mars 2021

Nonobstant des controverses sonores sur l’ampleur du plan Biden, un consensus émerge aujourd’hui aux États-Unis : la meilleure stratégie pour effacer les séquelles de la crise sanitaire et atténuer les lourds problèmes sociaux du pays, c’est de placer l’économie en régime de haute pression.

L’idée n’est pas neuve. Elle remonte à Arthur Okun, un économiste keynésien (et ancien conseiller de Lyndon Johnson). Mais elle a été évoquée par Janet Yellen, peu avant sa nomination comme Secrétaire au Trésor, et inspire visiblement Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale.

De quoi s’agit-il ? Depuis une célèbre conférence prononcée par Milton Friedman en 1968, les politiques macroéconomiques s’articulent généralement autour de l’idée qu’il existe un taux de chômage d’équilibre en-dessous duquel on ne peut descendre qu’au prix d’une inflation croissante. À l’approche de ce seuil, il faut freiner la croissance pour éviter une surchauffe. C’est ce qu’on a fait régulièrement depuis les années 1980, au point d’aboutir à une inflation trop basse dont on n’arrive pas à se dépêtrer.

La thèse d’Okun – formulée en 1973, quelques années après la conférence de Friedman – est au contraire qu’il faut tester les limites à la baisse du chômage pour tenter de faire fonctionner l’économie en régime de rareté des ressources en travail. Cela demande un peu plus d’efforts de recrutement et de formation aux entreprises, mais ramène vers l’emploi celles et ceux qui en sont le plus loin : chômeurs de longue durée, personnes tombées dans l’inactivité, salariés à faibles qualifications, minorités. En cas de succès, le bénéfice est double : un potentiel de production plus élevé – de 2 à 3 points pour chaque point de baisse du chômage, disait Okun ; et une amélioration sensible de la situation des plus défavorisés.

Jamais complètement oubliée outre-Atlantique, l’idée est à nouveau en vogue. L’été dernier, la Réserve fédérale a révisé sa stratégie monétaire. Elle vise maintenant à minimiser le déficit d’emploi par rapport au maximum atteignable. Cette formulation explicitement asymétrique signifie que les risques inflationnistes associés à un niveau d’emploi trop élevé sont tenus pour moins graves ceux induits par un niveau d’emploi trop faible. Et Powell, dans l’explication de texte qu’il en a donné, souligne les bienfaits qu’un marché du travail tendu apporte aux « communautés à faible revenu », notamment aux minorités ethniques.

Début 2020, avant le choc Covid, ces bienfaits étaient visibles. Alors que le taux de chômage des Noirs et des non-diplômés était en 2009 supérieur de cinq points au chômage moyen, l’écart n’était plus que de deux points et demi début 2020. Parallèlement les taux d’activité augmentaient et les salaires du bas de l’échelle progressaient sensiblement plus vite que la moyenne. L’expansion à tout va de Trump avait produit les effets annoncés par Okun.

Un article récent (Okun Revisited: Who Benefits Most From a Strong Economy?, Brookings Papers, mars 2019) s’attache à vérifier si ce type d’effet se retrouve systématiquement. Ses résultats viennent à l’appui de la thèse d’Okun : non seulement le sur-chômage des salariés défavorisés est corrélé avec le cycle, mais les épisodes de haute pression semblent leur être particulièrement favorables. Il se pourrait même qu’un tel épisode macroéconomique améliore durablement le sort des moins favorisés : il y aurait hystérèse, au sens où une personne ramenée vers l’emploi par quelques trimestres de haute pression tendrait à y demeurer par la suite, même si la situation se normalise.

Ce point est fondamental : s’il y a hystérèse du chômage ou de l’inactivité, les récessions comme les épisodes de haute pression ont des effets persistants (mais pas permanents) sur l’emploi et le potentiel économique. Souvent évoquée, par exemple par Benoît Coeuré lorsqu’il était membre du directoire de la BCE, ou par Olivier Blanchard dans un article de 2018, cette hypothèse n’a jamais été fermement confirmée. Mais elle reste suffisamment probable pour que le risque de la haute pression vaille la peine d’être encouru.

La leçon vaut particulièrement pour la zone euro, qui fonctionne depuis longtemps en régime de basse pression. Aversion à l’inflation, crainte des déficits et problèmes de coordination se sont conjugués pour que la politique économique préfère régulièrement le risque du chômage et de la perte de substance économique à celui d’une surchauffe. Cela a été particulièrement le cas après 2008, avec le résultat que l’on sait. Il serait criminel de retomber dans la même ornière.

Les conditions sont aujourd’hui réunies pour tenter l’expérience inverse. À part dans certains secteurs très minoritaires, le choc Covid n’a probablement pas entamé notre potentiel ; la vigueur de la reprise de l’été dernier et la remarquable tenue de l’investissement des entreprises en attestent. Le premier danger n’est pas l’inflation mais le décrochage durable des anticipations de hausse des prix. Les taux d’intérêt sont très inférieurs au taux de croissance, ce qui rend l’endettement exceptionnellement peu coûteux. Enfin l’application du Pacte de stabilité est suspendue, ce qui donne aux États une liberté de mouvement rare.

Tenter la haute pression ne nécessite pas de jouer l’expansion à tout va. Il suffirait dans un premier temps que la politique économique se fixe en priorité l’objectif, raisonnable, de demeurer expansionniste aussi longtemps qu’il le faudra pour effacer complètement la trace du choc pandémique sur l’activité, ramener durablement l’inflation à sa cible de 2% et placer l’économie sur la voie d’une croissance robuste et créatrice d’emplois. La Banque centrale européenne s’inscrit déjà dans cette logique. Il appartient désormais aux États et au Conseil des ministre des Finances de s’engager à y prendre toute leur part. 


Les leçons que l'Europe devra tirer de la crise

Les Échos, 17 mars 2021

Une percée économique, un fiasco sanitaire. À l’heure d’un premier bilan certainement trop précoce, c’est ce qui ressort de l’action européenne face à la pandémie.

Commençons par l’économie. Le choc du Covid, que le hasard a fait atterrir au sud du continent, avait tout pour raviver les tensions intra-européennes. Le scénario était écrit : empêchées par la hausse du coût de la dette, l’Italie et l’Espagne, la France peut-être, allaient devoir compter leur soutien économique et social. Temporairement épargnée, l’Europe du Nord allait mégoter sa solidarité. In fine on allait faire trop peu, de manière trop inégale.

Le 12 mars 2020, c’est dans cette direction qu’on s’engageait. Le 19, cependant, la BCE lançait un programme massif d’achat d’actifs publics et annonçait vouloir gérer la composition de son portefeuille obligataire sans s’embarrasser de contraintes excessives. Le message était clair : assurés de pouvoir emprunter à des conditions raisonnables tous les États allaient pouvoir dépenser autant qu’il le fallait. Dans le même temps, la Commission européenne relaxait le contrôle des aides d’État et des déficits publics, libérant les gouvernements des corsets habituels.

Rien dans les textes n’appelait ces initiatives, tout les rendait difficiles à mettre en œuvre. Le système de politique économique de l’Union avait été conçu pour isoler le monétaire du budgétaire, faire obstacle à la mutualisation des passifs, limiter les marges de manœuvre des gouvernements, placer les États sous la surveillance des marchés. Face à l’urgence, l’Europe a su faire fi de ces entraves.

Avec l’accord franco-allemand de mai puis les décisions de juillet, l’Union achevait de bousculer les tabous : loin d’être cantonnée à la BCE, la mutualisation allait aussi s’opérer par le canal du budget communautaire, sollicité au mépris des interdits pour servir de véhicule à un emprunt conjoint et à des transferts bien plus amples que ceux du plan Marshall. Plus que le montant – 390 milliards d’euros, essentiellement sous forme d’investissement, ce qui n’est pas beaucoup à l’échelle de l’Union – c’est surtout la nature de la réponse qui impressionne. S’il est bien utilisé, et produit des effets, le programme de relance ouvrira la voie à une véritable capacité budgétaire commune et changera la politique économique européenne.

Sur le plan sanitaire, en revanche, l’Europe a fait fausse route. En regroupant leurs forces, les États pouvaient conduire une politique vaccinale ambitieuse. L’Union en avait les moyens scientifiques, industriels et financiers. Mais elle s’est trompée d’objectif : au lieu de viser l’approvisionnement en masse et la rapidité, elle s’est bornée à servir de centrale d’achat et a donné priorité à la minimisation des coûts. Choix irrationnel : qu’aurait pesé un investissement de 10 ou 20 milliards d’euros au regard des quelque 50 milliards de pertes d’activité que nous subissons mensuellement ? Entre l’inexpérience sanitaire de la Commission et la pusillanimité des États, l’Union a donné le pire de ce dont elle est capable.

À l’arrivée, le programme vaccinal européen aura au moins trois mois de retard sur celui des États-Unis : au rythme actuel de deux mille morts par jour, le bilan sera lourd. Ajoutons un redressement économique entravé, porteur de risques de décrochage, et un désastre géopolitique face à la Chine et à la Russie qui viennent offrir leurs vaccins aux marches de l’UE, quand ce n’est pas en son sein. Pourtant, personne ne semble vouloir assumer la responsabilité politique de ce naufrage.

Lequel de ces résultats contrastés le recul du temps fera-t-il ressortir ? Difficile d’en préjuger. Il faut espérer que l’UE saura tirer les leçons de son échec vaccinal et mettre sur pied les structures qui permettront de répondre à la prochaine crise. Une chose est claire en attendant : selon qu’elle sera surtout louée pour sa réactivité économique, ou blâmée pour son impéritie sanitaire, l’avenir européen sera très différent dans les années à venir.

Le monde enchanté des banques centrales

Chronique Terra Nova, 1er mars 2021

Il y a vingt ans, les banquiers centraux se vantaient d’être conservateurs et bornés. Ils faisaient vertu d’être obnubilés par l’inflation plutôt que par le bien-être collectif et s’acharnaient à être obsessionnellement répétitifs. Comme l’a résumé en 2000 celui qui allait bientôt devenir le gouverneur de la Banque d’Angleterre (BOE), leur ambition était d’être ennuyeux[1].

La crise financière de 2008 a brutalement mis fin à cette ambition et les grands argentiers se sont employés à mettre au point de nouveaux instruments pour éteindre les incendies et prévenir les nouvelles menaces. Beaucoup, néanmoins, continuaient de nourrir l’espoir secret d’un retour au bon vieux temps du conservatisme précautionneux (avec, en plus de la stabilité des prix, l’objectif de stabilité financière).

Mais les récentes annonces de la Réserve fédérale américaine et de la Banque centrale européenne suggèrent qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Les banquiers centraux entendent désormais assumer la responsabilité d’objectifs dont ils se gardaient soigneusement hier : la lutte contre les inégalités et l’action climatique.

Commençons par les inégalités. S’il y avait une ligne rouge pour fixer le partage des responsabilités entre décideurs élus et non-élus, c’était bien pour dire que les choix distributifs relèvent exclusivement des premiers. Pourtant, la Fed vient d’annoncer qu’elle s’intéresserait désormais aux « déficits » de l’emploi par rapport à son niveau maximum, au lieu de s’intéresser comme précédemment aux « écarts »[2]. Selon son président, Jerome Powell, la principale raison de ce changement est la prise de conscience de ce qu’un marché du travail tendu profite aux communautés à faibles revenus et aux minorités ethniques[3]. Quand le taux de chômage global est très faible, les personnes en marge du marché du travail bénéficient d’un accès nettement meilleur à l’emploi, ainsi que de salaires plus élevés.

On sait depuis longtemps qu’une économie fonctionnant en régime de haute pression profite aux moins qualifiées et aux minorités. La Fed a d’ailleurs la particularité d’avoir reçu du Congrès un double mandat, qui consiste à viser à la fois la stabilité des prix et le plein emploi. Ce qui est nouveau, c’est qu’au lieu de définir sa mission en termes purement macroéconomiques, elle affiche désormais sa volonté de participer à un effort collectif de lutte contre la pauvreté.

La raison de ce changement, explique Powell, est que l’institution s’est mise à l’écoute des citoyens, et que cela l’a convaincue de l’hétérogénéité du marché du travail américain et des avantages qu’il y aurait à tester les limites à la baisse du chômage[4]. C’est nouveau, car dans le monde d’hier, la Fed était fière de se tenir à l’écart des choix politiques et de ne pas écouter les citoyens. 

La BCE n’a pas achevé sa revue stratégique[5]. Mais il est peu probable qu’elle en tire les mêmes conclusions. Alors que la Fed peut considérer une inflation plus élevée dans le Colorado comme la contrepartie acceptable d’un marché du travail tendu dans le Mississippi, la BCE ne peut pas agir de la même manière. Les pays européens ont un appétit limité pour une telle solidarité. Au lieu de cela, ce que les banquiers centraux européens envisagent de plus en plus ouvertement, c’est un soutien à l’action climatique.  

La BCE n’entre pas en territoire inconnu. Dans un discours marquant prononcé en 2015[6], Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, avait souligné les risques découlant, pour la stabilité financière, du changement climatique et la responsabilité qui en résulte pour les régulateurs. Cette réflexion a fait du risque climatique un objet d’attention pour les autorités de surveillance du système financier.

Mais les banquiers centraux de la zone euro vont aujourd’hui plus loin. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déclaré qu’elle avait l’intention « d’explorer toutes les pistes possibles pour lutter contre le changement climatique »[7], tandis que sa collègue Isabel Schnabel a évoqué l’exclusion des obligations brunes des opérations de politique monétaire[8]. Quant au gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, il a suggéré d’appliquer aux actifs acceptés en garantie une décote en fonction de leur intensité carbone[9].

Favoriser les actifs verts impliquerait de s’écarter de la neutralité (achats proportionnels à la structure du marché) qui est gage d’efficacité de la politique monétaire. Cela reviendrait également à franchir une autre ligne rouge en faisant de la BCE le maître d’œuvre d’une politique pour laquelle elle n’a pas d’autre mandat que la clause générale selon laquelle, sous réserve du maintien de la stabilité des prix, la banque centrale soutient les politiques de l’UE.

Pour les orthodoxes, c’est un anathème. John Cochrane, de la Hoover Institution (qui n’est pas climato-sceptique), accuse la BCE d’élargir sa mission de sa propre initiative[10]. Le président de la Bundesbank, Jens Weidman, est notoirement peu enthousiaste. Et la Fed elle-même est beaucoup plus prudente que son homologue européenne en matière d’action climatique[11].

Ce n’est pas un hasard si la Fed et la BCE s’aventurent toutes deux sur de nouveaux terrains. L’inflation ayant disparu, au moins temporairement, aucune des deux institutions ne veut se muer en grand prêtre d’une divinité disparue. Leurs mouvements quasi-parallèles sont révélateurs des changements tectoniques qui affectent actuellement les sociétés civiles, et illustrent le désir des institutions indépendantes de rester à l’écoute des préférences sociales afin de préserver leur légitimité.

Mais ces évolutions comportent des risques. La Fed est actuellement prise en étau entre son engagement à tester les limites basses du chômage et le risque conscient pris par l’administration Biden d’une stimulation économique trop importante. Elle s’est peut-être liée les mains au mauvais moment.

Quant à la BCE, la justification de la stabilité financière pour verdir ses politiques n’est que partiellement convaincante. Les bulles vertes représentent elles aussi une menace. Et il peut être risqué, du point de vue de la stabilité financière, d’accorder des crédits aux entreprises qui investissent dans les technologies décarbonées en supposant que les gouvernements fixeront le prix du carbone à un niveau assez élevé pour que ces investissements soient rentables à l’avenir. Les gouvernements ne tiennent pas toujours leurs promesses.

Cela ne veut pas dire que les banques centrales ne doivent rien faire. Les inégalités et l’urgence climatique sont des défis immenses que ces institutions ne peuvent pas ignorer[12]. Mais il serait préférable de modifier explicitement leurs mandats plutôt que de laisser les responsables de la politique monétaire décider seuls de l’évolution de leur tâche.

Ceci s’applique particulièrement à la BCE, dont le mandat de stabilité de prix est, aux termes des traités européens, extrêmement étroit (la Fed, en s’attaquant aux inégalités, reste à n’en pas douter plus proche de son mandat). Les traités de l’UE sont difficiles à modifier que la BCE a raison d’explorer et d’expérimenter. Mais la décision quant aux objectifs que l’institution doit servir devrait en fin de compte être prise par ceux qui l’ont établie, à savoir les Etats membres.

[1] https://www.bankofengland.co.uk/-/media/boe/files/speech/2000/balancing-the-economic-see-saw

[2] https://www.federalreserve.gov/monetarypolicy/files/FOMC_LongerRunGoals.pdf

[3] https://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/powell20200827a.htm

[4] https://www.federalreserve.gov/publications/files/fedlistens-report-20200612.pdf

[5] https://www.ecb.europa.eu/home/search/review/html/index.en.html

[6] https://www.bis.org/review/r151009a.pdf

[7] https://www.ft.com/content/f776ea60-2b84-4b72-9765-2c084bff6e32

[8] https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2020/html/ecb.sp200928_1~268b0b672f.en.html

[9] https://www.banque-france.fr/en/intervention/role-central-banks-greening-economy

[10] https://www.hoover.org/research/central-banks-and-climate-case-mission-creep

[11] https://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/brainard20210218a.htm

[12] https://www.project-syndicate.org/commentary/central-banks-have-tools-for-climate-change-and-inequality-by-barry-eichengreen-2021-02

La dette : une obsession prématurée

Chronique Le Monde, 20 février 2021

En arrivant à la Maison Blanche, Joe Biden a trouvé une dette publique de 27.000 milliards de dollars et un déficit public de 3600 milliards. Sa première décision a pourtant été d’engager un plan de soutien de 1900 milliards, qui viendra s’ajouter aux 900 milliards votés en décembre à l’initiative de son prédécesseur. Au total ce sont 13 points de PIB, financés par endettement, qui vont être injectés dans l’économie au cours des mois à venir.

En France comme dans la zone euro, un soutien budgétaire de l’ordre de 4% du PIB a permis en 2020 de maintenir le revenu moyen des ménages. En 2021, l’effort dépendra de la situation sanitaire, mais la mécanique restera la même. Le plan européen apportera peut-être un demi-point de PIB supplémentaire. Même en comptant des stabilisateurs automatiques plus puissants, on restera très en deçà des 13 points de PIB américains.  

Outre-Atlantique, l’initiative Biden fait controverse : ce plan, disent les critiques, sollicite à l’excès des marges de croissance plus limitées qu’on ne le croit, et risque de déboucher sur une poussée inflationniste. Mais l’augmentation de la dette publique n’alarme personne.   

En France en revanche, où pourtant la dette est plus faible (115% du PIB au lieu de 129%), c’est paradoxalement sur celle-ci que se concentrent les débats. Le Premier ministre a chargé une Commission de préparer le redressement des comptes. Certains envisagent un recul de l’âge de la retraite. Les avocats de l’impôt fourbissent leurs armes. Le cantonnement a ses partisans. Et un petit groupe d’économistes mène campagne pour une annulation des 3000 milliards d’euros d’obligations d’État détenues par la BCE.

Ces discussions sont prématurées. Avec maintenant le spectre d’une persistance de la pandémie, personne ne sait quand la situation reviendra à la normale. Dans ce contexte l’impératif est ailleurs : amplifier la réponse sanitaire, continuer à protéger le revenu des personnes, prévenir le décrochage des plus vulnérables, préserver les entreprises. En raison du niveau des taux, et grâce à l’action de la BCE, les États peuvent s’y consacrer sans se soucier de leurs conditions d’emprunt. Le premier risque pour la France n’est pas que cette crise la laisse trop endettée, c’est qu’elle la laisse industriellement et socialement anémiée.  

Le vrai sujet, chez nous, n’est d’ailleurs pas le recours à la relance en situation de crise. C’est que depuis 40 ans, en raison d’une incohérence bien ancrée entre appétence pour la dépense et consentement au prélèvement les recettes n’aient équilibré la dépense primaire (hors charges d’intérêt) qu’une année sur quatre. Nous nous refusons collectivement à payer services publics et transferts à leur prix.

Qu’en sera-t-il demain ? Supposons qu’au début du prochain quinquennat, la dette publique soit de 120% du PIB. Avec une croissance nominale de 3% (1% réel, 2% d’inflation) elle restera parfaitement soutenable, même si les taux d’intérêt remontent. La majorité issue des prochaines élections aura donc le choix de sa cible. Elle devra la définir au regard de règles européennes nécessairement réformées, de besoins d’investissement accrus, en particulier dans la transition écologique, mais aussi de considérations d’équité intergénérationnelle. Une dette reste une dette, même à taux nul, parce que personne ne sait ce qu’elle pèsera dans dix ou vingt ans, si les taux se normalisent.

Faut-il alors se débarrasser de la dette Covid ? C’est ce que suggèrent les tenants de l’annulation. Le problème est qu’ils n’ont toujours pas expliqué en quoi une telle opération (à supposer qu’elle soit juridiquement possible, ce qu’elle n’est pas) allégerait la contrainte sur les budgets publics. La dette française détenue par l’Eurosystème (qui regroupe BCE et banques centrales nationales) figure aujourd’hui à l’actif de la Banque de France, laquelle est nationalisée. L’annuler enrichirait l’État emprunteur mais appauvrirait d’autant l’État actionnaire. L’opération n’emporterait aucun bénéfice financier, à moins, comme l’a bien expliqué Paul De Grauwe, qu’elle traduise un engagement à tolérer l’inflation future. Une telle promesse impliquerait cependant une hausse immédiate du coût de l’emprunt, annihilant le bénéfice de l’annulation avant même qu’il se manifeste.

Qu’on s’entende bien : on ne peut jurer que la dette sera remboursée. Même si c’est loin d’être probable, on ne peut exclure un scénario dans lequel aggravation de la situation sanitaire et tensions sur les marchés financiers aboutiraient à rendre l’État insolvable. Sur longue période, très rares sont les emprunteurs souverains qui n’ont jamais répudié leur dette par la restructuration, l’inflation ou la répression financière. Parce que le fardeau de l’ajustement était trop lourd, des gouvernements ont choisi de faire payer les créanciers plutôt que les contribuables. Ce n’est pas sans dommages mais c’est possible.

Encore faut-il l’assumer. Ce qui est malsain, avec la proposition d’annuler la dette, c’est le déni de réalité consistant à affirmer que l’État peut effacer une partie de ses engagements sans que cela coûte à personne. Le bon exercice de la démocratie demande que les économistes explorent l’espace des possibles, en sorte que les choix politiques puissent s’exercer en connaissance de cause. Prétendre qu’on peut annuler la dette sans que personne n’y perde, c’est témoigner du même respect des faits que ceux qui nient la réalité du changement climatique.    

Interview aux Échos, 12 février 2021

Le plan de relance européen est-il à la hauteur de la crise que nous traversons ?

D'abord, il faut être clair : l'expression « plan de relance » est trompeuse. Le plan de relance, c'est ce que font les Etats. Leur action est facilitée par la clause d'exemption du pacte de stabilité et le soutien de la Banque centrale européenne (BCE). C'est bien ainsi, car il ne revient pas à l'Union européenne de s'occuper, par exemple, du chômage partiel dans tel ou tel pays. Le plan européen , lui, a été conçu comme orienté vers le moyen terme et vise le redressement et la transition économique. Sa vocation n'est pas le soutien macro-économique immédiat. En témoigne le fait qu'en 2021, seuls 10 à 15 % des fonds pourraient être versés... 

Les comparaisons avec les budgets mobilisés aux Etats-Unis n'ont donc pas lieu d'être ? 

Si c'était un plan de relance, il serait  ridicule par rapport aux Etats-Unis : Joe Biden va mobiliser 9 % du PIB national, qui viennent s'ajouter au dernier volet du plan Trump. Lequel pesait, lui, 4 % du PIB. Avec le plan de l'UE, on est à 2 % du PIB européen, répartis sur trois ans. Mais c'est une mauvaise comparaison : mieux vaudrait mettre en regard ce que font les Etats membres. En 2020, d'après les calculs du Conseil national de productivité, ces derniers ont mobilisé de l'ordre de 4 à 5 points de PIB en mesures d'urgence. Il faut en outre tenir compte de ce que les revenus des ménages sont 50 % plus volatils aux Etats-Unis qu'en Europe, en raison principalement du moindre poids des transferts. 

Il reste que les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes. Mais qui a raison ? Aux Etats-Unis, la question est de savoir si l'Etat n'en fait pas trop, au regard d'un PIB qui n'a chuté que de 2,5 % entre les derniers trimestres 2019 et 2020... Ce plan de relance massif découle en partie de ce qu'avec un Etat providence gravement défaillant, la politique joue sur des mesures discrétionnaires à maille large. Il y a une absence dramatique de ciblage des politiques publiques, au point qu'en 2020, les ménages américains ont bénéficié d'aides si fortes qu'ils ont finalement vu leurs revenus augmenter ! 

Quelle est la meilleure approche ? 

De ce point de vue, le modèle européen fonctionne bien mieux, avec des politiques beaucoup plus fines. Mais nous faisons face à deux questions : d'abord, allons-nous en faire assez en 2021 pour soutenir des économies encore très fragiles ? Ensuite, quelles seraient les conséquences d'une éventuelle surchauffe aux Etats-Unis ? Avec une forte épargne excédentaire des ménages et un plan de relance massif, il y a un très gros potentiel de demande outre-Atlantique.

Cela risque, d'une part, d'avoir un impact sur notre propre débat européen concernant la façon dont nous devrons sortir de la phase actuelle. Les faucons européens risquent de prendre le contre-exemple américain pour dire qu'il est urgent de revenir à une plus grande rigueur budgétaire et oublier l'idée de réformer le pacte de stabilité. D'autre part, il y a des phénomènes de transmission qu'on connaît mal. Que se passe-t-il si les taux et les anticipations d'inflation remontent nettement aux Etats-Unis ? On ne peut pas exclure un changement de donne mondial. 

Par rapport à son objectif, le plan européen vous semble-t-il suffisant ? 

Cela dépend des pays, mais certains vont être très fortement bénéficiaires. En Grèce, en Europe centrale, même en Italie, le bénéfice net va être considérable. Un chiffre résume la situation : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le plan Marshall a représenté en moyenne 2,5 % du PIB des Etats concernés. Dans certains pays, aujourd'hui, les sommes en jeu représentent trois fois ce pourcentage. C'est donc un plan qui redistribue massivement en poussant à des mesures qui se veulent structurelles. 

Tout cela n'est-il pas trop lent ? 

Si on accepte l'idée que ce n'est pas un plan de relance immédiate, mais plutôt de transformation, la vitesse n'est pas ce qui compte le plus : il est surtout capital de bien orienter les dépenses. La Commission européenne a raison de vouloir  apprécier la qualité des plans . On ne peut pas apporter 10 points de PIB à un pays sans être exigeant. Cela desservirait massivement l'avenir de ce genre d'initiative si on prenait le risque de laisser les fonds aller engraisser quelques amis de Premiers ministres... Compte tenu de la teneur de la discussion politique dans certains pays du Nord, beaucoup auraient tôt fait de protester contre l'usage qui est fait de leur argent... 

La Commission fait donc un sans-faute ? 

Pas forcément car il y a, à mon sens, matière à débat sur le type de conditionnalité associée au plan de relance. Bruxelles fait notamment référence aux « recommandations par pays », c'est-à-dire aux conseils de 2019 donnés à chaque pays (réforme des retraites ou du marché du travail, etc.). Cela ne me semble pas être la bonne approche politiquement. Et ce n'est pas en ligne avec la structure du plan de relance qui vise la productivité, le numérique ou l'écologie.

A mon sens, il faudrait, pour chaque objectif, se demander quel investissement on prévoit et quelle réforme on y associe. Je vous donne de l'argent pour la transition écologique et en échange vous supprimez vos subventions aux énergies fossiles. Je finance la numérisation de votre outil productif et vous réformez votre système éducatif pour former les jeunes à ces nouveaux outils... Il faut une discussion très spécifique sur ces sujets, et se garder de réveiller les vieilles angoisses dans des pays du Sud qui n'ont pas oublié le traumatisme de la « troïka » qui venait leur imposer des réformes impopulaires.

Mieux vaudrait se dire qu'on a là un instrument différent, qui nécessite des conditionnalités spécifiques, et non une conditionnalité générale. Ce qui ne veut pas dire que la discussion ne doit pas être serrée : les pays bénéficiaires doivent accepter de se remettre en cause, pas seulement de cocher des cases. On peut de ce point de vue se réjouir de  la probable nomination de Mario Draghi .

Interview à l'Économie politique (numéro spécial sur la planification), février 2021 


L’Economie politique : Un développement soutenable suppose une transformation profonde des modèles productifs et sociaux. Ce processus requiert-il selon vous un renforcement des capacités de planification ? Est-il compatible avec le primat donné à la concurrence au sein du marché unique, à l’ouverture commerciale et à la financiarisation de nos économies ?

Jean Pisani-Ferry : Compatible avec l’économie de marché, oui. Avec le primat donné aux équilibres de marché, non. Nous sommes entrés dans un monde marqué d’abord par de fortes externalités, dont le marché ne tient pas compte spont­­anément, et ensuite par l’allongement de l’horizon temporel et la nécessaire prise en compte des conséquences lointaines des décisions prises aujourd’hui. Pour ces deux raisons, le régime de politique économique inauguré dans les années 1980 est périmé.

Ce régime se caractérisait en effet par la primauté du marché et un périmètre limité pour l’Etat, qui n’était supposé avoir de vues ni sur les finalités de long terme et le modèle de développement, ni sur le choix des technologies. Bien sûr, ce régime n’a pas vraiment été mis en place en Europe, singulièrement en France. Mais il fournissait un point de référence. Son obsolescence est un fait majeur.

De plus, la solution au défi climatique qui a en général la préférence des économistes ­­– traiter les questions environnementales par les prix, notamment celui du carbone, pour prendre en compte les effets externes des actions individuelles, et laisser ensuite jouer les mécanismes du marché – ne fonctionne pas : le pilotage par les prix est rationnel, mais il n’est ni socialement ni politiquement accepté. Il faut aujourd’hui combiner l’instrument prix avec des instruments de régulation et des instruments d’investissement. La puissance publique doit donc renoncer à la neutralité vis-à-vis des technologies et faire des choix.

Quand on impose des normes qui obligent à changer les systèmes industriels, quand on met en place une infrastructure pour les véhicules électriques, quand on configure l’avenir du système énergétique, quand on fixe des orientations en matière d’infrastructures urbaines, on intervient nécessairement dans le choix des technologies. Nous sommes ainsi en train de nous éloigner du paradigme dominant depuis une quarantaine d’années. C’est le retour de la planification, de la politique industrielle.

Y a-t-il d’autres dimensions dans cette transformation ? 

Il y en a beaucoup ! Il faut en particulier prendre en compte les conséquences sociales de la transition, qui seront d’autant plus lourdes que nous avons pris du retard. Le passage à un régime économe en carbone va impliquer des réallocations du travail, souvent brutales parce que le temps presse – par exemple dans l’industrie automobile. Il va peser aussi sur les revenus et les modes de vie. Qu’on procède d’ailleurs à travers les prix (par la taxation du carbone) ou la réglementation (par exemple quand on impose un changement des modes de chauffage), l’effet sera le même et l’accompagnement est indispensable.

La transition écologique présente aussi une dimension macroéconomique souvent sous-estimée. Elle implique en effet de mettre au rebut une partie du stock de capital actuel, que ce capital soit productif – l’usine qui fabrique des moteurs thermiques – ou résidentiel – la chaudière que chacun d’entre nous devra remplacer – et de lancer rapidement de nouveaux investissements. Tout cela représente inévitablement des pertes et des coûts par rapport au statu quo, et donc un affaiblissement temporaire du potentiel de production. Bien sûr, le scénario du statu quo nous entraînerait vers un scénario catastrophe, il n’y a donc aucun doute sur la nécessité de la transition. Mais ce n’est pas une raison pour nous cacher que celle-ci aura des conséquences macroéconomiques importantes. De quelle ampleur ? On est encore loin d’en avoir une vision précise. Les Britanniques viennent de sortir un document qui évalue le montant des investissements annuels nécessaires pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050 et la séquence des gains à en attendre, évidemment différés par rapport aux investissements. Le surplus d’investissement requis est évalué à deux points de PIB supplémentaires en sus de l’effort actuel 1. Deux chercheurs de l’Insee aboutissent aux mêmes ordres de grandeur 2.

Deux points de PIB, c’est considérable. Cela veut dire qu’il faudra collectivement consacrer de l’ordre de 50 milliards de plus par an au financement de la transition. Pour donner un ordre de grandeur, c’est deux fois le budget de l’enseignement supérieur. Certains économistes sont plus optimistes, ils jugent que la baisse des coûts des technologies vertes va continuer de nous surprendre par sa rapidité. C’est possible. Quoi qu’il en soit l’action climatique n’est pas encore bien prise en compte dans la réflexion macroéconomique : qui subira les conséquences de la transition sur les revenus ? A quel endettement faut-il s’attendre ? Que va-t-on financer par l’endettement ou par des prélèvements sur le revenu courant ? Ce sont des questions qui relèvent de la planification, mais sur lesquelles la macroéconomie est très en retard. Le Fonds monétaire international a sorti en octobre un premier document qui commence à traiter de ces questions, mais de manière encore assez générale 3.

Je ne veux pas dire que la transition ne peut pas induire de la croissance. Je crois même que celle-ci est nécessaire, qu’il faudra des gains de productivité importants pour financer les coûts induits par le passage à un autre type d’économie. Ce sont ces gains de productivité – résultant notamment de l’émergence d’un nouveau progrès technique, favorable à la décarbonation – qui permettront d’opérer cette transition sans provoquer une baisse dure du pouvoir d’achat. En cela je me sépare complètement des thèses de la décroissance, je crois au contraire qu’il faut concilier croissance et transition vers la neutralité carbone. Il faut cependant être réaliste, et reconnaître que la question des coûts de la transition est centrale.

A ce sujet, n’a-t-on pas mis la tête dans le sable dans une forme de déni ? Les scénarios relèvent en général du wishful thinking, en présentant la transition sous une forme rassurante…

Depuis longtemps, les avocats de la transition mettent en avant les conséquences favorables d’un effort d’investissement vert sur l’emploi. D’un point de vue keynésien, c’est vrai et la transition doit être un élément structurant du régime de croissance post-Covid. Mais ils négligent les difficultés des réallocations d’emplois qui seront nécessaires. L’argumentation qui consiste à dire : « Il y a de grandes capacités inemployées, nous allons faire des investissements qui vont générer de la croissance, donc créer des emplois », est un peu trop simple. Que la transition ait un effet positif sur la demande n’autorise pas à oublier ses effets négatifs sur l’offre. L’erreur n’est d’ailleurs pas limitée aux seuls écologistes. Les institutions européennes ont fait la même chose : les scénarios à l’appui du Green Deal européen sont remarquablement imprécis du point de vue des conséquences économiques.

L’adoption du Green Deal témoigne malgré tout d’une inflexion importante de la stratégie de long terme de l’Union européenne. N’est-ce pas un signe encourageant ? 

La Commission s’y est mise un peu tard, mais elle a opéré un virage politique très net avec la nouvelle Commission von der Leyen. Ce virage tient à une prise de conscience, mais aussi aux préférences des électeurs révélées par les élections au Parlement européen de 2019 : on a le sentiment qu’il existe désormais un mandat politique pour aller de l’avant. C’est un changement très net qui se traduit par le projet d’une loi climat, l’adoption de l’objectif de neutralité carbone en 2050, le durcissement des objectifs 2030, et la volonté d’aligner l’ensemble des pays sur ces objectifs.

Il reste tout de même des décisions à prendre, par exemple sur le système d’échange des permis, l’élargissement de son champ et la réduction des allocations gratuites. De même sur les relations extérieures de l’Union européenne, car il est clair qu’on ne peut pas fixer des objectifs plus ambitieux que le reste du monde sans créer un mécanisme d’ajustement aux frontières. Même si l’administration Biden s’inscrit dans le fil des orientations de campagne et se montre engagée sur la question climatique, il y aura inévitablement des frictions avec nos partenaires. L’Europe doit s’attacher à entraîner les pays qui visent des objectifs de décarbonation de même ampleur que les nôtres. Les pays de ce « club carbone » n’auraient donc pas besoin d’opérer entre eux des ajustements commerciaux aux frontières, mais ils le feraient vis-à-vis des pays tiers. Ce pari implique, pour réussir, que les Etats-Unis avancent à un rythme proche du nôtre ; et il pose l’énorme question de savoir si la Chine rejoindra ou non ce club.

La façon dont l’Union européenne aborde la transition écologique va donc redéfinir fortement ses relations commerciales, financières et politiques avec le reste du monde. Elle va notamment affecter la politique de voisinage. Une partie de l’environnement européen vit essentiellement de l’exportation d’hydrocarbures vers l’Union, l’exemple le plus clair étant l’Algérie : la baisse de nos achats de gaz à partir de 2030 sera dramatique pour ce pays s’il ne redéfinit pas son modèle de développement.

Ce sont donc des choix très structurants, tant sur le plan interne que sur celui des relations extérieures de l’Union, qui impliquent nécessairement une prise de risque. La transition écologique est en elle-même un pari, dont l’issue dépend largement de ce qui se passera en dehors de nos frontières. Aujourd’hui, l’Europe va de l’avant et essaie d’entraîner le reste du monde. On saura dans dix ans si elle a eu raison de privilégier, comme elle le fait, la réduction des émissions de CO2, plutôt que l’adaptation au réchauffement climatique. Il faut le faire mais il ne faut pas oublier que c’est un risque économique, social et politique considérable.

L’Union européenne devra aussi faire des choix technologiques, à travers des instruments réglementaires, qu’il s’agisse d’énergie, d’industrie, de transports ou d’agriculture. Il est frappant de constater que dans le plan de relance européen, ces points sont peu présents. Tous les programmes d’intérêt commun, en particulier les programmes de recherche, ont été complètement rabotés dans la négociation finale. Le programme de relance européen est une collection de programmes nationaux, pas un plan commun. Il faudra que cela soit corrigé pour faire place notamment à la recherche, car ce programme de l’Union est aujourd’hui trop déséquilibré en faveur des technologies en place, au détriment de celles de demain.

La transition comporte aussi des enjeux de résilience et d’autonomie stratégique… 

Oui, Le mot « résilience » a remplacé le mot « croissance ». Hier, l’objectif prioritaire était l’efficacité. Désormais, il y a arbitrage entre efficacité et capacité de réponse aux chocs. L’inflexion du discours est signifiante : ce qu’on recherche, ce n’est plus l’efficacité à tout prix.

En matière d’autonomie stratégique, l’Europe joue encore avec les mots : on parle d’autonomie stratégique « ouverte », pour donner des gages aux partisans de la libéralisation commerciale. Mais concrètement, la question est sur la table : pour sécuriser nos approvisionnements, comment voulons-nous redéfinir nos contrats avec les fournisseurs non-européens, que voulons-nous produire nous-mêmes ? On a vécu dans l’illusion qu’un marché mondial liquide et profond dispensait de se poser la question. Or elle se pose. Certes, les chaînes de valeur ont bien tenu dans cette crise, il n’y a pas eu de rupture. Certes, autonomie ne veut pas dire autarcie, il ne faut pas céder aux sirènes protectionnistes. En revanche, il y a eu une énorme pression de la demande, au niveau mondial, sur les équipements sanitaires, il y a maintenant une énorme pression en matière de vaccins. Ces chocs ont révélé les faiblesses européennes et posent de nouvelles questions de politique industrielle.

Ce sujet s’inscrit dans la toile de fond d’une montée de l’inquiétude géostratégique. Un jalon important a été le virage de l’Allemagne par rapport à la Chine. L’OPA de l’entreprise chinoise Midea sur Kuka, spécialisée dans les robots industriels, a fait prendre conscience aux dirigeants allemands que l’investissement international peut être un moyen d’acquérir la maîtrise des technologies. La poursuite d’une attitude purement mercantiliste à l’égard de la Chine n’est plus tenable, comme l’ont souligné dès 2019 le rapport Chine du patronat allemand, puis le document stratégique européen 4. Ce débat arrive sensiblement plus tard en Europe qu’aux Etats-Unis. Il n’est pas clos, comme l’ont montré fin 2020 les controverses sur la conclusion d’un traité d’investissement UE-Chine.

Vous avez évoqué la Chine. Que vous inspire son système de planification, souvent présenté comme un atout décisif du modèle chinois ? 

Je ne pense pas qu’on puisse s’inspirer de la planification chinoise. Elle consomme énormément de ressources, elle repose sur un réseau d’entreprises d’Etat qui ont accès aux crédits, aux terrains, aux technologies, et sont massivement subventionnées. Les économies en phase de croissance rapide, où les gains de productivité sont importants, peuvent se permettre de donner la priorité aux producteurs par toutes sortes de subventions, visibles ou cachées, au détriment des consommateurs. Cela ne correspond pas à notre niveau de développement, et supposerait une redistribution massive aux producteurs, difficilement envisageable.

En outre, les instruments de l’économie d’innovation et ceux de l’économie d’imitation ne sont pas les mêmes, comme le souligne Philippe Aghion. Certes la Chine est passée, dans un certain nombre de domaines, à une économie d’innovation. Mais elle l’a fait en partie en dehors du domaine des entreprises d’Etat – en particulier dans la finance et le numérique.

Nous sommes dans une autre logique, nous devons nous interroger sur nos instruments et sur la manière de les utiliser. Innovation verte, résilience, inquiétude vis-à-vis de la Chine, mais aussi régulation des plates-formes avec l’agenda numérique européen : tous ces éléments reposent la question des relations entre concurrence et politique industrielle, et notamment celle de savoir comment une politique de la concurrence peut favoriser l’innovation et la recherche.

L’agenda digital est d’abord affaire de régulation. Peut-on parler de politique industrielle ?

Il faut d’abord comprendre pourquoi la politique industrielle européenne a rarement donné des résultats. La première raison est évidemment que la discussion sur n’importe quel projet commence et se termine par une dispute sur le partage du butin. Qu’est-ce qu’une fusée européenne ? L’addition d’un premier étage produit dans le pays X, d’un deuxième étage du pays Y, de boosters du pays Z… Tandis qu’une fusée américaine, aujourd’hui, c’est d’abord une plate-forme numérique. Mais il y a une raison plus profonde : le marché européen est fragmenté en raison des différences entre régulations nationales. Dans le domaine du numérique, nous avons des droits des consommateurs différents, des droits de la donnée différents, des droits des faillites différents, des régulations différentes des télécoms, toute une série d’éléments de fragmentation – sans parler du marché des capitaux qui n’est pas unifié.

Dans des secteurs marqués par de très fortes économies d’échelle, accéder rapidement à un marché de très grande taille est essentiel pour le développement de l’innovation. Une entreprise européenne innovante a tendance à passer assez vite de son pays d’origine aux Etats-Unis en court-circuitant l’échelon européen. Le marché unique numérique a été jusqu’à présent une chimère. Donc oui, il faut une politique industrielle européenne, mais ne croyons pas que ce soit seulement une affaire de volonté. Il faut aussi, dans certains secteurs clé, changer d’échelle et passer à une régulation intégrée au niveau européen.

La coordination entre les politiques européennes, nationales et locales vous paraît-elle satisfaisante, en particulier en ce qui concerne la stratégie climat ? 

Que chaque pays ait sa stratégie climat à son propre niveau, c’est une nécessité. Pour la répartition des compétences par niveaux de gouvernement, c’est assez clair. Tout ce qui concerne les engagements internationaux, les grandes réglementations sectorielles, les permis d’émission, relève du niveau de l’Union. Les instruments fiscaux, l’adaptation fine des politiques industrielles relèvent plutôt du niveau national. Sur ce point, il n’y a pas vraiment de difficulté. Ce qui est mal coordonné, en revanche, ce sont les stratégies des Etats membres en matière énergétique. Les objectifs en matière de renouvelables sont nationaux alors qu’ils devraient être européens, les infrastructures de transport d’électricité sont mal unifiées, chaque pays fait ses choix de son côté et défend ses acteurs nationaux.

Une autre incohérence concerne les permis d’émission. Les revenus sont perçus au niveau national alors que les décisions sont prises au niveau européen. On a ainsi créé de la rente pour des pays qui disposent historiquement des volumes importants de permis, dont le prix va augmenter. L’Europe est à la recherche de ressources propres, la vente de quota d’émissions en est une, qui correspond à un objectif européen. Il faut plafonner les recettes correspondantes des Etats et au-delà, affecter la vente des quotas au budget de l’Union.

Quand on va aborder concrètement les changements, après avoir perdu du temps, ne risque-t-on pas d’avoir davantage de grincements entre les différents niveaux ?

Des grincements et des adaptations, certainement. Nous sommes dans une phase où l’on parle des objectifs sans voir encore ce qu’ils impliquent. Les risques de conflits n’existent d’ailleurs pas seulement entre les Etats membres, mais aussi, comme nous l’avons vu, avec les pays extérieurs à l’Union.

Venons-en à la France. Est-ce que les compétences et les capacités techniques nécessaires pour des changements d’une telle ampleur existent encore au sein de l’Etat ? 

Il est clair que ces capacités sont amoindries. L’Etat a préservé ses compétences macroéconomiques, financières, fiscales, sociales, il a continué à investir dans les méthodes de choix des investissements publics, il sait organiser la concertation entre acteurs sociaux face à un problème. Mais ses capacités en matière d’industrie ou de transport se sont à coup sûr réduites. Ce qu’il a surtout beaucoup perdu, c’est la capacité à prendre des risques. Quand l’Etat a fait jadis le choix de l’aéronautique, du nucléaire, de l’équipement en télécom (et aussi du Minitel), il a pris des risques énormes. Malgré l’expérience positive du Programme investissements d’avenir, il serait incapable de le faire à la même échelle aujourd’hui. D’ailleurs, l’attente collective n’est pas d’avoir un Etat qui prend des risques, mais qui les minimise. L’aversion au risque est générale. Aujourd’hui, un échec comme celui du Minitel serait un scandale de première ampleur ­– alors que les risques que nous devons affronter sont beaucoup plus lourds. En matière d’énergie, l’efficacité des technologies est assez mal connue, elle évolue très vite. Il y aura inévitablement des erreurs et des échecs industriels. Mais on vit, depuis trente ou quarante ans, sur l’idée que l’Etat n’est pas un entrepreneur.

L’Etat doit-il redevenir entrepreneur ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Il le redeviendra inévitablement, mais pas sur le modèle ancien. Au temps des Trente Glorieuses, les choix technologiques étaient assumés par des entreprises nationalisées ou proches de l’Etat, chargées des grands secteurs. Faut-il revenir à ce modèle ? Je n’en suis pas sûr. Il est frappant de constater qu’après les Accords de Paris les entreprises privées se sont engagées spontanément en faveur du climat, bien au-delà de ce qu’implique cet accord, en fait pas très contraignant pour elles. La transition écologique ne pourra pas se faire sans une large mobilisation des entreprises, privées comme publiques. Elles savent qu’elles seront perdantes si elles ne font pas le pari technologique qu’implique la décarbonation. Elles le font un peu sous la pression de leurs actionnaires (encore que je pense qu’on exagère souvent la capacité des investisseurs à faire bouger les lignes dans ce domaine), aussi sous la pression de leurs clients et de leurs salariés. Pour recruter de jeunes ingénieurs, une entreprise doit montrer qu’elle n’est pas restée dans les logiques du XXe siècle.

Les militants du climat doivent l’admettre, et s’en convaincre : leur combat, qu’ils ont souvent vécu comme une mise en cause du capitalisme, passe aujourd’hui par une alliance avec lui. L’avenir de nos économies et donc de nos modes de vie ne se joue pas entre soutiens et adversaires du capitalisme, mais entre capitalisme brun et capitalisme vert. C’est un peu comme au moment de la Révolution industrielle : l’avenir se jouait entre intérêts agraires et intérêts manufacturiers. Renvoyer la réponse de l’urgence écologique au dépassement du capitalisme, c’est au mieux se condamner à arriver trop tard. C’est en plus se priver de l’extraordinaire capacité d’innovation du capitalisme, dont témoigne la chute accélérée des prix des énergies renouvelables et des technologies vertes.

Comme toutes les révolutions, la transition écologique va donc rebattre les cartes politiques. Elle verra s’opposer, d’une part, des intérêts que rien d’autre ne rassemble que l’espoir de préserver le monde d’hier, et de l’autre, des forces que rien d’autre ne rassemble que la volonté d’accélérer le passage à un autre mode de croissance. Ce qui s’est passé aux Etats-Unis avec l’affrontement entre les partisans de Trump et ceux de Biden nous en donne un avant-goût.

L’Etat lui aussi doit mettre la puissance du capitalisme au service des finalités collectives, et non se substituer aux entrepreneurs. Il doit guider, accompagner, soutenir la prise de risque mais cela ne nécessite pas qu’il conduise lui-même les projets. Par exemple, le modèle DARPA 5 de financement de projets d’innovation de rupture, avec prise de risque élevée et donc taux d’échec élevé, est une bonne illustration de ce qu’il faut faire. Mais pour l’Etat, il est toujours très difficile d’arrêter un projet qui ne réussit pas. Plus il évitera de mettre la décision politique en jeu, plus il sera capable de prendre ce genre de décision.

Dans un cadre où l’Etat ne prend pas lui-même le risque en capital, n’y a-t-il pas un danger de capture du régulateur, autrement dit de pressions exercées par les entreprises pour que les technologies qu’elles possèdent soient favorisées par les choix réglementaires ?

Il est vrai qu’il existe un risque de capture. L’Etat aura tendance à favoriser les technologies sur lesquelles les entreprises nationales sont déjà positionnées. Et ce risque est d’autant plus présent qu’on est dans un monde concurrentiel. C’est pourquoi la position libérale de neutralité de l’Etat à l’égard des technologies était beaucoup plus confortable. Mais elle n’est plus tenable dès lors que les choix stratégiques concernent des investissements dans des infrastructures de réseau. Nous entrons donc aussi dans un monde plus dangereux.

Vous avez parlé de la capacité de l’Etat à réunir les acteurs. Mais nous sommes loin d’une réelle co-construction des stratégies, comme on pouvait le faire à la grande époque du Plan. Quelles sont aujourd’hui les parties prenantes, les acteurs qu’il faut mettre autour de la table ? Et quels sont les contre-pouvoirs ? 

Il y avait, à l’époque des Trente Glorieuses, le contre-pouvoir des syndicats. Quand la CGT et le patronat tombaient d’accord, l’essentiel était acquis. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui, particulièrement sur les sujets touchant à l’environnement. Il est beaucoup plus difficile de savoir quelle est la représentation des différentes parties prenantes. On tâtonne depuis le Grenelle de l’environnement et l’avortement du projet de l’écotaxe.

Il faut se rappeler que, malgré sa double légitimité d’une large consultation et d’un vote parlementaire, l’écotaxe a buté en 2013 sur l’opposition d’intérêts très spécifiques. Les « bonnets rouges » n’étaient pas les « gilets jaunes ». Ils n’incarnaient qu’une petite minorité composée de transporteurs et d’usagers frappés par l’écotaxe, laquelle aurait eu un bénéfice net pour la société. Cela montre bien la difficulté de l’affaire. Les contre-pouvoirs sont morcelés et confus : chacun défend des ­intérêts légitimes, qui se confrontent à d’autres intérêts tout aussi légitimes. On assiste plus à d’addition des revendications qu’à la construction de quelque chose de commun.

De ce point de vue, la Convention citoyenne a été une innovation très positive. Dans le cadre qui était le sien, elle a innové, créé de la légitimité, sélectionné des propositions. Elle a contribué à une appropriation commune du problème climatique par la société française, et c’est beaucoup. Certes, elle n’a pas opéré d’arbitrages, au sens où elle n’a pas travaillé sous contrainte ni évalué chacune des propositions en les comparant aux alternatives permettant d’atteindre l’objectif climatique. Ce travail est nécessaire, mais il ne pouvait être fait dans les limites qui étaient fixées. Enfin tout cela a abouti à des propositions qui vont être soumises ensuite au vote du Parlement. La délibération citoyenne ne garantit pas contre les jacqueries mais elle permet une décision législative mieux mûrie et par là mieux acceptée.

Vous avez dirigé France Stratégie entre 2013 et 2017. Comment voyez-vous le rôle du tout nouveau Haut-commissaire au plan, François Bayrou ? 

C’est à lui qu’il faut le demander, et il est un peu trop tôt pour le dire. Ce qui est clair, c’est que sa définition de la fonction de Haut-commissaire au Plan est différente de la planification dont nous venons de parler. Il ne vise pas la mise en cohérence de l’action publique par la mobilisation d’instruments financiers, réglementaires, budgétaires ou fiscaux. Pour des raisons politiques évidentes, il n’a aucune intention d’aller sur les plates-bandes des ministres.

Il me semble que François Bayrou ne cherche pas à faire du Plan le chef d’orchestre ou l’architecte des politiques publiques mais qu’il se voit davantage dans une fonction de vigie, d’alerte, de mise en débat, avec un portage politique plus puissant que celui que pourrait assurer un Commissaire général de France Stratégie. Il reste dans l’esprit d’une fonction d’anticipation et de proposition, qui ne mobilise aucun élément de pouvoir « dur » mais repose sur le soft power. Je comprends sa prudence. Il reste que le contexte que nous venons de décrire, entre les défis de la transition écologique, de la résilience, des technologies, de la géopolitique, suppose aussi une appréhension plus ferme des politiques publiques, et des instruments renouvelés.

Quelle serait selon vous l’organisation institutionnelle propre à porter au mieux ces exigences ? 

L’appareil gouvernemental n’est pas encore adapté à cette nouvelle donne. On avait jusqu’à récemment un ministère de l’Ecologie qui couvrait un champ large mais avec très peu d’instruments. Il avait autorité sur les transports, mais pas sur l’industrie ni sur l’agriculture ni sur le logement : Nicolas Hulot a démissionné parce qu’il n’estimait pas avoir les moyens d’agir. La manière dont on doit transformer l’architecture administrative en fonction de la transition écologique n’a pas encore été définie. Ne faudrait-il pas cumuler temporairement les fonctions de Premier ministre et de ministre de la Transition écologique, comme l’avaient fait de Gaulle ou Raymond Barre en leur temps ? L’écologie a une dimension interministérielle évidente et seul le Premier ministre a la capacité de mobilisation nécessaire.

C’est pour les mêmes raisons que le Plan, en son temps, était interministériel et directement rattaché au Premier ministre. Certes les choses bougent du côté de Bercy, la Convention citoyenne fait aussi bouger la société. Mais il y a besoin d’une impulsion qui doit relever du Premier ministre. Cela pourrait être le cas après 2022.

Y a-t-il des pays européens qui font mieux que nous en termes de méthode et qui pourraient être des sources d’inspiration?

Les Britanniques ont un coup d’avance. Ils ont ouvert la voie avec le rapport Stern en 2006, et continuent de mener une réflexion très active pour faire le lien entre les aspects énergétiques et économiques. Les Scandinaves ont des politiques de fiscalité carbone exemplaires. Dans le reste de l’Europe, je n’ai pas l’impression qu’il y ait tellement d’exemples à suivre. Les Allemands sont aussi débordés que nous avec les difficiles problèmes du charbon et de la sortie du nucléaire.

L’accélération est considérable, et tout se bouscule un peu partout. L’objectif de moins 55 % des émissions en 2030 n’était pas envisagé il y a deux ou trois ans, on en était toujours à l’objectif de moins 40 % par rapport à 1990. Il n’y a pas si longtemps, l’opinion générale était qu’il fallait certes s’occuper du changement climatique, mais que c’était pour après-demain. On se rend compte que c’est pour demain, voire pour aujourd’hui… Cela bouleverse tous les schémas. Il y a cinq ans, la voiture électrique appartenait à un horizon lointain. La suppression du moteur thermique paraissait aventureuse. Aujourd’hui, les Britanniques l’annoncent pour 2030… En cinq ans, les prévisions n’ont certes pas fondamentalement changé. Mais la prise de conscience collective de l’urgence n’était pas la même. Ce qui a changé, c’est que le sujet est devenu politiquement mûr.

Voulez-vous dire qu’on ne fait pas de la planification contre la société ?

Oui. Ce qui n’empêche qu’on aurait pu anticiper un peu plus

1.  Voir « UK Committee on Climate Change », The Sixth Carbon Budget, décembre 2020.

2.  Voir « Coût social du réchauffement climatique et indicateurs de soutenabilité : les enseignements d’une application à la France », par Jean-Marc Germain et Thomas Lellouch, Economie et statistique 517-518-519, octobre 2020.

3.  Voir World Economic Outlook, octobre 2020, chapitre 3.

4.  Voir « China -Partner and systemic competitor », BDI, mars 2019, et « EU-China – A Strategic Outlook », European Commission/HR/VP, mars 2019.

5.  La Defense Advanced Research Projects Agency, agence du département de la Défense des Etats-Unis, investit dans les nouvelles technologies pour la sécurité nationale. Elle est à l’origine de nombreuses innovations de rupture.

Alerte rouge à Manaus

Chronique Terra Nova, 25 janvier 2021

Vue depuis l’Europe, l’Asie ou même l’Amérique du Nord, Manaus est très loin. C’est pourtant là que vient d’être identifiée une nouvelle menace globale : le variant 501.Y.V3. C’est lui qui est responsable de la nouvelle vague épidémique qui déferle sur la capitale amazonienne où deux habitants sur trois avaient pourtant déjà été infectés au printemps 2020, un phénomène qui suggère que ce variant est capable de déjouer l’immunité acquise. Du coup, les scientifiques s’interrogent : pourrait-il aussi s’avérer résistant à certains des vaccins existants ? Même si les vaccins à ARN messager peuvent être adaptés rapidement, l’émergence d’un tel risque d’inefficacité au moment où la vaccination de masse commence à prendre son essor est effrayante.

Nous savons que les virus mutent en permanence. Nous savons également que, si beaucoup de ces mutations sont anodines, d’autres, plus dangereuses apparaissent régulièrement. Plus nombreuse est la population touchée par un virus, plus élevée est la probabilité qu’apparaisse un variant dangereux, ou même une nouvelle souche. Chacun de nous est un laboratoire potentiel pour ces mutations. Avec 600.000 nouveaux cas identifiés chaque jour à travers le monde, plusieurs millions de tels laboratoires sont actuellement en activité. Une chose est sûre : il y aura beaucoup d’autres mutations.

Cette menace confronte la communauté internationale à un terrible choix : soit concevoir et mettre en œuvre une stratégie globale, soit verrouiller les frontières et laisser chaque pays se débrouiller. Il n’existe pas de voie médiane efficace. La combinaison, aujourd’hui dominante, du nationalisme vaccinal et des frontières à moitié ouvertes est une stratégie perdante. Déjà, les variants d’Afrique du Sud et de Manaus ont été repérés en Allemagne. Dans un monde ouvert où la moitié la plus riche tenterait de protéger sa population tandis que l’autre moitié n’en aurait pas les moyens, la contamination traverserait les frontières de et vaincrait les politiques de santé les plus sophistiquées.

Sur le papier, le choix entre agir globalement et fermer les frontières est facile à trancher. Selon la Banque mondiale, 4 milliards d’individus vivent dans des pays à revenu faible ou moyen-faible. En supposant un prix de 10 dollars par vaccination, l’achat d’un nombre suffisant de doses pour immuniser les trois quarts de cette population coûterait 30 milliards de dollars. C’est à peine deux centièmes des pertes budgétaires déjà causées par la crise dans les économies avancées. Même d’un point de vue étroitement économique et même si le prix des doses devait être dix fois plus élevé, un investissement des pays riches dans la lutte contre la pandémie dans les pays pauvres est extrêmement rentable. Inversement, l’alternative consistant à fermer complètement les frontières pour contenir la circulation du virus enverrait un signal désastreux et détruirait la prospérité à grande échelle.  

Conscients du défi, les pays riches soutiennent un programme de ce type, mais à une échelle beaucoup plus petite : l’initiative Covax. Lancée en avril 2020 par l’Organisation mondiale de la Santé, la Commission européenne et la France, elle a pour buts, d’une part, d’aider les États à négocier conjointement les achats de vaccins et, de l’autre, de fournir aux pays pauvres assez doses gratuites pour vacciner 20 % de leur population. C’est certainement insuffisant pour endiguer les contaminations, mais assez pour protéger les personnes âgées et les professionnels de santé. Et c’est un tremplin vers des actions futures.

A la fin de 2020, Covax avait levé 2,4 milliards de dollars et commandé suffisamment de doses pour vacciner un milliard de personnes en 2021, mais elle peinait à trouver les 5 milliards supplémentaires nécessaires pour financer son programme, pourtant encore peu ambitieux. L’Administration Trump, en particulier, avait refusé d’apporter le soutien américain à l’initiative. En outre, les fabricants de vaccins priorisent les marchés les plus rentables, c’est-à-dire ceux des pays riches dont les gouvernements sont prêts à payer plus cher pour accélérer leur approvisionnement. Il n’est pas étonnant que le directeur de l’OMS, Tedros Ghebreyesus ait récemment averti que le monde était « au bord d’un échec moral catastrophique ».

Au-delà de cet échec moral, ce qui est déroutant, c’est l’échec de l’action collective qu’entraîne un tel comportement. Ce n’est pas seulement le sens du devoir qui devrait pousser les pays riches à en faire davantage, mais aussi leur intérêt. Et pourtant, à l’évidence, ils renâclent. Pourquoi ?

La première raison est leur myopie. Ce n’est pas seulement sur la scène mondiale, mais aussi chez eux que les gouvernements n’en font pas assez. En Europe, les investissements dans la recherche et le développement de vaccins sont loin d’avoir atteint les 18 milliards de dollars consacrés par les États-Unis à l’opération Warp Speed. Curieusement, la facilité pour la reprise et la résilience de l’Union européenne, qui est doté de 390 milliards d’euros, n’inclut pas de financement conjoint pour la recherche sur les vaccins.

La deuxième raison est la tentation traditionnelle du passager clandestin. Les gouvernements des pays riches ont chacun de fortes incitations à protéger leurs citoyens. Mais quand il s’agit de soutenir les pays pauvres, c’est la fameuse tragédie des communs qui s’impose : chaque joueur a de bonnes raisons d’attendre que les autres paient pour le bien commun. Entre une Chine fuyant ses responsabilités et un Donald Trump annonçant un retrait de l’OMS au moment même où une action commune était requise, le leadership a été dramatiquement absent depuis le printemps.

La troisième raison tient à une gouvernance chaotique. Le domaine de la santé mondiale est incroyablement complexe et enchevêtré, avec de nombreux chevauchements institutionnels. Parce que l’OMS est largement considérée comme une institution inefficace et politisée, les initiatives se sont multipliées à ses marges. Donateurs privés tels que la Fondation Gates, gouvernements et organismes publics joignent leurs forces au cas par cas pour développer des initiatives en tous sens. La carte du financement qui en résulte  défie l’imagination. Ce n’était pas très grave tant que la résolution des nouveaux défis nécessitait une mobilisation et des ressources limitées, mais la pandémie exige une action d’une envergure et d’une nature incomparables.

Le monde peut-il changer de cap ? La question est maintenant pressante. Heureusement, l’administration Biden a déjà annoncé son intention de rejoindre Covax. Il y a encore peu, on attendait que réparation du commerce international et engagement dans l’action climatique soient ses premières priorités extérieures. Les événements pourraient bien en décider autrement et transformer rapidement la coordination des efforts contre la pandémie en épreuve décisive pour le leadership mondial du président Biden. Mais si l'engagement des États-Unis est indispensable, une action commune beaucoup plus large s'impose pour prévenir un désastre moral, sanitaire et économique de grande ampleur.

Résilience : la nouvelle boussole

Chronique Le Monde, 16 janvier 2021

« C’est seulement quand la mer se retire qu’on découvre qui nageait sans maillot » : formulée à propos de la tourmente financière de 2008, l’image de Warren Buffet s’applique parfaitement au choc pandémique de 2020. En même temps que la réactivité de nos hôpitaux la crise, chacun l’a vu, a mis à nu les carences de notre bureaucratie sanitaire et le déclassement de notre industrie pharmaceutique. Elle expose aujourd’hui l’excellence israélienne et le chaos américain.  

Avec les faiblesses des nations, les crises révèlent aussi les failles des systèmes. Dans la tempête de 2008, les banques ont découvert qu’aussi émancipées des États qu’elles aient pu se croire, c’étaient en définitive de ceux-ci que dépendait leur survie. Réglementation, incitation et prudence se sont conjuguées pour enrayer une mondialisation financière qu’on croyait irrépressible. Résultat, les avoirs extérieurs des économies avancées, qui avaient été multipliés par quatre en dix ans, ont pratiquement cessé d’augmenter.

À première vue, il ne semble pas que la crise sanitaire ait donné pareil coup d’arrêt à la mondialisation économique. Selon les données du Bureau du plan néerlandais, les échanges mondiaux de biens sont en recul de 2% seulement sur un an, ni plus ni moins que la production industrielle, et le fret de containers est même en hausse de 6%. La croissance du commerce mondial a certes ralenti depuis 2008, mais on n’observe pas de démondialisation.

La commotion est cependant trop forte pour ne pas laisser de traces. Des décennies durant, l’impératif pour toutes les entreprises a été la minimisation des coûts. Parce que l’efficacité primait sur toute autre considération se sont constitués à l’échelle planétaire des réseaux de production d’une extraordinaire sophistication, gérés sur le modèle du just in time. Les États eux-mêmes s’étaient convaincus de ce l’immensité du marché mondial garantissait à tout moment et en tout lieu la sécurité des approvisionnements.

Cette croyance n’a pas survécu à la pénurie globale de masques et d’équipements médicaux. Les réseaux de production mondiaux ont bien résisté mais sécurité, autonomie et résilience sont partout les nouveaux mots d’ordre. De la même manière que depuis 2008 aucun banquier ne peut plus ignorer le risque de dévalorisation des actifs ou de stress de liquidité, aucun industriel ni aucun gouvernement ne peut plus ignorer le risque de rupture des approvisionnements.

Les protectionnistes de tout poil n’ont pas tardé à prôner une relocalisation générale. C’est oublier que dans cette crise, la mondialisation à aussi montré ses bienfaits : où en serions-nous si notre accès aux vaccins dépendait du seul Sanofi ? S’assurer de la continuité des approvisionnements, c’est d’abord diversifier les fournisseurs, négocier des clauses de sécurité dans les contrats, maintenir des stocks de précaution. Et si, bien sûr, l’état de notre industrie pharmaceutique appelle un réinvestissement, il ne faut pas se tromper d’objectif : le problème n’est pas que nous importions du paracétamol, mais que des masques aux respirateurs et des vaccins aux traitements, la France n’ait guère contribué à la réponse industrielle à cette crise. Comme l’ont montré Philippe Aghion et Élie Cohen (Le Covid et comment repenser notre politique industrielle, janvier 2021), l’indice de cette impotence, perceptible dès avant la crise, est que nous n’exportons plus de médicaments ou d’équipements sophistiqués.

Rupture il doit y avoir donc, mais pas celle que proposent les éternels nostalgiques de la ligne Maginot. Ce que les entreprises (et donc leurs actionnaires) comme les États (et donc leur citoyens) doivent dépasser, c’est une mystique de la minimisation des coûts et de l’efficacité productive oublieuse des risques. Ce qui importe face à la multiplication probable des alea, c’est de faire du concept de résilience un guide pour l’action.

Dans une conclusion provisoire à la série de webinars qu’il a organisée à Princeton (bcf.princeton.edu) depuis le mois de mars, Markus Brunnermeier s’attache à ouvrir des pistes. Pour une économie, dit-il, la capacité à se redresser après une commotion est affaire de diversité, de flexibilité et de croissance. C’est assez intuitif. La diversité, notamment sectorielle, s’impose, parce que c’est la pluralité des connaissances et des savoir-faire qui permet de répondre à des chocs inattendus - et a contrario la monoculture engendrée par la spécialisation à outrance est source de vulnérabilité. La flexibilité est nécessaire, parce qu’une crise oblige à réallouer dans l’urgence travail et capital – et c’est toujours la grande faiblesse de l’Europe en comparaison des États-Unis. Enfin croissance et résilience sont complémentaires, parce qu’une économie sans ressort risque à tout moment – on l’a vu dans les années 2010 – de basculer dans un cercle vicieux de récession. La réactivité de la politique économique est essentielle.  

Brunnermeier suggère une quatrième idée, un peu confuse mais essentielle : la résilience est aussi affaire de contrat social. Chaque ménage peut accumuler de l’épargne, chaque entreprise s’assurer l’accès à la liquidité. Mais la résilience collective repose sur une forme d’assurance mutuelle qui ne peut être qu’implicite, parce qu’aucun contrat ne peut tout envisager. Le dispositif de chômage partiel et le soutien aux entreprises déployés en France n’étaient inscrits nulle part et ne pouvaient pas l’être. Ils ont été des facteurs essentiels du rebond économique du troisième trimestre. Quant au plan de relance européen, il n’était même pas jugé possible. C’est, nonobstant nos graves défaillances économiques, une source de confiance dans le vieux continent. 

Après cette crise, il ne faudra certainement pas recommencer comme avant. Mais il y a beaucoup, beaucoup mieux à faire que de s’abandonner aux vieilles lunes.


L’UE qui ne sait pas dire non

 

Chronique Terra Nova, 4 janvier 2021


En juillet, l’annonce du nouveau plan de relance européen de 750 milliards d’euros a été largement (et à juste titre) considérée comme révolutionnaire. Jamais auparavant l’UE n’avait emprunté en son nom propre pour financer des transferts et des prêts à des conditions très favorables en vue d’aider les États membres à se remettre d’un choc économique majeur. Parce qu’elle brise de vieux tabous, l’initiative peut même ouvrir la voie à une union budgétaire.

 

Mais l’UE ne pourra atteindre ses objectifs qu’à la condition que cette prodigalité bienvenue s’accompagne de normes strictes. L’argent tombé du ciel peut être la meilleure et la pire des choses. S’il est bien dépensé, il peut mettre fin aux impasses politiques et déclencher le redressement économique. Mais s’il est distribué sans discernement, il encourage la capture de l’État et la politique de l’assiette au beurre. C’est pourquoi les fonds alloués à la relance doivent servir les valeurs de l’UE et servir des objectifs bien définis.

 

Pour que son ambition louable ne soit pas pervertie, l’UE doit ainsi pouvoir dire non aux États membres. Non, lorsque des autocrates élus piétinent ouvertement les principes européens tout en utilisant le soutien communautaire pour renforcer leur emprise sur leur pays. Et non si les programmes de dépenses proposés par les gouvernements ne passent pas le test d’efficacité. Malheureusement, cela semble peu probable.

 

Commençons par la controverse à propos de la décision européenne de conditionner les aides au respect de l’Etat de droit. Selon l’article 2 de son traité, l’UE est fondée sur « la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’État de droit et le respect des droits de l’homme, y compris les droits des personnes appartenant à des minorités ». Malheureusement, l’Union n’a pas les moyens légaux de punir les États membres qui méprisent ces valeurs. En vertu de l’article 7, les droits de vote d’un État qui enfreint ces principes peuvent être suspendus, mais cela exige l’unanimité de tous les autres États membres. Pour bloquer ce mécanisme il a ainsi suffi d’une alliance entre la Hongrie et la Pologne, qui ont toutes deux violé des normes de l’UE.

 

Le plan de relance semblait initialement pouvoir servir de véhicule pour faire respecter l’État de droit (ce qui, selon l’UE, signifie que « toutes les puissances publiques agissent dans les limites fixées par la loi, conformément aux valeurs de la démocratie et des droits fondamentaux, et sous le contrôle de tribunaux indépendants et impartiaux »). En juillet, les dirigeants de l’UE ont souligné « l’importance du respect de l’État de droit » et se sont mis d’accord sur un « régime de conditionnalité » pour les fonds du plan de relance. Mais les détails n’en ont pas été précisés.

 

Une bataille furieuse s’ensuivit. Le Parlement européen s’est battu pour renforcer la maîtrise de l’UE, la Pologne et la Hongrie se sont battues pour l’affaiblir, et les États membres du Nord, les « frugaux » étaient désireux de faire preuve de vigilance contre le gaspillage des dépenses. Le compromis final, obtenu en décembre, est que la conditionnalité s’appliquera, mais seulement s’il existe un lien de causalité direct entre les violations de l’État de droit et des conséquences négatives pour les intérêts financiers de l’UE. Et même dans ce cas, il restera beaucoup d’obstacles sur la voie de la punition.

 

Le résultat est qu’un dirigeant autocratique d’un État membre de l’UE sera toujours en mesure de révoquer des juges, de faire taire la presse, d’emprisonner des opposants et d’opprimer des minorités tant que cela ne compromettra pas directement les intérêts financiers de l’Union. Celle-ci ne punira pas les dictateurs honnêtes, mais seulement, peut-être, les dictateurs corrompus. Ce résultat était sans doute prévisible, étant donné que le plan de relance avait besoin d’un soutien unanime, mais il est réellement décevant.

 

La deuxième question concerne l’efficacité. Pour que les fonds de l’UE déclenchent plus qu’un coup de pouce économique de court terme, ils doivent être assortis sur le plan interne des mesures qui permettront de maximiser leur impact. Des initiatives environnementales, par exemple, n’ont aucun sens si les gouvernements continuent d’accorder des subventions aux combustibles fossiles. Et des investissements dans le numérique risquent d’avoir peu d’effets sans efforts pour améliorer les compétences numériques de la population.

 

L’enjeu est considérable. S’il est étayé par des réformes bien choisies, le soutien financier de l’UE pourra contribuer à prévenir un accroissement de l’écart de revenu entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, et à accélérer le rattrapage de l’Europe de l’Est. Mais s’il est dépensé simplement pour satisfaire quelques clientèles domestiques, son effet le plus durable sera d’alimenter la colère de l’Europe du Nord.

 

Consciente du défi, la Commission entend promouvoir des « paquets » d’investissement et de réforme. Le problème, cependant, est que le conditionnement des subventions et des prêts évoque les humiliants programmes de la « Troïka » mis en œuvre il y a dix ans en Grèce et dans d’autres pays du sud de l’Europe. Or aucun chef de gouvernement ne peut aujourd’hui tolérer d’être soupçonné de se plier aux diktats de bureaucrates bruxellois sans visage.

 

En Italie en particulier, la question est devenue politiquement explosive : le seul soupçon que le Premier ministre Giuseppe Conte pourrait agir sur instruction de l’UE serait immédiatement exploité par son adversaire d’extrême droite, Matteo Salvini. C’est pourquoi les premières discussions sur le plan de relance ont été si difficiles à conclure : Conte a naturellement rejeté tout ce qui aurait pu le faire apparaître comme soumis à l’UE.

 

Il existe cependant une voie (étroite) pour sortir de ce dilemme : Bruxelles ne devrait pas imposer les politiques de son choix, mais ses transferts devraient s’accompagner d’un contrat qui expliciterait les objectifs poursuivis, et qui permettrait à l’UE de vérifier que les conditions pour les atteindre sont bien en place. Tout en faisant preuve de retenue, l’UE conserverait ainsi le pouvoir de rejeter un plan d’investissement et de réforme qu’elle jugerait peu susceptible d’atteindre les objectifs recherchés.

 

Ce qui est en train de se mettre en place va dans la bonne direction, mais risque de se réduire à un exercice assez bureaucratique consistant à cocher des cases, sans que le processus ait d’influence véritable sur les politiques nationales. Si la procédure l’emporte sur le fond, il sera difficile pour l’UE de s’opposer à un plan. Or les États membres seront peu incités à modifier leur plan d’action préféré, parce que le montant auquel ils ont droit ne dépend pas vraiment de leur comportement. S’ils cochent les bonnes cases, les meilleurs élèves n’obtiendront pas un sou de plus, et les cancres pas un sou de moins.

 

L’UE est forte lorsqu’elle peut dire non, comme pour la politique de la concurrence. Privée de ce pouvoir, elle aura du mal à faire une différence. La leçon pour la présidente de la Commission, Ursula  von der Leyen, est simple : faute d’instruments efficaces pour promouvoir son programme, elle doit être prête à dire la vérité en face aux États membres, et si nécessaire à déclencher des confrontations politiques. Une voie risquée, peut-être, mais préférable à l’inanité.


Les États face au test de la pandémie

Chronique Terra Nova, 30 novembre 2020

Dès que le coronavirus est apparu comme une menace mondiale, il fut clair que la pandémie mettrait à l’épreuve la solidité, la résilience et la capacité de réponse de chaque société. Il est temps, presqu’un an après, d’évaluer qui a réussi le test et qui a échoué.

Du point de vue de la santé publique, la réponse est claire : l’Asie de l’Est – Australie et Nouvelle Zélande incluses – a réussi haut la main ; pour le reste, les performances de l’Europe sont contrastées, les États-Unis ont gravement trébuché et les pays en développement sont en difficulté.

La chance a joué un rôle de premier plan dans l’inégalité de performance entre pays. L’Italie et l’Espagne ont été durement touchées par la première vague, car le virus alors encore inconnu y a pris racine sans être remarqué, jusqu’à ce que la pandémie n’éclate au grand jour. En revanche, l’Allemagne et la Pologne l’ont vu venir et ont pu prendre des mesures à temps. 

Mais si les gouvernements peuvent imputer à la malchance l’inégalité des taux de mortalité durant la première vague, l’argument ne tient pas pour la seconde. Les dirigeants ne peuvent se soustraire à leur responsabilité dans la propagation continue de la pandémie aux États-Unis ou dans sa résurgence en Europe.

Deux arbitrages dominent les discussions sur la réponse à la crise sanitaire. Le premier, qui oppose répression de la contagion et respect des droits individuels, est difficile à éviter. Le traçage des cas contacts et l’isolement obligatoire sont efficaces mais portent atteinte aux libertés. La Chine se distingue clairement par le peu de cas qu’elle fait de ces dernières, mais les sociétés occidentales individualistes auraient aussi eu du mal à accepter les mesures de traçage intrusives mises en œuvre en Corée ou à Singapour. Qu’on le veuille ou non, il y a un prix à payer pour la liberté et le respect de la vie privée que nous chérissons.

Le second arbitrage n’oblige pas à choisir entre sauver des vies et sauver l’économie. Il porte sur l’alternative entre restreindre aujourd’hui et devoir restreindre demain. Après s’être imposé des mesures sévères de confinement au printemps, les sociétés européennes ont pratiquement mis fin à la distanciation sociale durant l’été. Octobre venu, elles n’ont eu d’autre choix que de serrer la vis. L’Australie a fait un choix différent en intensifiant (modérément) la rigueur des mesures d’endiguement de la contagion tout au long de l’hiver austral. Elle a pu relâcher les contrôles au moment même où l’Europe les renforçait.

Dans une tribune récente, les économistes Philippe Aghion et Patrick Artus ont critiqué l’approche « stop and go » des pays européens et soutenu qu’ils auraient mieux fait de maintenir des mesures de confinement tout au long de l’été[1]. De fait, bien que le second confinement soit beaucoup moins sévère que le premier, il frappe des entreprises et des ménages déjà fragilisés et assombrit l’horizon économique. Avec le recul, il aurait peut-être fallu que les salles de sport et les bars restent fermés durant l’été.

Que ce soit par principe ou par incohérence, les sociétés occidentales ont en définitive fait leur choix et l’Asie de l’Est en a fait un autre. Pour la deuxième fois en moins de 15 ans (la première était la crise financière), nous sommes saisis par le chaos alors que l’Asie prend le large.

Voyons maintenant la réponse économique. Le contraste intéressant oppose ici États-Unis et Europe. L’approche américaine a été de laisser les entreprises licencier leurs salariés (éventuellement avec une promesse de réembauche) mais de mettre en place un soutien budgétaire massif par le biais de réductions d’impôts et de prestations chômage supplémentaires. Les pays européens ont, quant à eux, misé sur des programmes d’activité partielle généralisés financés par les États dans le but de préserver le revenu et le statut des salariés. En revanche leur soutien budgétaire a été moins appuyé (Royaume-Uni mis à part). Le Fonds monétaire international estime ainsi que le déficit budgétaire américain devrait atteindre 19% du PIB en 2020, un niveau sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale et presque deux fois plus élevé que celui de la zone euro[2].

Dans l’ensemble, les États-Unis de Donald Trump ont ainsi fait le choix délibéré de donner priorité à l’économie. Ils ont opté pour moins de protection sanitaire, moins de sauvegarde de l’emploi mais plus de soutien budgétaire. Au contraire, les pays européens ont donné priorité à la santé publique et à la protection sociale. Ils ont couplé des mesures de confinement strict avec un soutien sans limites à la continuité de la relation de travail, sans beaucoup de soutien budgétaire additionnel.

Au printemps, la baisse de la production a été forcément beaucoup plus forte en Europe (à l’exception de l’Allemagne où le confinement a été moins strict). Mais l’augmentation du chômage a été beaucoup plus contenue. Jason Furman de l’Université de Harvard estime qu’aux États-Unis, ce qu’il appelle le « taux de chômage réaliste » est passé de 3,6% avant la crise à 20% en avril[3]. Au contraire, en Europe jusqu’à un quart de la main-d’œuvre a été mis en activité partielle. Seuls les travailleurs intermittents, les temporaires, et les nouveaux arrivants sur le marché du travail ont souffert du chômage. Pour la grande majorité, le filet social a beaucoup mieux fonctionné.

De façon remarquable, la production européenne a fortement rebondi lorsque le confinement a été levé, malgré un soutien budgétaire moins généreux. Au troisième trimestre, le PIB a atteint environ 95% du niveau pré-crise en Allemagne et en France, exactement comme aux États-Unis (il a été plus faible en Espagne, mais en grande partie à cause de l’effondrement du tourisme ; les données pour l’Italie ne sont pas encore disponibles). Les éventuelles cicatrices héritées de la période de confinement n’ont pas empêché l’économie de faire preuve de résilience.

Jusqu’ici, l’Europe ne semble pas payer le prix de sa décision de placer la santé au-dessus de l’économie. Et les États-Unis ne semblent pas bénéficier d’une relance budgétaire plus vigoureuse, car les consommateurs ont réagi à une incertitude sans précédent en accumulant des liquidités dans une proportion, elle aussi, sans précédent. Entre janvier et avril, le taux d’épargne des ménages est passé de 7% à 33% et il demeure encore aujourd’hui bien au-dessus de la normale[4]. L’argent injecté dans l’économie a aidé les pauvres, mais dans l’ensemble, il a alimenté mles dépôts bancaires plutôt que la consommation et la production.

 Le verdict n’est pas encore tombé. Les résultats du deuxième confinement européen ne sont pas encore lisibles. Mais, à ce stade, ce qui émerge du brouillard de la guerre contre le virus, c’est que si l’Europe peut se demander si elle a eu raison de ne pas suivre l’ effort d’endiguement complet de l’Australie, elle n’a aucune raison de regretter de ne pas avoir choisi ce qui peut difficilement être qualifié de « stratégie » américaine.


[1] Philippe Aghion, Patrick Artus, « Covid-19 : la France doit sortir du ‘’stop and go’’ sanitaire pour préserver sa croissance potentielle », Le Monde, 5 novembre 2020.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/05/covid-19-la-france-doit-sortir-du-stop-and-go-sanitaire-pour-preserver-sa-croissance-potentielle_6058536_3232.html

[2] « Fiscal Monitor: Policies for the recovery », IMF, octobre 2020,

 https://www.imf.org/en/Publications/FM/Issues/2020/09/30/october-2020-fiscal-monitor

[3] Jason Furman et Wilson Powell III, « To reduce unemployment further, policymakers must target permanent job losses », Peterson Institute for International Economics, 6 novembre 2020.

 https://www.piie.com/research/piie-charts/reduce-unemployment-further-policymakers-must-target-permanent-job-losses

[4] https://fred.stlouisfed.org/series/PSAVERT


Annuler la dette : un pêché contre la démocratie

Le Un, 25 novembre 2020

Il ne doit y avoir aucun doute sur la politique à suivre : tout doit être fait pour protéger les Français du contrecoup économique de la pandémie et pour éviter un affaissement de notre système productif. Il faudra donc maintenir, sous des formes adaptées, un soutien budgétaire massif, aussi longtemps que la contagion menacera et même au-delà, parce que la crise sanitaire laissera les ménages apeurés et les entreprises affaiblies. Cela va coûter très cher : au moins 500 milliards. Mais viser trop court ou s’arrêter trop tôt coûterait encore plus cher.

Nous pouvons nous le permettre, parce que l’État emprunte à des taux négatifs. L’investisseur qui lui a prêté 1000 euros à 10 ans début novembre devra lui payer chaque année 3,5 euros pour ne récupérer en 2030 que sa mise initiale. La dette est donc aujourd’hui plus qu’indolore. Cette situation exceptionnelle ne tient pas seulement à l’action de la Banque centrale européenne. Elle résulte aussi de l’abondance de l’épargne mondiale, du manque de projets d’investissement prometteurs et de la pénurie d’emprunteurs attractifs. C’est, dans notre malheur, une chance énorme. Dans les conditions financières d’il y a vingt ans, nous n’aurions pas pu répondre à la crise avec la même vigueur.

Dans dix ans en revanche, personne ne sait si les taux d’intérêt seront au même niveau. Il faut espérer que l’inflation avoisinera de nouveau les 2%, que les inégalités auront diminué et avec elles le niveau de l’épargne globale, que l’investissement aura redémarré (la décarbonation accélérée de nos économies va d’ailleurs y contribuer). Si tel est le cas, la facture de la crise se traduira par des charges d’intérêt accrues et potentiellement lourdes lorsque les emprunts contractés en 2020 devront être renouvelés.

Outre-Rhin, on s’y prépare déjà (et même un peu trop vite), au gré d’une logique simple : plus l’État s’engage dans des opérations de sauvetage dans les crises, plus grande doit être son ascèse entre les crises. Puisqu’il doit périodiquement s’endetter (hier pour financer l’unification allemande ou surmonter la crise financière, aujourd’hui pour faire face au choc sanitaire, demain peut-être pour répondre à une urgence écologique), il faut ensuite le désendetter.

En France, nous sommes enclins à une autre lecture : si l’on a su trouver des ressources pour faire face à la crise, entend-on, on en trouvera bien demain pour financer les besoins insatisfaits. Il suffira, dit-on, que la BCE annule d’un trait de plume les créances qu’elle a accumulé sur les États en achetant des obligations publiques. Et le tour sera joué : l’État se sera allégé d’une dette, sans coût pour personne.

Peut-être, si la crise dure, les États se révèleront-ils incapables d’honorer des dettes devenues insoutenables. Peut-être faudra-t-il se résoudre à faire subir une perte à leurs créanciers – c’est-à-dire, principalement, aux épargnants français ou étrangers – en restructurant des dettes, en comprimant les taux d’intérêt ou en organisant une poussée d’inflation. Il est trop tôt pour dire s’il faudra en venir à de telles extrémités. Mais propager la fiction de l’annulation sans pleurs, c’est entretenir un mythe. Quand bien même la BCE annulerait ses créances sur les États, elle n’allégerait en rien leur fardeau. Ils sont ses actionnaires ultimes, et perdraient donc à l’actif ce qu’ils gagneraient au passif.

L’erreur économique est grave. Mais le pêché contre la démocratie l’est encore plus. Comme l’a fameusement dit Mendès-France, gouverner c’est choisir. Faire croire qu’il n’en est rien, c’est faire le lit des démagogues.

 Inégalités : l’enjeu macroéconomique

 Chronique Le Monde, 21 novembre 2020 

Quand on parle inégalités, c’est évidemment d’abord au regard de l’équité. Et quand les enjeux d’efficacité s’invitent dans la discussion, c’est généralement parce que les politiques qui visent une répartition des richesses plus juste se payent souvent d’une perte de potentiel productif. Entre efficacité et équité, il faut alors choisir, et l’arbitrage correspondant fait l’objet d’un débat sans fin entre droite et gauche : la première exagère les coûts économiques de la réduction des inégalités, et la seconde les minimise.

Depuis une vingtaine d’années, d’importants correctifs ont été apportés à cette lecture. En éliminant, par exemple, les discriminations de genre ou d’origine, on résorbe des inégalités tout en améliorant la performance économique. Ainsi, alors que 94 % des médecins et avocats américains de 1960 étaient des hommes blancs, ils n’étaient plus que 60% en 2010, et cette révolution dans l’accès aux professions qualifiées pourrait expliquer un tiers de la croissance du PIB par tête sur la période (Chang-Tai Hsieh et al., The Allocation of Talents and US Economic Growth, Econometrica 87(5), 2019). En bas de la distribution du revenu, il est également admis que l’arbitrage équité-efficacité n’a pas cours : conditions de vie dégradées et pauvreté monétaire éloignent de l’emploi, de la santé et de l’éducation. Y remédier bénéficie à l’économie, notamment via une plus grande mobilité sociale. Assurer l’égalité des chances sur l’ensemble du territoire est une excellente politique de croissance.

S’agissant du haut de l’échelle des richesses, pourtant, la controverse demeure vive. En témoignent deux livres récents. Dans Le Triomphe de l’injustice (Seuil, 2020), Emmanuel Saez et Gabriel Zucman soutiennent qu’un impôt sur la fortune à base large et à taux modéré freinerait la concentration des patrimoines sans nuire à la croissance. Dans Le Pouvoir de la destruction créatrice (Odile Jacob, 2020), Philippe Aghion et ses co-auteurs soulignent quant à eux qu’un développement fondé sur l’innovation et la concurrence promeut la mobilité sociale, et qu’il ne faut pas l’entraver par une fiscalité pénalisante.

À ces discussions bien repérées s’adjoignent cependant aujourd’hui deux nouvelles questions. La première lie inégalités et taux d’intérêt. À l’échelle globale, l’un des problèmes actuels de la macroéconomie est le niveau structurellement trop faible du taux d’intérêt réel à long terme. En résultent des menaces récurrentes de déflation que la politique monétaire a du mal à combattre, car elle butte régulièrement sur l’impossibilité de baisser son taux directeur nettement en-dessous de zéro. C’est le signal d’un excès mondial d’épargne.

Si ce déséquilibre a des causes multiples, il est clair qu’un des facteurs a été le net déplacement du partage du revenu en faveur des ménages aisés et des entreprises. Selon les données les plus récentes de la World Inequality Database décrite la semaine dernière par Thomas Piketty, la part du Top 10% des ménages au sein du revenu national a progressé de 6 points en 25 ans et de 11 points en 50 ans dans les pays du G20 (qui constituent l’essentiel de l’économie mondiale). Le partage entre salaires et profits s’est parallèlement déplacé en faveur des seconds, particulièrement eux États-Unis, en Allemagne et en Chine. Or ménages aisés et entreprises fournissent l’essentiel de l’épargne. Plus leur part dans le revenu augmente, plus celle-ci est excédentaire, et plus l’équilibre macroéconomique est difficile à atteindre.

Il y a donc très probablement un lien direct entre inégalités globales, baisse du taux d’intérêt d’équilibre et tendances à la déflation. Certes, la constellation présente n’est probablement pas éternelle : dans un livre spéculatif mais stimulant, The Great Demographic Reversal (Palgrave, 2020), Charles Goodhart et Manoj Pradhan anticipent qu’après trois décennies marquées par l’irruption de la Chine et le doublement de l’offre de travail mondiale qui en est résulté, les prochaines vont voir la mondialisation ralentir, les pénuries de travail apparaître, les salaires grignoter les profits et l’inflation ressurgir. C’est possible. La réalité d’aujourd’hui reste cependant qu’un peu partout dans le monde, les inégalités au sein des pays sont au plus haut et les taux d’intérêt au plus bas.

La deuxième question est de nature différente : c’est la transition écologique. Dans les trente ans à venir, l’effort de décarbonation de nos économies va être aussi coûteux que nécessaire. Il va falloir changer les systèmes énergétiques, rénover les bâtiments, remplacer des équipements, investir dans des technologies, construire une nouvelle géographie du logement, et tout cela s’imputera sur un pouvoir d’achat déjà entamé par le ralentissement des gains de productivité, la relocalisation des activités stratégiques et le poids accru de l’endettement. Les ménages urbains aisés auront la capacité de s’engager dans un tel parcours. À répartition du revenu inchangée, les ménages suburbains des classes populaires et de la classe moyenne ne l’auront pas – d’autant que cette révolution des modes de vie s’accompagnera d’une dévalorisation de leur patrimoine immobilier. Il faut être lucide : il y a peu de chance que la transition écologique puisse se faire sans effort de compression des inégalités.

Comme la question des taux d’intérêt, celle de la transition écologique appelle un réexamen de la répartition des revenus et des richesses. Ce n’est pas de la sempiternelle reprise d’une controverse sans fin qu’il s’agit, mais de questions pressantes, nouvelles et dont la solution ne se trouve pas sur étagère.  

 Sur le libéralisme économique et social d'Emmanuel Macron

(à propos du sondage IFOP-Fondation Concorde-L'Opinion sur le libéralisme, L'Opinion, 20  novembre 2020)

C’est avec la loi de 2015 qui porte son nom qu’Emmanuel Macron s’est fait connaître des Français. Autocars, ouverture (limitée) des professions réglementées, assouplissement du travail du dimanche, accès facilité au permis de conduire… même si les ambitions initiales du ministre de l’Économie avaient été sensiblement rabotées, le texte associait décloisonnements économiques et opportunités sociales. C’est sans doute pour cela qu’au printemps 2016, le futur candidat à l’élection présidentielle incarnait les idées libérales.

Il eut été intéressant de savoir s’il en allait encore de même au début 2017, face à un François Fillon fortement engagé dans un programme de réduction de la dépense publique, de baisses d’impôts et de privatisations. Le sondage ne le dit pas. Mais à la veille de son élection le candidat Macron, dont le projet associait initiative économique, émancipation individuelle et révision des règles du jeu collectif, cochait toutes les cases du libéralisme, de droite comme de gauche. S’y adjoignait une bonne dose de libéralisme politique et culturel. Les accents européens de sa campagne et l’affrontement de deuxième tour avec une Marine Le Pen qui avait totalement répudié l’héritage poujado-reaganien de son père n’ont fait qu’accentuer ce positionnement : malgré quelques nuances dans le domaine régalien, le Macron de mai 2017 réunissait les libéraux des deux rives de la politique française.     

L’alliance s’est défaite et l’image s’est brouillée. Certes, le sondage conforte le président dans ses choix, puisqu’à la manière de Boucle d’Or, l’opinion le crédite d’être libéral « juste comme il faut ». Mais ni les tenants du libéralisme économique, pour lesquels l’État intervient trop, ni ceux pour lesquels il n’intervient pas assez en matière sociale, ne voient plus en lui le meilleur porte-voix de leurs idées.   

Que s’est-il passé ? Pour partie, l’époque a effacé le projet. Le durcissement du climat international, la crise sanitaire et la bataille sur la laïcité ont remis l’État au centre du jeu. Ce n’est pas au moment où l’accent est mis sur la souveraineté et où la puissance publique assume la fonction d’assureur en dernier ressort des entreprises et des ménages que peut s’épanouir une entreprise libérale. Pour partie, la cohérence s‘est dissipée : entre le politique et l’économique, comme entre l’économique et le social, un hiatus s’est creusé. Les baisses d’impôts ont pris corps sans délai, mais le projet émancipateur tarde à se matérialiser et la redéfinition des règles du jeu collectif reste dans les limbes. Pour partie, les événements ont pris le commandement. Après une période réformatrice jalonnée par des initiatives réelles sur l’école, la négociation sociale et la formation professionnelle, la séquence hiver 2018-hiver 2019 a été dominée par la révolte des gilets jaunes et la contestation de la réforme des retraites. Elle laissera le souvenir d’un maelstrom social privé de conclusion par la crise sanitaire. Mais pour partie aussi, des points aveugles sont apparus. C’est bien sûr le cas de la transformation écologique, qui ne faisait pas partie de la matrice initiale et dont le projet présidentiel sous-estimait la portée. C’est plus largement aussi celui des régulations collectives, sujet essentiel sur lequel le projet restait hésitant.

Aussi brutaux qu’aient été les événements, l’interrogation demeure : le projet était-il cohérent, répondait-il aux attentes et aux besoins du pays ? Et y répond-il encore, dans un contexte durablement transformé ? Comme toujours, le choc de la réalité a révélé des faiblesses doctrinales et programmatiques. En 2022, une offre politique d’inspiration libérale ne trouvera sa place que si elle les prend de front. Il ne s’agit pas seulement de mâtiner libre concurrence et politique industrielle, promotion des entreprises et politique sociale, développement économique et transition écologique, ou normes collectives et libertés individuelles. Il s’agit, dans toutes ses dimensions, de faire mentir le fameux aphorisme de Mme Thatcher : There is no such thing as a society. Vaste programme, aurait dit de Gaulle. 

Interview L'Opinion, 30 octobre 2020

Comment redonner confiance -le carburant de l’économie- quand la situation sanitaire inspire autant de craintes ?

Il n’y a pas de recette miracle. Avec ce choc, on peut craindre une érosion générale de la confiance. À l’égard de l’exécutif, elle a été entamée par les ratés sur les masques, les tests, l’application StopCovid. Pour répondre à cette défiance, il faut être aussi transparent que possible sur la situation, les choix possibles, leurs conséquence. Il faut dire ce que l’on sait, pas plus. Hier soir d’ailleurs (le 28 octobre), le président de la République n’était pas dans l’emphase, ni dans les grands projets, il a parlé de manière concrète, précise, il a reconnu l’incertitude dans la durée. Mais on doit faire plus, par exemple améliorer l’information. Les bulletins de Santé publique France délivrent des données brutes de manière brouillonne, alors qu’il faudrait les pondérer et les nettoyer pour en tirer des indicateurs pertinents.

Le plan de relance est-il toujours pertinent ?

La priorité doit aujourd’hui aller au soutien des entreprises et des ménages les plus fragiles. Il faut refaire, en l’adaptant, ce que l’on a fait ce printemps. Notre économie a montré une bonne résilience, avec la reprise de l’été. Maintenant, il est nécessaire de cibler les politiques sur les victimes de ce nouveau choc : d’abord la minorité des ménages qui n’a plus ni revenu ni épargne, et se trouve en détresse. Les indépendants, les CDD, les intérimaires sont dans une situation très tendue. Et il faut ensuite soutenir les entreprises les plus fragilisées par cette seconde lame, en prenant en charge de manière ciblée leurs coûts fixes, comme les loyers ou les achats. Les Allemands l’avaient fait dès ce printemps. Ces problèmes sont encore d’étendue limitée : en général les entreprises ont toujours du cash, grâce aux prêts garantis par l’Etat. Plus tard cependant, elles pourront se trouver en situation d’insolvabilité et il faudra restructurer leurs dettes et réinjecter des fonds propres. Il faut préparer les outils.  

Le volet compétitivité du plan de relance, avec notamment la baisse des impôts de production est-il pertinent ?

Le gouvernement a présenté son plan et celui de l’Europe comme d’inspiration keynésienne et d’application immédiate. En réalité, ils ont été conçus comme des actions de moyen terme. Au mieux, 10% du plan européen arrivera en 2021. Mais l’un et l’autre se justifient face au risque d’affaissement de l’économie française. L’Asie de l’Est est complètement épargnée par la crise. Elle progresse en termes d’innovations et de productivité. En Europe, l’Allemagne s’en tire mieux que la France ou les pays du Sud.  La vulnérabilité de l’industrie française s’est accrue : le volet compétitivité reste pertinent pour demain.

Et le « quoiqu’il en coûte » ?

D’abord, ce nouveau confinement entend limiter les dégâts économiques en laissant les écoles ouvertes, même si ce n’est pas la seule motivation au maintien de leur fonctionnement. Désormais, on sait mieux préserver la santé au travail, les protocoles sanitaires sont au point, on organise mieux le télétravail. En avril, l’activité a chuté de 30%. Cette fois, la récession sera nettement moins forte. Le « Quoiqu’il en coûte » reviendra moins cher, car moins de salariés seront en chômage partiel. Mais il ne faut pas se cacher qu’il y aura un sujet de finances publiques. On pensait ajouter 20 points de PIB à la dette publique. Ce sera davantage. La bonne nouvelle est que les outils européens sont en place, tant du côté de la Banque centrale européenne que du plan budgétaire, qui doit toutefois être voté. Il faut donc continuer le soutien à l’économie aussi longtemps que nécessaire.

 Sommes-nous condamnés au triptyque confinement, déconfinement, reconfinement ?

Ce que nous vivons actuellement ne devrait pas durer au-delà de l’été 2021. Nous faisons des progrès dans le traitement, la mortalité a baissé, sauf aux âges très élevés. Les tests antigéniques vont se mettre en place, des vaccins vont finir par arriver. Cependant la récurrence d’événements extrêmes est plus forte qu’on ne le croyait. Avec la crise financière de 2008, c’est la seconde fois, en peu de temps, que se produisent des phénomènes habituellement séculaires. A cela pourraient s’ajouter des sujets climatiques ou d’autres sujets sanitaires.

Comment mieux prendre en compte ces événements récurrents ?

Il faut une appréhension du risque différente, et donc une politique plus réactive que ce qu’on a fait depuis des décennies. Aujourd’hui, il faut maintenir le quoiqu’il en coûte, continuer de suspendre le Pacte de stabilité est validée tant que l’activité n’est pas revenue à son niveau de 2019. C’est ce que j’appelle une stratégie contingente. Les élections allemandes, en septembre 2021, présentent un risque : les partis veulent que le budget de 2022 soit établi sur la base de l’habituelle règle allemande, un déficit structurel de 0,35% du PIB. Je ne pense pas que cette idée soit maintenue, vu le nouveau contexte, mais il faut rester vigilant. A l’inverse, il faudra demain savoir réduire fortement le montant de la dette pour s’armer en prévision de la prochaine crise. Ce dont nous n’avons pas l’habitude en France. Ce choc, il faudra bien le payer. Comment le faire, hausse des impôts ou baisse des dépenses, ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui mais ce sera l’un des enjeux de la présidentielle de 2022.

Quels sont les changements majeurs induits dans notre société ?

Les phénomènes de fragilité sociale, psychologique m’inquiètent le plus.  La désocialisation, la solitude absolue sont renforcés et vont faire des victimes. Il faut être très attentif à cela. Quant aux mutations économiques, il y a deux écoles : ceux qui tablent sur des changements durables et en profondeur, et ceux qui pensent que la crise est une parenthèse et que l’envie de se comporter comme avant reviendra vite. Il y a forcément un peu des deux.

Les prévisions économiques ont-elles toujours un sens ?

Pas les prévisions habituelles. Mais notre service public de la statistique, l’Insee et la Dares, a réinventé l’analyse en temps réel. Dès mars, l’Insee a chiffré la chute d’activité quand beaucoup de ses homologues européens ne le faisaient pas. Ils ont pris le risque de regarder les choses autrement, par exemple à travers la consommation d’électricité, les données bancaires, celles de Google. Il y a aussi une évolution de l’analyse : on raisonne différemment sur l’offre et la demande, sur l’interaction entre l’économique et le sanitaire. En économie, cette crise est l’occasion de grands progrès conceptuels et méthodologiques.

La mondialisation est à rebâtir, pas seulement à réparer

Chronique Terra Nova, 29 octobre 2020

Un second mandat de Donald Trump achèverait certainement de démolir le système économique international de l’après-Seconde guerre mondiale. Son unilatéralisme agressif, ses initiatives commerciales chaotiques, son mépris pour la coopération multilatérale et son dédain pour les biens communs globaux finiraient de mettre à bas le réseau de règles et d’institutions qui sous-tend la mondialisation. Mais une victoire de Biden permettrait-elle de réparer ce système ? Et si oui, pour quelle réparation ? C’est une question à laquelle il est beaucoup plus difficile de répondre. 

Le désir de balayer l’héritage de Trump ne fera défaut ni aux États-Unis ni dans le reste du monde. Mais une simple tentative de restaurer le statu quo ne permettra pas de relever les principaux défis de la gouvernance mondial,e dont certains sont d’ailleurs à l’origine de l’élection de Trump. Comme le note Adam Posen, du Peterson Institute, ce n’est pas de réparation, mais de reconstruction qu’il faut parler[1]. Celle-ci doit commencer par l’identification des problèmes auxquels le système international doit faire face.

La première priorité est d’orienter ce système vers les biens communs. La préservation des communs globaux comme le climat ou la biodiversité n’était bien naturellement pas identifiée comme un enjeu d’importance lors de la conception de l’architecture économique de l’après-1945, et (de manière plus discutable cette fois) elle est restée une priorité secondaire lors de sa rénovation partielle, dans l’après-Guerre froide. Au lieu de porter l’attention sur les liens invisibles qui nous rattachent à un destin commun, l’accent a été mis sur les liens visibles nés des échanges de biens et de capitaux. Les règles et institutions qui régissent les premiers demeurent sensiblement plus faibles que celles qui régulent les seconds.

L’intention affichée par Biden de rejoindre inconditionnellement l’accord de Paris sur le changement climatique est bienvenue, mais elle ne constituera pas, à elle seule, un programme ambitieux et applicable. Le grand nombre des acteurs et la forte tentation de reporter de l’initiative sur les épaules des autres rendent la préservation des communs globaux notoirement difficile. Même pour la santé, les solutions trouvées jusqu’ici ne sont pas à la hauteur du défi.

L’action climatique est cruciale. En l’absence d’un improbable consensus global, elle va devoir s’appuyer sur une coalition dont les membres convergent vers des objectifs concrets et sur des mécanismes d’ajustement aux frontières applicables aux échanges avec les pays tiers. La mise en œuvre sera semée d’embûches. Pour qu’elle fonctionne, il faudra s’accorder sur les mesures commerciales jugées acceptables et celles qui relèvent au contraire d’un protectionnisme déguisé : la barre est haute. L’Europe est ici sur la ligne de front, puisqu’elle a déjà exprimé son intention d’introduire un ajustement aux frontières[2]. C’est une responsabilité majeure.

La deuxième priorité est de rendre le système économique global aussi résilient que possible face aux rivalités. Quel que soit le vainqueur des élections du 3 novembre, l’affrontement des puissances entre la Chine et les Etats-Unis continuera de dominer les relations internationales. L’analogie avec la Guerre froide qui vient à l’esprit est cependant trompeuse, car les protagonistes d’aujourd’hui sont l’un pour l’autre des partenaires économiques essentiels. Alors que la part de l’Union soviétique dans les importations américaines n’a jamais excédé une fraction de point de pourcentage, la Chine en représente actuellement 18%. Les partisans inconditionnels du découplage présentent, à tort, le développement chinois comme une menace pour la sécurité nationale américaine et veulent mettre fin à cette interdépendance dans le but de stopper la croissance chinoise. Mais comme le dit Nicholas Lardy, du Peterson Institute, un découplage général d’avec la Chine induirait des coûts élevés pour des bénéfices minimes[3].

La question, dès lors, est de savoir comment à la fois reconnaître la réalité des tensions géopolitiques et contenir leur interférence dans les relations économiques globales. La référence ici n’est pas la Guerre froide mais la rivalité entre Royaume-Uni et Allemagne d’avant 1914, dans le contexte de la première mondialisation. L’argument avancé à l’époque, selon lequel les liens économiques rendaient la guerre impensable, s’est révélé erroné[4]. Mais aussi longtemps que les États s’abstiendront de mener une véritable guerre, un régime multilatéral fort pourra les aider à réprimer leurs tentations de la mener par d’autres moyens.

L’Europe est ici au tout premier rang des témoins. Elle risque de subir les dommages collatéraux de la lutte entre les deux géants. L’un comme l’autre se sont déjà livrés à des manœuvres d’intimidation à son endroit. Mais l’UE n’est pas impuissante. Elle doit et peut défendre un ordre international fondé sur des règles et mener la lutte contre la militarisation des relations économiques internationales[5]. Comme indiqué dans un récent rapport du think tank ECFR, il faut déjà qu’elle commence à se mettre en état de résister à la coercition économique[6].

La troisième priorité est un système économique mondial plus protecteur des travailleurs et des citoyens. Les doutes quant à la mondialisation n’ont fait qu’augmenter avec le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine, la montée des inégalités et la prise de conscience que, dans une situation de crise sanitaire, des économies avancées pouvaient avoir du mal à se procurer de simples masques et des médicaments d’usage courant[7]. Les citoyens et les travailleurs veulent un système économique plus protecteur. Les gouvernants en ont pris bonne note et veulent montrer qu’ils se soucient d’eux. La question est de savoir comment.

La première réponse devrait relever des politiques internes : de l’éducation et la formation à la revitalisation des territoires et à la redistribution, les gouvernements peuvent faire beaucoup, mais ont négligé de le faire pendant l’âge d’or de la mondialisation libérale. Il est temps maintenant de changer de politiques.

L’expérience a montré, cependant, que peu de gouvernements nationaux élaborent une réponse complète s’ils ne sont pas appuyés par l’environnement global. Réduire l’évasion fiscale des multinationales et la concurrence réglementaire agressive ne sont pas des tâches que les nations peuvent accomplir seules. Il faut reconnaître que la soutenabilité de l’ouverture économique dépend de l’équité dans la répartition de ses avantages. Et, comme l’a soutenu depuis longtemps Dani Rodrik, le système mondial devrait à la fois promouvoir l’ouverture et faire place à l’adaptation nationale[8].

Chacun des trois objectifs (prendre soin des biens communs mondiaux, contenir la militarisation des relations économiques et rendre le système plus protecteur) est un défi. S’attaquer simultanément aux trois a tout d’une mission impossible. Jamais dans l’histoire des empires rivaux n’ont été contraints de coopérer pour faire face à des menaces communes d’une ampleur comparable. Il n’est pas difficile d’anticiper comment des objectifs louables (éviter les fuites de carbone, renforcer ce que l’Europe appelle désormais « l’autonomie stratégique ») peuvent être utilisés comme prétextes au protectionnisme le plus obtus. Et comment éviter une rupture économique mondiale si la Chine est à la fois perçue comme une menace pour la sécurité nationale, un pollueur sans scrupule et un démolisseur des droits sociaux ? Les années à venir vont mettre à rude épreuve les capacités de leadership de nos dirigeants.

[1] Voir Adam Posen, “Rebuilding the Global Economy”, octobre 2020. https://www.piie.com/microsites/rebuilding-global-economy[2] Voir la Communication de la Commission du 11 décembre 2019 sur le European Green Deal.[3] Nicholas R. Lardy, « Priorities for 2021 Economics Talks With China », Peterson Institute for International Economics, Octobre 2020.https://www.piie.com/sites/default/files/documents/lardy-2020-10-rtge-memo.pdf[4] Voir Norman Angell, The Great Illusion. A Study of the Relation of Military Power to National Advantage, G.P. Putnam's Sons, 2012.[5] Voir Henry Farrell et Abraham Newman, “Weaponized Interdependence: How Global Economic Networks Shape State Coercion”, International Security vol. 44 n°1, été 2019.[6] Jonathan Hackenbroich with Janka Oertel, Philipp Sandner, and Pawel Zerka, « Defending Europe’s Economic Sovereignty: new ways to resist economic coercion », Policy Brief, October 2020https://ecfr.eu/publication/defending_europe_economic_sovereignty_new_ways_to_resist_economic_coercion/[7] Voir le Globalization Survey de YouGov, août 2020 (https://ged-project.de/globalization/7-findings-from-our-new-2020-globalization-survey/) et, plus récent, le sondage Fractures françaises IPSOS/Jean Jaurès/CEVIPOF, septembre 2020 (https://jean-jaures.org/nos-productions/fractures-francaises-2020-cinq-enseignements-pour-les-entreprises)[8] Dani Rodrik, Straight Talk on Trade: Ideas for a Sane World Economy, Princeton University Press, 2017.  

Plaidoyer pour l'écolo-productivisme 

Chronique Le Monde, 17 octobre 2020

Qualifier d’Amish les opposants à la 5G, comme l’a fait Emmanuel Macron, n’était ni judicieux ni habile. Questionner les innovations techniques est en effet légitime, aussi prometteuses qu’elles paraissent. Mais la saillie présidentielle a eu le mérite de poser la question des voies de la transition écologique : sortirons-nous d’un modèle de développement insoutenable avec, ou contre l’innovation et la Tech ? avec, ou contre la croissance ? Débat urgent, fondamental, et terriblement mal posé.

La pensée écologiste s’est construite contre la croissance et contre le capitalisme. C’est d’abord autour d’une opposition à la frénésie quantitative des Trente Glorieuses que se sont unis des militants venus d’horizons intellectuels et politiques hétéroclites. Très vite, cependant, cette opposition s’est doublée d’une hostilité au capitalisme, avec l’émergence d’une écologie politique.

En France, l’acte de naissance de cette dernière est sans doute un texte acéré et prescient publié en 1974 par André Gorz. Dans cet article (Leur écologie et la nôtre, republié par Le Monde Diplomatique en avril 2010), Gorz avertissait que le capitalisme intégrerait la contrainte écologique comme il a intégré toutes les autres, et qu’il transformerait les consommations polluantes en biens de luxe. C’est contre cette logique inégalitaire qu’il appelait à s’élever parce que, concluait-il, « nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il n’y a pas de pauvres ».

Près de cinquante ans plus tard, défiance à l’égard du capitalisme et aversion à l’égard de la croissance persistent. Chaque épisode de greenwashing – il n’en manque pas – et chaque arbitrage gouvernemental en faveur de telle ou telle catégorie de producteurs – ils sont légion – renforce la conviction de ceux dont la priorité est l’avenir de la planète : décidément, ce n’est pas comme cela qu’on va en sortir.

Et pourtant, on ne répondra à l’urgence climatique qu’en y enrôlant le capitalisme ; et on ne la rendra socialement tolérable qu’en misant sur la productivité – c’est-à-dire sur la croissance.

Commençons par le capitalisme. Il est aujourd’hui divisé entre deux fractions, brune et verte, dont les intérêts divergent de plus en plus. D’un côté, on trouve les entreprises qui, comme Exxon, veulent perpétuer l’existant ; de l’autre celles, comme Tesla, qui misent sur sa transformation. Comme jadis avec la lutte entre intérêts agraires et industriels, l’issue de l’affrontement entre ces deux capitalismes va définir notre avenir.   

C’est en impliquant les grandes entreprises, aux côtés des villes et des ONG, qu’on a réussi en 2015 à conclure l’Accord de Paris sur le climat. C’est en mettant les investisseurs en garde contre le risque de se retrouver avec des actifs carbonés sans valeur qu’on a commencé à faire bouger la finance. C’est en faisant appel à la puissance d’innovation de l’économie privée qu’on a des chances de mobiliser des moyens à la hauteur du problème et de développer des technologies qui n’existent pas encore. Gorz avait vu juste : laissé à lui-même, le capitalisme massacre l’environnement. Adéquatement canalisé, il intègre la contrainte environnementale et en fait un ressort de développement. Quoi qu’on pense de ce mode de production, l’urgence commande aujourd’hui de faire avec lui.

La croissance, quant à elle, a cessé de séduire. Elle divise même aujourd’hui après avoir, des décennies durant, rassemblé les adversaires sociaux autour d’une même aspiration à la prospérité. De plus en plus nombreux sont ceux n’y voient plus qu’une survivance.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce serait faire prendre un grand risque à la lutte pour le climat que de vouloir mettre la machine croissance à l’arrêt. L’objectif en discussion en Europe est de réduire nos émissions de gaz à effet de serre de quelque 40% en dix ans. Cet effort énorme va nécessiter de mettre au rebut une partie du stock d’équipements en place (les véhicules thermiques et les machines qui les fabriquent, par exemple) pour le remplacer par des équipements climatiquement performants. Et parallèlement il va demander de dépenser massivement pour rénover les bâtiments afin qu’ils rendent essentiellement le même service, mais en émettant considérablement moins. Par quelque bout qu’on prenne le problème, une conclusion s’impose : cette transition va nous demander d’investir plus pour produire la même chose. En d’autres termes elle va, temporairement au moins nous appauvrir, du moins en comparaison du scenario où nous aurions continué à émettre et à consommer jusqu’à ce que les catastrophes nous en empêchent.

Même si, en raison de la hausse attendue de l’investissement, ce choc ne se lit pas dans les chiffres de PIB des scénarios macroéconomiques (comme par exemple celui que vient de produire le FMI, voir World Economic Outlook, octobre 2020), il va peser sur la consommation des ménages. Il pèsera sans doute aussi sur leur revenu, sauf dans le cas improbable où ils financent le supplément d’investissement par leur propre épargne. Pour éviter que les classes populaires en subissent les conséquences, il faudra certainement déplacer en leur faveur la répartition du revenu, et amener les riches à plus de sobriété. Mais cela ne suffira pas. Sauf à risquer une fronde sociale il faudra, parallèlement, soutenir le pouvoir d’achat en stimulant la productivité. De ce point de vue la croissance ne sera pas l’adversaire, mais l’alliée de la transition écologique. Il est temps de s’en rendre compte.    

Pour les écologistes, il n’y a pas de mot plus obscène que le productivisme. Et pourtant ce qu’il leur revient de faire s’ils veulent nous sauver du désastre, c’est d’inventer l’écolo-productivisme.

Relance européenne : le grand pari

 Chronique Terra Nova, 29 septembre 2020

En juillet, les dirigeants européens se sont mis d’accord pour emprunter 750 milliards d’euros et ainsi financer 390 milliards de transferts et 360 milliards de prêts aux États membres, en vue de les aider à se relever de la commotion économique induite par la pandémie. Ce programme de relance, appelé Next Generation EU, a été salué à juste titre comme une avancée majeure : l’Union n’avait jamais emprunté pour financer des dépenses, encore moins pour opérer des transferts vers les États.

Ce programme, et en particulier la Facilité pour la reprise et la résilience, qui distribuera l’essentiel des fonds, représente un véritable pari. Si le plan est un succès, il ouvrira la voie à de nouvelles initiatives, peut-être même à une union budgétaire qui complètera l’union monétaire mise en place il y a vingt ans. Mais si les objectifs ne sont pas atteints, et si le clientélisme politique prend le pas sur les nécessités économiques, les aspirations fédérales seront douchées pour une génération au moins.

La première interrogation concerne l’ampleur du programme. Pour impressionnant que soit un montant de 390 milliards, cela ne représente que moins de 3% du PIB européen, à débourser sur une période de plusieurs années. Jason Furman, l’ancien président des conseillers économiques de Barack Obama, a calculé que la réponse du gouvernement américain à la crise financière de 2008 avait mobilisé 1600 milliards de dollars, soit environ 10% du PIB[1] : trois à quatre fois plus, en réponse à un choc économique bien plus faible.

Dans l’ensemble, par conséquent, la responsabilité de corriger les effets dévastateurs du choc de l’épidémie continue de relever des États nationaux. D’ailleurs, l’effort budgétaire d’ores et déjà consenti par les principaux membres de l’UE représente 7 à 12% de leur PIB – et d’autres dépenses conséquentes ont déjà été annoncées[2].

Néanmoins, les transferts européens pourraient avoir un effet déterminant dans certains pays qui n’avaient pas fini de se remettre de la crise des dettes souveraines lorsque la Covid est arrivée. Les transferts nets des contributions futures au remboursement de la dette pourraient représenter 4% du PIB pour l’Espagne, 5% pour le Portugal et 8% pour la Grèce, d’après les calculs de la Banque centrale européenne[3].   C’est nettement plus que les 2.6% du PIB octroyés par les Etats-Unis à l’Europe dans le cadre du Plan Marshall après la Seconde guerre mondiale[4]. Investies de manière judicieuse, ces sommes pourraient changer le destin économique des pays qui en bénéficieront.

Le défi suivant est celui du rythme. Au printemps dernier, les économies européennes ont plongé. Elles sont en train de repartir mais elles tournent toujours à quelque 95% de leurs capacités[5]. Avec la nouvelle vague de l’épidémie et l’augmentation du chômage, l’enjeu immédiat est de savoir si le mouvement de rétablissement des économies va se poursuivre ou marquer le pas.

Si la reprise économique européenne devait fléchir, un cercle vicieux d’épargne de précaution et d’anticipations négatives s’enclencherait, avec le risque d’une rechute dans la récession. La stratégie adaptée est donc de rendre le soutien budgétaire contingent au rythme du rétablissement économique. Pour cela, les fonds devraient être disponibles dès maintenant et être décaissés rapidement si que le besoin s’en fait sentir.

Mais ne nous trompons pas : le plan de soutien européen viendra dans un deuxième temps. Avant que les fonds puissent être décaissés, l’Union va devoir trouver un accord sur les priorités, les procédures et les conditionnalités, ce qui, inévitablement, prendra du temps. Moins de 10% des 390 milliards seront décaissés en 2021, et 15% en 2022, d’après la BCE[6]. Dans l’état actuel des choses, par conséquent, la responsabilité de soutenir l’activité continue d’appartenir aux États. Même en 2022, il sera trop tôt pour passer le relais à l’UE et replier l’effort national de stimulation budgétaire. Il faut résister à la tentation de consolidation budgétaire précoce.

Plutôt que de miser sur une relance keynésienne par la demande, l’objectif du programme européen « Nouvelle Génération » est en réalité structurel : son but est d’engager un nouveau cycle de développement. Le projet vise à renforcer la résilience économique, à soutenir la transition vers une économie décarbonée, à accélérer la transition numérique et à amortir les effets sociaux et territoriaux de la crise sanitaire. Ce qui nous amène à la troisième question : celle de savoir non pas quand l’argent européen arrivera en Europe du Sud, mais s’il permettra de porter remède aux handicaps traditionnels de ces pays, comme la faiblesse de la productivité, le chômage structurel, les inégalités et la dépendance aux technologies intensives en carbone.

L’Union européenne est claire sur ce point et la Commission a précisé récemment le type d’investissement et de programme de réforme que les Etats membres devront présenter pour accéder au fonds de soutien[7]. Bien qu’il revienne aux gouvernements nationaux d’initier les programmes, ceux-ci devront revoir leur copie si l’Union juge que les projets sont trop vagues ou trop légers pour être efficaces. Ceci pourrait se révéler politiquement explosif dans des pays comme l’Italie dont le chef du gouvernement, Giuseppe Conte, a lutté jour et nuit lors du sommet de juillet contre les efforts des pays du Nord pour imposer, en contrepartie des aides financières, une série de réformes prédéfinies.

Le compromis trouvé est raisonnable mais fragile[8]. Les plans des Etats membres seront notés en fonction de leur apport à des objectifs déterminés comme la croissance, la création d’emplois et la résilience, tandis que les déboursements seront conditionnés à la capacité des États récipiendaires à atteindre des cibles et objectifs intermédiaires.  Cet arrangement évite aussi bien la conditionnalité politique (« réformez d’abord votre système de retraite, nous discuterons ensuite ») que le blanc-seing (« voici l’argent, merci de nous indiquer comment vous allez le dépenser »). Il s’agit plutôt de mettre en place un contrat au gré duquel l’apport européen vise à concourir à une série d’objectifs, et où l’Union vérifie donc que les conditions requises pour atteindre ces objectifs sont bien en place.

D’intenses controverses sont cependant à prévoir si la Commission fait son travail, rejette les programmes inefficaces et retarde les déboursements si les objectifs intermédiaires ne sont pas atteints. Le risque est que les procédures débouchent sur des disputes bureaucratiques indéchiffrables pour le grand public, mais facilement exploitables par les populistes.

Pour éviter de tomber dans ce piège, l’Union européenne va devoir trouver le bon équilibre entre l’indulgence et l’ingérence. Pour chaque programme, elle va devoir définir des objectifs et des critères simples, bien définis et presque indiscutables. Elle devra être prête à rester ferme sur ces bases. Elle devra également suivre de près l’acheminement des fonds et tirer rapidement le signal d’alarme en cas de détournement. Comme l’a écrit Guntram Wolff, du think tank Bruegel, des phénomènes de corruption seraient mortels pour les grandes ambitions européennes[9].

Thomas Edison a dit un jour que le génie consistait en 1% d’inspiration et 99% de transpiration. Le moment d’inspiration a été le sommet européen de juillet. Maintenant, il va falloir transpirer. Pour la bonne cause.

[1] Jason Furman, « Responding to the Global financial Crisis. What We Did and Why We Did It. The Fiscal Response to the Great Recession: Steps Taken, Paths Rejected, and Lessons for Next Time », Brookings, September 11–12, 2018.

https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2018/08/12-Fiscal-Policy-Prelim-Disc-Draft-2018.09.11.pdf

[2] Perspectives économiques de l'OCDE, Rapport intermédiaire, septembre 2020.

https://www.oecd-ilibrary.org/fr/economics/perspectives-economiques-de-l-ocde/volume-2020/issue-1_773ea84a-fr

[3] Alessandro Giovannini, Sebastian Hauptmeier, Nadine Leiner-Killinger et Vilém Valenta, « The fiscal implications of the EU’s recovery package », ECB Economic Bulletin, issue 6/2020. https://www.ecb.europa.eu/pub/economic-bulletin/focus/2020/html/ecb.ebbox202006_08~7f90a18630.en.html

[4] Voir Benn Steil, Le Plan Marshall, Les Belles Lettres 2020.

[5] Perspectives économiques de l'OCDE, Rapport intermédiaire, septembre 2020.

https://www.oecd-ilibrary.org/fr/economics/perspectives-economiques-de-l-ocde/volume-2020/issue-1_773ea84a-fr

[6] Alessandro Giovannini, Sebastian Hauptmeier, Nadine Leiner-Killinger et Vilém Valenta, « The fiscal implications of the EU’s recovery package », ECB Economic Bulletin, issue 6/2020. https://www.ecb.europa.eu/pub/economic-bulletin/focus/2020/html/ecb.ebbox202006_08~7f90a18630.en.html

[7] https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/3_en_document_travail_service_part1_v3_en.pdf

[8] https://www.consilium.europa.eu/media/45109/210720-euco-final-conclusions-en.pdf

[9] https://www.bruegel.org/2020/09/without-good-governance-the-eu-borrowing-mechanism-to-boost-the-recovery-could-fail/

Les paris des 100 milliards

Chronique Le Monde, 5 septembre

Personne n’imaginait il y a six mois que l’État puisse engager 100 milliards dans un programme de relance. De l’annonce qui vient d’être faite, c’est d’abord cet effort massif qu’il faut retenir : de l’ordre de quatre points de PIB, en principe sur deux ans. Le plan est à la mesure de la commotion subie par l’économie. Il est, aussi, crédible, parce qu’il s’agit essentiellement de dépenses publiques et de baisses d’impôts pérennes, financées l’une et l’autre par endettement, pas d’un de ces affichages associant recyclage de lignes budgétaires existantes et enveloppe de prêts à des conditions voisines de celles du marché. Comme au printemps, avec la réponse économique d’urgence au choc sanitaire, le calibrage est bon.

Ce plan néanmoins reflète des choix, et ceux-ci méritent discussion. Le plus saillant est à l’évidence celui de l’investissement. Sur les 100 milliards, de l’ordre de 55 lui sont directement consacrés, auxquels il faut ajouter les 20 milliards de baisse des impôts de production et les 3 milliards pour les fonds propres des entreprises, dont la finalité est la même. À l’évidence, l’exécutif est habité par une double conviction : que cette crise doit être l’occasion d’engager le pays dans la transition écologique ; et qu’il faut immédiatement contrer la menace d’un affaissement économique et industriel persistant. Ces deux priorités se conjuguent d’ailleurs l’une avec l’autre à travers le choix de soutenir la décarbonisation des sites industriels et le développement des technologies vertes.

Sur ces deux points, le gouvernement a raison. En France comme ailleurs, l’irruption pandémique a été un révélateur des vulnérabilités de l’anthropocène. Elle a précipité la prise de conscience de ce que l’urgence climatique appelle un changement de trajectoire. Parallèlement, le choc a mis à jour la fragilité d’une économie nationale en voie de marginalisation sur ses points forts d’hier, comme l’automobile ou la pharmacie, et brutalement privée de perspectives dans des domaines d’excellence comme l’aéronautique ou le tourisme. Le risque d’une contraction de notre potentiel économique l’emporte sur celui d’un endettement public excessif.

À certains égards, le plan de relance apparaît d’ailleurs court. Trois milliards pour renforcer les fonds propres des PME, c’est peu, car les entreprises ont subi un choc très violent : selon l’Insee, leurs profits (l’excédent brut d’exploitation) ont chuté de 43 milliards au deuxième trimestre, et en dépit de coupes claires dans les investissements, leur besoin de financement a augmenté de 27 milliards. Bien sûr, elles ont largement fait usage des prêts garantis par l’État, ce qui leur a permis d’améliorer leur trésorerie. Mais si les problèmes de liquidité ont été ainsi traités, les problèmes de solvabilité demeurent. Une litanie de faillites va émailler les mois à venir, avec une amplification probable au printemps, à l’échéance du prêt garanti. Pour indemniser les PME des coûts fixes encourus pendant le confinement, l’Allemagne a prévu 25 milliards. Certes, il est possible de faire à moins, en faisant participer les créanciers bancaires au sauvetage des entreprises viables, mais l’ampleur du sujet ne doit pas être sous-estimée.

Le choix de privilégier l’investissement a cependant une contrepartie : le plan ne va pouvoir être déployé que graduellement. Sur les 100 milliards, une vingtaine seulement vont avoir un impact rapide sur la demande. Le reste n’arrivera que lorsque les projets auront été mis au point, les dossiers instruits, les autorisations obtenues, les procédures achevées. Le dilemme est bien connu, il s’était déjà posé en 2009 : agir vite, c’est généralement se borner à maintenir l’existant ; appuyer les mutations structurelles, c’est prendre le risque d’arriver trop tard. Il est d’autant plus aigu que se combinent soutien national et européen : on sait que l’Union est lente (souvent pour de bonnes raisons), et que 10% seulement des 40 milliards du plan européen seront décaissés en 2021. Quant à l’accélération de la rénovation thermique des bâtiments, elle va certainement buter sur la rareté des compétences.

Or les prochains mois vont être cruciaux. De mai à juillet, la dynamique de reprise a été forte. En août, elle a commencé à donner des signes d’essoufflement. À l’automne, la dégradation des conditions sanitaires, l’inévitable montée du chômage, les plans sociaux vont susciter l’inquiétude et peser sur la consommation. Certes, les ménages ont accumulé pendant le confinement une épargne excédentaire très abondante, à peine entamée durant l’été. Mais ils ne tireront dessus que s’ils sont suffisamment confiants quant à leurs perspectives d’emploi et de revenu.

On comprend bien que la France ne consacre pas, comme l’Allemagne, une trentaine de milliards à soutenir la consommation des ménages par une hausse générale des prestations ou une baisse de TVA. Elle en a moins besoin et en a moins les moyens. Mais dans un contexte d’extrême incertitude, le gouvernement devrait envisager une réponse contingente : non seulement s’engager sur un objectif, comme il l’a fait en fixant à 2022 le retour au niveau d’activité d’avant crise, mais annoncer très explicitement qu’il y allouera s’il le faut des moyens supplémentaires, en proportion de l’écart à la trajectoire qui conduit à sa cible. Cela permettrait de guider les anticipations, et donc d’éviter un flageolement de l’activité. C’est, après tout, ce que font de plus en plus les banques centrales. Dans un environnement radicalement nouveau, et dans un contexte de taux d’intérêt qui permet d’envisager une telle stratégie, il serait utile que la politique budgétaire s’en inspire.

L’héritage économique international de Trump

Chronique Terra Nova, 29 août 2020

Il est trop tôt pour célébrer la fin de la présidence Trump. Mais il est déjà temps de mesurer la marque qu’il laissera dans le système économique international si Joe Biden l’emporte le 3 novembre prochain. Le plus probable est que l’héritage de ce mandat unique sera insignifiant dans de nombreux domaines où Biden pourra opérer un simple demi-tour. Mais dans d’autres domaines, il pourrait marquer un basculement, et l’ombre de son comportement peser longtemps sur son successeur.

Commençons par le changement climatique. Ici, le triste héritage de Trump sera rapidement anéanti. Biden s'est engagé à rejoindre l'Accord de Paris dès « le premier jour » de son administration, à atteindre la neutralité carbone d'ici 2050 et à prendre la tête d’une coalition mondiale contre la menace climatique. Si tel est le cas, le déni bruyant des preuves scientifiques qui aura caractérisé les années Trump restera dans les mémoires comme un faux pas temporaire.

Dans une série de domaines étonnamment longue, l’héritage du 45e president des Etats-Unis sera limité, soit parce qu’il aura très peu entrepris, soit parce qu’il aura agi de manière trop erratique pour laisser son empreinte. Rien de fondamental n’a changé durant ce mandat dans la régulation financière mondiale, et son administration a fait volte-face dans la lutte contre les paradis fiscaux. Le Fond monétaire international et la Banque mondiale, les deux institutions soeurs qui supervisent l’économie mondiale, ont continué à travailler plus ou moins tranquillement. De même, les tweets enragés du locataire de la Maison blanche n’ont pas empêché la Réserve fédérale de continuer à jouer son rôle de manière responsable, y compris en fournissant des liquidités à des partenaires clés durant la crise du coronavirus. Alors oui, Donald Trump aura gâché plusieurs sommets internationaux et plongé ses homologues étrangers dans le désarroi. Mais il en aura été souvent la première victime.

En revanche, on se souviendra de lui pour ses positions sur le commerce. Bien qu'il ait toujours été difficile de savoir ce que visait réellement une administration en proie à des batailles internes, la poussière a commencé à retomber, faisant apparaître trois objectifs clés : la relocalisation de la production, la refonte de l’Organisation mondiale du commerce et un découplage avec la Chine. Chacun d’eux est susceptible de survivre au moins en partie au mandat de Trump.

La relocalisation passait pour une coûteuse chimère il y a encore quatre ans ; à bien des égards, c’est encore le cas aujourd’hui. Comme l’a montré mon collègue Chad Bown, la guerre commerciale chaotique de Trump avec le reste du monde a bien souvent blessé les intérêts économiques américains. Mais la relocalisation comme objectif politique a été sauvée après que la pandémie a montré à quel point la vulnérabilité d’un pays est liée à sa dépendance aux circuits d’approvisionnement mondiaux. Cet objectif a été approuvé par Biden et, quel qu’en soit le sens, la souveraineté économique est désormais un mot-clé partout.

Robert Lighthizer, le tsar du commerce extérieur américain, affirme que la refonte de l’OMC a été l’objectif prioritaire de cette administration. Si tel est le cas, celle-ci aura marqué plusieurs points. Le mécontentement américain face à l’indulgence de l’institution sur les subventions chinoises et à la mauvaise protection de la propriété intellectuelle ne date pas d’hier et il est aujourd’hui partagé par d’autres membres du G7. Il est également reconnu que certains des griefs de Washington contre les procédures d’arbitrage des différends de l’organisation (son soit-disant organe d’appel) sont valables. Reste à savoir si la bataille se soldera par une réforme de l’OMC ou par la disparition pure et simple du système multilatéral.  

Mais le principal movement de bascule concerne les relations sino-américaines. Les tensions étaient déjà très palpables en 2016, mais personne ne parlait encore d’un “découplage” entre deux pays qui étaient devenus étroitement intégrés sur les plans technologique, économique et financier. Or ce découplage a désormais commencé sur toute une série de fronts, de la recherche à la technologie en passant par l’investissement. Les liens économiques sont à present regardés par les Républicains comme par les Démocrates à travers des lunettes géopolitiques.

Il n’est pas clair si Trump a simplement précipité une evolution qui était déjà en gestation. Il n’est pas responsable de l’affirmation autoritaire de Xi Jinping et il n’a pas inventé la “nouvelle route de la soie” (la Belt and Road). Mais c’est lui qui a abandonné la stratégie prudemment équilibrée d’Obama au profit d’une posture d’opposition brutale, ne laissant aucune chance à un autre cours des événements. Quelle qu’en soit la cause, on ne reviendra pas au statu quo.

Une future administration Biden s'efforcera sans doute de rétablir les liens avec des alliés, des démocraties partageant les mêmes idées et des partenaires à travers le monde. Mais ce ne sera pas simple.

Jusqu’à l’élection de Trump, l’Occident et, après l’effondrement de l’URSS, la plus grande partie du monde, avaient pris l’habitude de considérer les Etats-Unis comme l’architecte principal du système économique international. Comme l’a dit Adam Posen, ils exerçaient une sorte de présidence à vie d'un club mondial dont ils avaient largement conçu les règles mais sans s’y être encore eux-mêmes conformés. A ce titre, ils pouvaient percevoir des droits mais ils étaient également liés par des devoirs et devaient s'efforcer de parvenir à un consensus sur les amendements aux règles. Bref, ils servaient de réassureur ultime du système.

La marque de fabrique de Trump a consisté à rejeter cette approche au profit d’une posture considérant les autres pays comme des concurrents, des rivaux voire des ennemis. L’objectif primordial de cette stratégie était de maximizer la rente que les Etats-Unis peuvent tirer d’une position économique toujours dominante. Le slogan “L’Amérique d’abord” traduit cette promotion très explicite d’une definition étriquée de l’Intérêt national.

La question clé pour la présidence Biden va être de savoir s’il peut de manière convaincante restaurer la confiance avec ses partenaires. Cela n’a rien d’évident car, en dépit de toutes ses aberrations, la présidence Trump peut être considérée comme l’indice d’une récation plus profonde des Etats-Unis à un changement dans la répartition du pouvoir économique mondial, et comme le symptôme d’un rejet des responsabilités internationales par le public américain. La vieille croyance selon laquelle, comme le disait Churchill, “à la fin l’Amérique fera le bon choix” pourrait bien s’évanouir.

Même si les Etats-Unis sous Biden veulent à nouveau s’engager de manière credible sur la scène internationale, leurs perspectives risquent d’avoir fondamentalement changé. Nadia Schadlow, ancienne conseillère de Trump, a récemment écrit qu’on se souviendra sans doute de son mandat comme du moment où le monde a basculé du paradigme unipolaire au paradigme de la compétition entre puissances. Le comportement particulier de Trump a permis aux alliés d’observer, de critiquer et de reporter des choix difficiles sans trop se mouiller. Un Biden qui demanderait aux Européens de se joinder à lui dans une confrontation avec la Chine serait sans doute un partenaire plus sympathique, mais aussi beaucoup plus exigeant.          

Interview aux Échos, 24 août 2020

La reprise économique en France vous paraît-elle bien engagée ?

Contrairement à ce qu’on avait craint il n’y a pas d’exception française : la chute du PIB a été au moins aussi forte en Espagne, en Italie et en Grande-Bretagne et en mai-juin la dynamique de redressement a été forte. Cependant elle s’essouffle alors qu’en juillet, les niveaux d’activité et d’emploi actif étaient encore inférieurs de 7% à ceux d’avant-crise. D’ici la fin de l’année, nous pourrions converger vers une situation d’où le PIB serait inférieur de l’ordre de 5% à la normale. Ce serait déjà une perte importante, mais ce pourrait être pire si le retour des inquiétudes sanitaires aggrave les difficultés économiques et entretient les comportements de précaution. Il y a pour la rentrée un risque de cercle vicieux, de mécanique récessive : l’effet de la crise sur l’emploi va se manifester ; l’arrivée sur le marché du travail des jeunes diplômés va venir gonfler le chômage ; les plans sociaux, les défaillances d’entreprises vont se multiplier. Sans compter que la situation internationale est incertaine.

Dans ce contexte, les 100 milliards d’euros du plan de relance proposé par le gouvernement vont-ils suffire ?

Le montant de 100 milliards d’euros qui représente environ 4 points de PIB sur deux ans et demi, me paraît bien calibré. Mais à deux conditions : équilibrer soutien à la demande et mesures d’offre ; et se réserver d’en faire plus en cas de détérioration. Il faut une stratégie agile, avec des objectifs ambitieux et des moyens contingents à l’évolution de la situation. L’État doit se fixer de jouer un rôle de réassureur de la demande intérieure.

Le soutien à la demande ne paraît pas prioritaire aujourd’hui à en croire l’exécutif …

Depuis le début de la crise, les ménages dans leur ensemble ont beaucoup épargné puisque leur revenu a été relativement préservé. Leur consommation a fortement repris mais ils n’ont pas vraiment puisé dans cette épargne. Leur donner confiance est la priorité. Cependant les ménages modestes ont moins épargné, et il serait utile de prendre des mesures en leur faveur, au-delà de l’augmentation assez limitée (100 euros) de l’allocation de rentrée scolaire. Ces mesures pourraient représenter 4 à 5 milliards d’euros et prendre en partie la forme d’un « chèque-vert », à dépenser d’ici 2021 dans des produits labellisés en accord avec les objectifs de transition environnementale.

Pensez-vous qu’il soit opportun de baisser la TVA pour soutenir la consommation, à l’image de ce qu’a fait l’Allemagne ?

La situation en Allemagne est différente, puisque le revenu des ménages allemands a été moins préservé que celui des Français, notamment en raison d’un dispositif de chômage partiel moins généreux. Et la situation budgétaire de l’Allemagne lui permet de financer plus facilement cette mesure coûteuse. La baisse de la TVA n’est donc pas forcément nécessaire aujourd’hui en France, mais il ne faut pas exclure une baisse générale et temporaire si l’économie tombe dans la spirale de la récession.

Du côté de l’offre, comment aider les entreprises à passer cette crise ?

Les entreprises françaises disposent aujourd’hui d’un bon matelas de trésorerie grâce aux prêts garantis par l’Etat. En contrepartie elles se sont beaucoup endettées pendant la crise, de l’ordre de 160 milliards d’euros. La question est de savoir ce qui va se passer quand les prêts garantis arriveront à échéance. Pour l’instant, le gouvernement a opté pour une approche au cas par cas. Mais les tribunaux de commerce risquent d’être vite engorgés par les défaillances. Il faut définir une procédure systématique car l’Etat n’a pas la capacité d’analyser le bilan et les perspectives de chacune des entreprises qui vont connaître des difficultés. La solution, c’est d’impliquer le système bancaire qui a cette connaissance du tissu productif, et de le mettre à contribution. Le gouvernement devrait annoncer que si les banques restructurent leurs créances sur une entreprise pour que l'activité puisse continuer, alors l’Etat, qui est économiquement et socialement en faveur d’une continuation, abandonnera une partie plus importante des créances (PGE, retard d’impôts et cotisations) qu’il a lui-même accumulées.  Car le risque, c’est que les banques ne fassent rien et qu’on se tourne ensuite vers l’Etat pour sauver les entreprises… et renflouer indirectement les banques.

Avec le respect des consignes sanitaires, la productivité des entreprises risque de baisser. Comment traiter ce problème ?

Le port du masque obligatoire en entreprise, la distanciation sociale vont en effet avoir un impact négatif sur la productivité. Environ 15% des entreprises estiment que leur productivité va baisser de plus de 10%. Pour l’instant, nous n’avons pas d’outils pour traiter cette difficulté. On devrait réfléchir à des soutiens sectoriels à l’emploi, là où la productivité est temporairement la plus entamée. Mais je reconnais que c’est difficile à calibrer.

L’autre problème auquel est confronté le tissu productif français, c’est le changement structurel de l’économie qu’entraîne le Covid-19…

Cette crise touche particulièrement l’économie française en raison de la spécialisation de du pays. Ce choc est donc très dangereux pour nous. D’un côté, nos points forts souffrent : Airbus et le tourisme de longue distance. De l’autre, la concurrence s’aiguise au détriment des producteurs marginaux : Renault, et PSA dans une moindre mesure, risquent de servir de variable d’ajustement dans un marché dominé par Tesla, Toyota et les Allemands… Le renouvellement de l’offre est un sujet de plus long terme puisque l’urgence, c’est de sauver les entreprises. Mais faute de politiques industrielles adéquates, et d’instruments efficaces de reconversion des salariés, nous risquerions de sortir nettement affaiblis de cette crise.

Le gouvernement a-t-il raison de vouloir baisser de 10 milliards d’euros les impôts de production ?

Il est difficile de défendre les impôts de production. La seule raison pour les maintenir est budgétaire. Donc profiter de cette occasion pour les baisser, c’est une bonne chose. Cela ne peut qu’aider les entreprises qui vont connaître des difficultés. Cela sera plus efficace que de faire de l’amortissement accéléré des investissements, qui ne correspond pas à ce qu’exige la situation.

Que pensez-vous de la prime à l’embauche des jeunes ?

J’y suis favorable, à la réserve près que le seuil de 26 ans me paraît trop rigide. Il faudrait trouver un système plus gradué, comme une aide à l’embauche avec un bonus pour les jeunes.

Le gouvernement a promis de consacrer 30 milliards d’euros du plan de relance à la transition énergétique. Est-ce à la hauteur des enjeux ?

En tout cas, cela représente une grosse somme et c’est bien. Il faut s’assurer cela se traduira rapidement en actes. La tâche n’est pas facile compte tenu des nombreux acteurs ou dispositifs qui sont impliqués dans les investissements correspondants. Sur les bâtiments publics, nous sommes très en retard. Sur la rénovation des logements individuels des ménages, on a multiplié les mécanismes et créé une grande instabilité. Le gouvernement annonce aujourd’hui de nouveaux dispositifs plus contraignants, pour les chaudières au fioul notamment. Il s’agira de voir comment cela se traduira en investissements effectifs, mais aussi de s’assurer de la qualité de ces investissements. Le tissu français des artisans doit acquérir une expertise thermique fine.

Le gouvernement promettait des mesures temporaires pour son plan de relance, mais on voit apparaître des mesures pérennes aux conséquences budgétaires lourdes (impôts de production, Ségur, etc.). N’est-ce pas inquiétant pour la situation des finances publiques ?

Il faut choisir ses risques. Aujourd’hui le risque d’affaissement de l’économie français est plus important – et très substantiel compte tenu des problèmes que nous avons évoqué sur l’appareil productif - que le risque sur l’endettement du pays. Il n’empêche que le problème structurel des finances publiques se posera en sortie de relance. Ce n’est d’ailleurs pas tant notre déficit ou endettement actuels qui m’inquiètent, que notre incapacité chronique à combler l’écart entre le niveau de prélèvements et celui des dépenses primaires. Cette question sera le sujet du prochain quinquennat. D’ici là, nous pouvons déjà allonger la maturité de notre dette pour nous donner des marges de manœuvre financière. Notre gestion est trop conservatrice en la matière.

Faut-il une contribution fiscale des plus riches pour le financement du plan de relance ?

Là encore, la question est prématurée. Notre préoccupation centrale doit être le redémarrage de l’économie. Attendons déjà de savoir combien tout cela va nous coûter avant de parler financement. Ce débat, nous l’aurons nécessairement d’ici 2 ans, et dans toutes ses dimensions, y compris celle d’une contribution sur la richesse.

La France pourra aussi compter sur l’argent du plan européen…

Oui, si le timing est tenu. La décision du Conseil européen a permis une grande accélération par rapport à ce que prévoyait la Commission européenne. C’est une bonne chose mais il faut voir à quel point cela se traduira dans la réalité compte tenu des nombreuses procédures -nécessaires - qui vont se mettre en place et impliqueront inévitablement des délais.

Les défis du monde d'après

Chronique Terra Nova, 27 juillet 2020 

Il est de plus en plus probable que la pandémie de Covid-19 marquera la fin du modèle de croissance né il y a quatre décennies avec la révolution Reagan-Thatcher, la conversion de la Chine au capitalisme et la disparition de l’URSS. L’épidémie de coronavirus a révélé la vulnérabilité de nos sociétés et renforcé la volonté de répondre à l’urgence climatique. Elle a aussi conforté les États, érodé un soutien déjà fragile à la mondialisation, et induit une réévaluation de la valeur sociale des tâches jugées banales. La combinaison État minimal-économie de marché libre apparaît tout à coup terriblement datée.

L’histoire suggère que les transitions entre phases du développement capitaliste peuvent être dures et incertaines. Le modèle de croissance de l’après-guerre n’a réellement pris forme qu’après que le plan Marshall a catalysé son émergence. Et il a fallu une décennie pour passer de la stagflation des années 1970 à un régime centré sur le marché. Les années qui viennent seront certainement dures.  

Le défi n’est pas seulement celui de l’incertitude. En général, pour qu’une nouvelle cohérence émerge, il faut aussi que quelque chose ou quelqu’un cède. À la fin des années 1940, les rentiers européens ont dû céder à la modernisation. Et dans les années 1980, le travail organisé a dû céder devant le capitalisme financier. Le même phénomène se produira cette fois-ci, car la cohérence entre les priorités émergentes est tout sauf évidente.

Commençons par le changement climatique. Bien que la transition vers la neutralité carbone soit probablement le seul moyen de préserver notre bien-être, elle ne manquera pas d’affecter le mode de vie de ménages habitués à se déplacer en SUV ou tributaires de systèmes de chauffage obsolètes.

Le récent mouvement des Gilets jaunes a brutalement rappelé les impacts sociaux d’une taxation du carbone. Bien sûr, la taxe mise en cause était mal conçue et régressive. Mais le problème est plus profond : à mesure que la transition verte imposera de jeter au rebut du capital « brun » pour le remplacer par du capital « vert », il faudra investir davantage dans des systèmes industriels, des bâtiments et des véhicules plus efficaces.

Selon des estimations prudentes, l’investissement supplémentaire requis serait de l’ordre d’un point de PIB par an au cours des prochaines décennies. À consommation publique et exportations nettes constantS, cela se traduira par une réduction de la consommation privée d’un point de PIB, soit une baisse de 2% en niveau.

Vient ensuite l’ambition d’une moindre dépendance aux marchés mondiaux pour les fournitures essentielles. Si l’entrée de la Chine dans l’économie mondiale a eu des conséquences déplaisantes pour les travailleurs des pays avancés, elle a massivement profité aux consommateurs. Comme l’ont montré Robert Feenstra de l’Université de Californie-Davis et ses collègues, l’entrée de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce a entraîné une baisse du prix des produits manufacturés aux Etats-Unis de 1 % par an – soit un gain de 0,3 % de pouvoir d’achat. En utilisant une méthodologie différente, Lionel Fontagné et Charlotte Emlinger, du CEPII, ont calculé qu’en 2010, les importations en provenance de pays à bas salaires enrichissaient de 8% le ménage français médian. Aujourd’hui, l’avantage pour les consommateurs pourrait avoir atteint 10% en Europe et aux États-Unis.

Quel serait le coût d’une plus grande autonomie économique ? Supposons que cela implique de renoncer à un quart d’un gain de 8% induit par la mondialisation. Cela réduirait encore la consommation réelle de 2%.

Mais il y a plus : les projections du Fonds Monétaire International ou de l’OCDE indiquent que d’ici 2021, la dette publique des économies avancées aura augmenté d’au moins 20 points de PIB. Dans un environnement où les taux d’intérêt sont proches de zéro, la plupart des pays peuvent se le permettre. Mais une fois la pandémie terminée, les États devront commencer à réduire leurs ratios d’endettement pour se recréer la capacité de répondre à l’éventuelle récurrence de chocs de grande ampleur. Supposons, de façon conservatrice encore une fois, que la moitié de l’augmentation soit effacée sur dix ans en jouant sur la fiscalité des ménages. Cela impliquerait une nouvelle réduction du revenu d’un point de PIB et, toutes choses égales par ailleurs, une autre baisse de la consommation de 2%. Au total, la croissance de la consommation en serait abaissée de 0,6 points par an.

Le problème est qu’on ne s’attend pas à ce que le revenu réel augmente beaucoup plus. Comme l’a rappelé récemment une étude approfondie de la Banque mondiale, les gains de productivité – le moteur fondamental de la croissance – ont marqué le pas à l’échelle mondiale depuis la crise financière de 2008, avec des augmentations annuelles inférieures à 1 % par an dans les économies avancées. Ajoutons le vieillissement, et si la tendance se poursuit, il n’y aura pas de marge pour augmenter la consommation des ménages au cours de la décennie.

Or la crise sanitaire nous a aussi fait prendre conscience de la valeur des tâches quotidiennes des gens ordinaires. Les sociétés avancées estiment – du moins pour l’instant – que la contribution au bien commun des travailleurs du quotidien doit mieux se refléter dans leur rémunération. Il serait étrange de leur dire que le mieux qu’ils puissent espérer dans la décennie à venir est de maintenir leur revenu constant.

Alors, qui va céder, qu’est-ce qui va céder ? Implicitement ou explicitement, ce débat dominera probablement la discussion sur les politiques publiques dans les années à venir. À coup sûr, Donald Trump et ses épigones prétendront que la souveraineté et la croissance de la consommation passent avant tout la préservation du climat et la dette. Ceux qui pensent différemment devront trouver un moyen de sortir de ce qui ressemble à un ensemble incohérent des priorités.

Il faudra pour mettre l’efficacité au premier rang des objectifs. Cela impliquera de favoriser la productivité plutôt que les rêves de décroissance ; de promouvoir une approche économique de la transition verte plutôt que de dilapider des ressources dans des investissements mal choisis ; et de définir précisément ce qu’implique la sécurité économique implique, plutôt que de viser une relocalisation des productions pour lesquelles les pays avancés n’ont aucun avantage comparatif.

En soi, cependant, l’efficacité ne suffira pas à relever les défis qui ont émergé. Les nouvelles priorités - la préservation des biens publics, la sécurité économique, l’inclusion - devront occuper le devant de la scène, reléguant la valeur actionnariale au second plan. Et au lieu de considérer la croissance comme la solution ultime aux inégalités, les sociétés avancées devront s’attaquer de front aux problèmes de redistribution. Il faut espérer qu’elles s’épargneront les convulsions qui accompagnent souvent des changements d’une telle ampleur dans les régulations économiques et les politiques publiques.

La réponse à la pandémie, Acte 2

Chronique Terra Nova, 29 juin 2020

Il y a douze ans, les gouvernements des principales puissances économiques réagirent rapidement et efficacement à la crise financière. Des banques furent nationalisées. Les politiques monétaires passèrent à la vitesse supérieure. Un soutien budgétaire massif fut mis en place. La coordination mondiale fut intense.

Mais de lourdes erreurs furent commises, dont les conséquences ne sont apparues que graduellement. L’incapacité à sanctionner les responsables de la catastrophe financière a nourri la révolte populiste. Et l’Europe a multiplié les faux pas. Elle s’est trop longtemps refusée à reconnaître l’ampleur des sinistres bancaires et elle a interrompu trop tôt le soutien budgétaire à l’activité. En sont résulté de profondes cicatrices économiques, sociales et politiques, qui n’avaient toujours pas disparu quand la crise pandémique est arrivée. Saurons-nous éviter de reproduire ce type de séquence ? Au moment où s’ouvre l’Acte 2 de la crise, c’est une question essentielle.

D’ores et déjà, la disparité internationale est frappante, avec des écarts de performance stupéfiants : le Royaume-Uni compte 650 morts par million d’habitants, contre seulement 5 en Corée du Sud. Au sein même de l’Union européenne, les écarts de mortalité varient de 1 à plus de 100.

Ces différences relèvent en partie du hasard : tandis qu’en Italie, le virus a longtemps circulé sous les radars, les pays du Nord et de l’Est ont eu le temps de le voir arriver et de s’y préparer.  Mais ils s’expliquent aussi en partie par l’inégale capacité de réaction des systèmes de santé publique.  De ce point de vue, le classement final mettra sans doute l’Asie de l’Est loin devant tout le monde, l’Allemagne devant le reste de l’Europe, les États-Unis au dernier rang des pays développés, et le Brésil et l’Inde en deuxième division. La colère contre les gouvernements qui n’ont pas su protéger leur population va être un déterminant essentiel des évolutions politiques à venir.

Le confinement strict a montré son efficacité, mais aussi son coût économique : la rigueur des mesures administratives se révèle être un bon prédicteur des pertes de production subies au cours le premier semestre de l’année. Avec, toutefois, des nuances importantes : en raison de son organisation décentralisée, l’Allemagne a fait preuve de souplesse et de réactivité, et a pu minimiser le coût économique de la lutte contre le virus. Sa réaction à l’épidémie a mis en valeur le meilleur du fédéralisme (tandis que le pire s’est manifesté aux États-Unis).

Les réponses budgétaires européennes ont été remarquablement homogènes : les gouvernements ont mis en place des garanties de crédit qui ont facilité l’accès des entreprises aux liquidités et un dispositif de chômage partiel grâce auquel l’État prend en charge l’essentiel de la masse salariale des entreprises à l’arrêt. Ces mesures rapides ont été efficaces : les entreprises ont survécu, les emplois ont été préservés et les revenus des ménages ont été largement maintenus. Aux États-Unis en revanche, les salariés ont été licenciés en masse et le chômage a atteint des sommets. La générosité des augmentations d’allocations chômages, des dégrèvements fiscaux pour les ménages et des subventions promises aux petites entreprises si elles ré-embauchent après le déconfinement n’ont pas suffi à prévenir les dommages. Dans l’ensemble, une comparaison avec la France montre que le coût budgétaire final est 50% plus élevé et les dégâts immédiats sensiblement plus grands[1]. En comparaison, l’État social européen s’en est très bien sorti.

Alors que la pandémie recule en Europe et que les économies commencent à se rétablir – à un rythme très inégal – l’attention se porte davantage sur son rythme et sa solidité. L’OCDE[2] et le FMI[3] affirment que les pays les plus atteints économiquement seront l’Italie, l’Espagne, la France et le Royaume-Uni. Ils sont en voie de rétablissement mais la question est de savoir combien de terrain perdu ils arriveront à rattraper. Après la crise financière, l’Espagne a mis huit ans à retrouver le niveau de PIB par habitant d’avant-crise, et l’Italie et la Grèce n’y étaient pas encore parvenues quand la crise sanitaire a éclaté. Le risque est maintenant celui d’un affaiblissement supplémentaire du Sud de l’Europe.

Pour éviter de nouvelles cicatrices, la première priorité est de continuer à soutenir l’économie aussi longtemps que nécessaire. Le risque d’un endettement excessif est bien réel mais le risque d’une contraction économique est encore plus grave – y compris d’un point de vue budgétaire. Actuellement les déficits ne nous coûtent rien à court terme (même s’ils seront potentiellement coûteux sur le long terme, ce qui implique que les finances publiques soient gérées de manière responsable). Il nous reste de la marge budgétaire. Elle doit être gérée de manière responsable, mais elle doit être utilisée.

Les politiques de soutien à la demande ne suffiront pourtant pas à nous sortir d’affaire. Une seconde priorité est de prévenir une vague de faillites. Beaucoup d’entreprises ont été sévèrement affaiblies par le confinement. Même soulagées des coûts de leur main d’œuvre, elles ont dû supporter des charges fixes. Les garanties de liquidité ont été utiles, mais n’ont pas traité le problème au fond. Des solutions doivent donc être trouvées pour des entreprises qui restent rentables mais sont lourdement endettées. Elles risquent d’être si nombreuses à se trouver dans en situation difficile que les procédures habituelles vont se trouver engorgées. Les gouvernements doivent donc compléter leur trousse à outil en créant des mécanismes de restructuration des dettes à grande échelle. Par le jeu des reports d’impôts et cotisations sociales et des garanties de crédit, la puissance publique est devenue créancière de nombre de petites entreprises. Avec Olivier Blanchard, de l’Institut Peterson, et Thomas Philippon de la New York University[4], nous défendons l’idée que l’État fasse savoir aux créanciers privés – essentiellement les banques – qu’il accompagnera toute décision privée de restructurer la dette d’une entreprise viable. Parce que la survie des entreprises aura un impact positif pour toute une série de partie prenantes, il devrait même faire savoir qu’il ajoutera une « prime de continuation » aux efforts consentis par les acteurs privés. Ceci pourrait sauver beaucoup d’emplois.

Il faut aussi trouver une manière de limiter les conséquences des pertes de productivité. Les règles sanitaires imposées par la lutte contre l’épidémie affectent sérieusement la rentabilité des entreprises dans plusieurs secteurs d’activité. Un restaurant, par exemple, sert aujourd’hui moins de repas à effectif égal ou un club de sport doit mobiliser une équipe plus nombreuse pour le nettoyage et l’hygiène. Ce qui les rend temporairement moins rentables, au point qu’ils peuvent envisager de mettre la clé sous la porte ou de se séparer d’une partie de leurs employés. C’est pourquoi, dans la même contribution, nous proposons que des subventions salariales temporaires compensent les baisses de productivité. A nouveau, cela pourrait sauver des emplois dans une période où une flambée du chômage risque de rendre le retour à l’emploi particulièrement difficile.

Le pire est derrière nous. Les nouvelles sont bonnes, au moins en Europe, et elles vont le rester au moins pendant les prochaines semaines. En jouant un rôle d’assureur à l’égard des entreprises et des salariés, les gouvernements ont, jusqu’à présent, fait ce qu’ils devaient faire. Mais ce n’était que le tout premier pas. Il est impératif qu’ils maintiennent le soutien à l’économie pour aussi longtemps que nécessaire et qu’ils prennent de nouvelles initiatives pour limiter les effets à plus long terme de cette terrible crise.


[1] Jérémie Cohen-Setton, Jean Pisani-Ferry, « When more delivers less: Comparing the US and French COVID-19 crisis responses », Peterson Institute for International Economics, https://www.piie.com/publications/policy-briefs/when-more-delivers-less-comparing-us-and-french-covid-19-crisis-responses[2] https://www.oecd-ilibrary.org/economics/oecd-economic-outlook/volume-2020/issue-1_0d1d1e2e-en;jsessionid=kz-KBeqtbjTbdrQ8m8CBX_Di.ip-10-240-5-47[3] World Economic Outlook Update, “A Crisis Like No Other, An Uncertain Recovery”, June 2020, https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2020/06/24/WEOUpdateJune2020[4] Olivier Blanchard, Thomas Philippon, Jean Pisani-Ferry, « A new policy toolkit is needed as countries exit COVID-19 lockdowns », Peterson Institute for International Economics,  https://www.piie.com/publications/policy-briefs/new-policy-toolkit-needed-countries-exit-covid-19-lockdowns.

Il faut réussir l'emprunt européen

Chronique Le Monde, 20 juin 2020

Le virage est spectaculaire : en brisant d’un seul coup, et sans trop d’émotion, deux tabous bien ancrés, Mme Merkel a changé les termes du débat économique européen. Jusqu’à l’accord franco-allemand du 18 mai, c’était entendu : il n’y aurait ni financement des dépenses par émission de dette conjointe ni nouveaux transferts de solidarité entre États. La chancelière avait tenu cette ligne depuis la crise de l’euro, en 2011-2012. Elle a soudainement viré de bord.

Politiquement, c’est fondamental. Depuis mars, la question était posée : face à un choc violemment asymétrique – la mortalité induite par la pandémie s’étage de 1 à 100 entre pays de l’Union – les responsables politiques allaient-ils assumer la solidarité envers les États les plus atteints, ou s’en défausser sur des organes techniques comme la Banque centrale européenne, dont ce n’est pas la mission, ou le Mécanisme européen de stabilité (MES), qui ne peut faire que des prêts ?  

Il était plus facile de ne rien assumer. Mais c’était dangereux. Les marchés risquaient de perdre confiance en une BCE dépourvue de soutien explicite ; la cour constitutionnelle allemande allait sûrement rappeler que des initiatives à caractère distributif doivent rester du ressort des parlements ; et Matteo Salvini, le leader populiste, avait fait des prêts MES le symbole d’une vassalisation. Heureusement, le courage l’a emporté.  

Les négociations continuent mais les grandes lignes du dispositif de réponse européen sont désormais connues. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, a repris à son compte le plan Macron-Merkel et son projet fournira la base d’un compromis malgré les réticences des États « frugaux ». L’accord comportera un volet financier constitué d’une série de mécanismes de prêts à long terme qui permettront à tous de payer peu ou prou le même taux d’intérêt, et un second volet qui prendra la forme d’un budget supplémentaire de l’ordre de 450 milliards sur 2021-2025. S’y ajouteront, pour les entreprises, garanties de crédit, soutiens à la solvabilité et appuis à l’investissement. L’ensemble sera financé par l’émission de dette commune, dont le remboursement sera étalé sur une longue période.  

Restent trois questions : la réponse sera-t-elle suffisante ? Sera-t-elle adéquate ? Et augurera-t-elle de changements plus permanents ? Sur le premier point, il faut être réaliste. L’effort budgétaire européen s’élèvera à 3 points de PIB environ ; cela reste une fraction des 20 à 30 points d’endettement supplémentaire anticipés pour les États à horizon de la fin de l’année prochaine ; et cela risque de venir tard, car le gros des déboursements risque de ne pas venir avant 2022. Certes, l’argent européen pourra prendre le relais des programmes nationaux lorsque ceux-ci commenceront d’être repliés. Mais l’urgence demeure, et il faut pousser les feux. 

Sur le second point, l’initiative relève inévitablement du compromis. Une quarantaine de milliards d’euros seront consacrés aux biens publics européens (santé, recherche, action extérieure) ; une petite cinquantaine serviront à acheter le consentement des mineurs de charbon et des agriculteurs à la fixation d’objectifs climatiques ambitieux ; et le reste, de l’ordre de 350 milliards, financera des programmes de revitalisation économique. Zsolt Darvas, du centre Bruegel, a calculé combien recevra chacun si le plan de la Commission est adopté. Les grands bénéficiaires seront, en termes absolus, l’Italie, l’Espagne et la France, et en termes relatifs la Bulgarie, la Croatie et la Grèce : des pays très touchés par la crise, en retard de développement, ou l’un et l’autre à la fois. Pour l’Italie, le chèque ne sera pas négligeable : de l’ordre de 5% du PIB. Bien investis, ils pourront faire une différence. Mais à condition d’éviter la rigidité et la politisation qui ont trop souvent caractérisé le budget européen. 

Reste la troisième question : quelle sera la postérité de cette initiative exceptionnelle ? À Berlin Olaf Scholz, le vice-chancelier social-démocrate, a parlé de « moment hamiltonien » en référence au marchandage par lequel Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor américain, a imposé en 1790 la reprise par l’Union de la dette des États fédérés, en échange du transfert de la capitale de New York à Washington :  une initiative financière radicale qui est regardée comme fondatrice de l’État fédéral. 

La comparaison rencontre vite ses limites. Il n’est pas question de mutualiser les dettes passées, et il n’est pas prévu que ce budget de crise débouche sur un accroissement permanent des moyens de l’Union. Les « frugaux » ne signeront d’ailleurs que si des garanties leur sont données sur ces deux points. 

Un précédent aura toutefois été créé : demain, après-demain, on pourra en cas de besoin ressusciter cette « capacité budgétaire » qui manquait à l’Europe pour combattre les grandes crises. Et il est fort probable que pour assurer le remboursement de la dette qui va être levée, l’Union s’entende sur de nouvelles ressources communes : par exemple une taxe carbone aux frontières, ou – malgré le blocage américain – un impôt sur les profits des multinationales. 

En définitive, beaucoup dépendra de la qualité de ce qui va être accompli dans les deux ans à venir. Si le plan de relance débouche sur des dépenses utiles d’intérêt commun, s’il contribue au redressement des économies en difficulté et s’il s’accompagne d’une cohésion accrue des États, il formera certainement la base d’initiatives futures. S’il arrive trop tard, s’il laisse le souvenir de chicanes bureaucratiques et de marchandages politiques, il marquera négativement les esprits et sera sans lendemain. 

La postérité du plan Macron-Merkel sera donc une affaire d’exécution. C’est le moment de soulever les montagnes, pas de céder à la tentation du mauvais compromis. 

L'héritage incertain de la pandémie 

Chronique Terra Nova, 29 mai 2020

Que nous apprend la crise du Covid-19 sur le rôle de l’État ? Quelles leçons durables nos sociétés en tireront-elles ? Il est sans doute trop tôt pour poser ces questions, mais il n’est pas possible d’en faire l’économie. Retarder la discussion à leur propos ne ferait qu’abandonner le terrain aux promoteurs de vieilles obsessions que nous ne voulons pas voir revenir.

Le point de départ de cette réflexion devrait être que, quoi qu’en disent Bolsonaro et Trump, un consensus a émergé dans les affres de la crise. On peut le résumer en quatre propositions.

Premièrement, la valeur sociale des professions, des tâches et des comportements – le prix qui devrait guider les décisions politiques comme les choix individuels – diverge souvent dans de larges proportions de leur valeur de marché. Quelque part aux environs de la mi-mars, tout le monde s’est rendu compte qu’à cette heure-là au moins, le travail d’une infirmière ou celui d’un aide-soignant valaient bien plus que le montant monétaire qui leur était attaché. 

Ce décalage n’était pas du tout une découverte, mais on l’avait trop oublié. En projetant la lumière sur le secteur – la santé – où l’économie de marché fonctionne le plus mal, la crise du coronavirus a inévitablement induit à une réévaluation (bienvenue) des rôles relatifs du marché et de l’État.

Deuxièmement, seul l’État peut assurer contre un risque catastrophique. A nouveau, on savait depuis longtemps qu’il est l’assureur en dernier ressort. Mais cette idée qui restait relativement abstraite est soudainement apparue comme une évidence. Dans une situation de stress général, seuls les États (avec l’aide des banques centrales) peuvent protéger la population, éviter les faillites et limiter la fragmentation sociale. Les marchés sont efficaces quand il s’agit de prendre en charge des risques ordinaires. Seul un État peut prendre en charge les risques extrêmes[1]

Troisièmement, la mondialisation promeut l’efficacité, mais c’est à la puissance publique de prendre soin de la résilience. Jusqu’à récemment, la conviction était largement partagée que pour avoir accès aux biens, quels qu’ils soient, dont il avait besoin, chaque pays pouvait se reposer sur des marchés globaux profonds et liquides. Puis vint brutalement la prise de conscience que le fonctionnement de ces marchés pouvait être perturbé par l’explosion soudaine de la demande de masques et de respirateurs et que la Chine, à elle seule, assurait 60% des exportations mondiales de l’équipement médical de protection[2]. Il n’est pas surprenant que le premier point du plan franco-allemand annoncé à la mi-mai soit la souveraineté sanitaire[3]

Quatrièmement, les obstacles usuels à l’action de l’État peuvent être surmontés quand il faut faire face à un choc d’ampleur séculaire. Quand la crise a débuté, l’Union européenne a rapidement décidé d’assouplir les règles limitant les aides publiques aux entreprises privées[4] et d’activer la clause d’exception permettant aux États de déroger aux contraintes du Pacte de stabilité et de croissance[5]. Ces deux décisions ont permis aux membres de l’UE de se lancer dans de vastes programmes de soutien aux salariés et aux entreprises comportant chômage partiel, prêts garantis, subventions et prises de participation. 

La question est de savoir ce qui, de ce consensus, survivra à la phase aiguë de la crise. Après le choc financier de 2008, on a beaucoup annoncé la fin du capitalisme dérégulé. « Cette crise est une crise de la mondialisation. C'est notre vision du monde qui, à un moment donné, a été défaillante. C'est notre vision du monde qu'il nous faut donc corriger » affirmait le président Nicolas Sarkozy à Davos en 2010[6]. Mais si la réglementation bancaire a bien été renforcée, ces grands discours n’ont pas été suivis d’une réforme d’ampleur du capitalisme. 

Le choc, cette fois-ci, est bien plus puissant, et il est intervenu sur un fond de tensions sociales singulièrement plus fortes qu’en 2008. C’est pourquoi la crise que nous traversons devrait être favorable à une réévaluation du rôle de l’État et des responsabilités qui n’appartiennent qu’à lui. Elle devrait conduire à remettre les marchés à leur place : une institution sociale essentielle, mais pas dominante. Pour paraphraser l’historien de l’économie Karl Polanyi, les marchés doivent être encastrés dans les relations sociales et non les relations sociales enchâssées dans les rapports de marché. L’urgence climatique et plus généralement le poids croissant des interactions hors marché – ce que les économistes appellent les « externalités » - ne font qu’ajouter une pression dans ce sens. 

Le traumatisme de l’épidémie devrait aussi rappeler aux gouvernements qu’ils doivent préserver leur capacité à jouer leur rôle en cas d’urgence. Ce n’est pas un hasard si une Allemagne aux poches pleines a réagi à la crise aussi vigoureusement, alors que l’Italie, ou la Grèce, ont des marges de réaction plus limitées. Il est vrai que le soutien des banques centrales peut aider à dépasser les limites de l’endettement des États – surtout quand les taux d’intérêt sont si bas. Mais même la banque centrale ne peut pas faire comme si ces limites n’existaient pas. 

Traumatisées, des sociétés sujettes aux passions et en proie aux suspicions risquent cependant de vouloir aller plus loin. Certes, les gouvernants sont moins à blâmer que lors de la crise financière, dont ils portaient la responsabilité. Mais le ressentiment à leur endroit ne fera que s’amplifier à mesure que se manifesteront les dramatiques conséquences économiques et sociales de la pandémie. 

Dans ce contexte, des opinions en colère sont tentées de soupçonner qu’il y avait des raisons cachées aux obligations budgétaires hier présentées comme intangibles. Et d’en conclure que puisque tout ce qui était réputé impossible est devenu possible, les États devraient arrêter de se plier à des règles qui ne sont que des contraintes imaginaires. 

De fait, beaucoup se demandent pourquoi les hôpitaux ont été longtemps soumis à l’austérité budgétaire, jusqu’à ce qu’elle soit précipitamment levée au le début de l’épidémie ; pourquoi les gouvernements répétaient sans cesse qu’il fallait limiter l’endettement public, pour se mettre à jeter de l’argent sur tous les problèmes quand le besoin s’en est fait sentir ; et pourquoi l’ouverture économique était jugée prioritaire, jusqu’à ce que la souveraineté devienne le nouvel impératif. 

Questions légitimes. Les tabous sont tombés, et on ne peut plus répondre par le mot d’ordre de Mme Thatcher. TINA (There Is No Alternative), est une victime de la crise qu’il ne faut pas regretter.

Mais le principe de réalité n’a pas disparu. Ce dont nos sociétés ont besoin, c’est d’un débat sans tabous, basé sur des faits, un débat ouvert sur les principes qui doivent nous guider et sur les choix qui nous attendent. Rien ne garantit que nous en soyons capables. Le combat entre une nouvelle philosophie politique et une nouvelle forme de populisme déterminera notre avenir. 

[1] On vise ici les tail risks, c’est-à-dire les événements rares et extrêmes. 

[2] https://www.piie.com/blogs/trade-and-investment-policy-watch/china-should-export-more-medical-gear-battle-covid-19

[3] https://www.bundeskanzlerin.de/resource/blob/656734/1753772/414a4b5a1ca91d4f7146eeb2b39ee72b/2020-05-18-deutsch-franzoesischer-erklaerung-eng-data.pdf

[4] https://ec.europa.eu/competition/state_aid/what_is_new/TF_consolidated_version_as_amended_3_april_and_8_may_2020_en.pdf

[5] https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2020/03/23/statement-of-eu-ministers-of-finance-on-the-stability-and-growth-pact-in-light-of-the-covid-19-crisis/

[6] https://www.vie-publique.fr/discours/178033-declaration-de-m-nicolas-sarkozy-president-de-la-republique-sur-la-re

Annuler la dette ? Une mystification 

Chronique Le Monde, 16 mai 2020

Jusqu’ici, la réponse économique à la crise sanitaire a été rapide et forte. Les règles budgétaires ont été suspendues, la surveillance des aides publiques aux entreprises a été assouplie et avec l’appui de la Banque centrale européenne, les États ont pu jouer leur rôle de pompiers. La France en a efficacement tiré parti. 

Ce n’était que le début. Il va falloir faire plus, immédiatement pour aider les entreprises à redémarrer et pour préserver autant que possible l’emploi, dans quelques mois pour redonner confiance aux ménages, appuyer les transitions professionnelles, stimuler l’investissement, renforcer le service de santé, accélérer la décarbonisation, relancer la politique industrielle. Il va aussi falloir abandonner des créances fiscales et sociales, et reconnaître des pertes sur les garanties de crédit. 

Le gouvernement prévoit qu’en fin d’année la dette publique atteindra 115% du PIB. Ce sera certainement plus et à défaut d’une improbable disparition du virus, encore plus un an après. Il ne serait pas étonnant que le quinquennat se solde par une trentaine de points de dette en plus. 

Il faut prendre ce risque parce que les plus grandes menaces sont l’affaissement de notre système productif, le retour du chômage de masse et, partant, la contraction des recettes fiscales et sociales. Ce n’est pas le moment de précipiter le retour à l’orthodoxie budgétaire.  

Mais beaucoup vont plus loin et du fameux « quoi qu’il en coûte » présidentiel, tirent la conclusion que la contrainte budgétaire est imaginaire. Mobiliser des centaines de milliards d’euros ne serait qu’affaire de volonté politique. 

C’est oublier que nous avons eu la chance que cette crise intervienne dans un contexte de taux d’intérêt extrêmement faibles, où le coût de l’endettement est nul. Il serait beaucoup plus difficile d’agir avec la même force s’il était au niveau d’il y a dix ou vingt ans. C’est aussi négliger que la leçon de cette crise est allemande : pour ne pas devoir lésiner sur le keynésianisme face à des chocs financiers, sanitaires ou écologiques, mieux vaut disposer de marges d’action. La Commission européenne prévoit qu’en 2020 l’Allemagne va émettre 430 milliards de dette, mais l’Italie 180 seulement et la Grèce rien du tout. L’Europe risque un nouveau cercle vicieux au gré duquel les États fragiles affaiblissent leurs économies et donc leur base fiscale.

Qu’à cela ne tienne, entend-on de plus en plus : annulons les dettes ! De Jean-Luc Mélenchon à Alain Minc, nombreux sont ceux qui prônent, soit de rayer d’un trait de plume les obligations publiques détenues par la BCE ; soit, ce qui revient au même, de les convertir en une dette perpétuelle non rémunérée ; soit encore, ce qui n’est pas très différent, de les échanger contre des titres à 50 ans assortis de taux zéro. Cela permettrait, dit-on, d’alléger sans coup férir le fardeau de la dette. 

Le sujet ne doit pas être tabou. Dans le jargon, l’annulation s’appelle restructuration et bien des pays s’y sont résolus, faute de pouvoir honorer leurs échéances. L’opération n’est pas mortelle mais elle est généralement douloureuse parce qu’elle appauvrit les épargnants, détruit les banques et dégrade la réputation financière du pays. C’est pourquoi c’est une solution de dernier ressort. 

Mais ce n’est pas cela que prônent les avocats de l’annulation. Ils présentent l’affaire comme un tour de magie monétaire qui ne coûterait rien à personne.   

C’est une mystification. Supposons que la BCE, qui détient aujourd’hui plus de 2000 milliards d’obligations publiques, décide de les échanger contre une obligation perpétuelle non rémunérée. Les États, qui sont aussi ses actionnaires (via leurs banques centrales) s’allégeraient d’une dette mais aussi, et pour un même montant, du flux des futurs dividendes qui leurs reviennent aujourd’hui via les banques centrales. Ils ne seraient à l’arrivée ni plus riches ni plus pauvres. Car la BCE, qui leur appartient, serait toujours endettée à l’égard des détenteurs d’actifs monétaires. La dette du secteur public (États + BCE) resterait la même[1]

Alléger la dette pour de bon supposerait de dévaloriser ces actifs monétaires. Et pour cela il y a un moyen bien connu (quoiqu’un peu oublié) : l’inflation. Si la BCE s’engageait à ne pas augmenter les taux d’intérêt le jour lointain où l’inflation sera de retour, alors elle réduirait vraiment le poids de la dette. Cela s’appelle la monétisation et c’est simplement une autre forme de restructuration, subreptice mais plus injuste car elle atteint les petits épargnants. 

Peut-être devrons-nous demain choisir entre restructuration et monétisation. Ou peut-être leur préférerons-nous une expropriation des détenteurs d’assurance-vie via la taxation. Ou bien nous opterons pour la répression financière, en forçant les ménages à détenir de l’épargne sous-rémunérée. Il n’y a là que des technologies alternatives pour États impécunieux. Aucune n’est indolore, mais elles ne font pas payer exactement les mêmes. 

Annuler la dette, c’est toujours en transférer le fardeau à d’autres. C’est un choix social.  On ne peut jurer, face à une crise comme celle à laquelle nous faisons face, qu’on ne devra pas s’y résoudre. Aujourd’hui nous endettons, parce qu’il le faut. La BCE fait son travail, et bloque les crises spéculatives.  Pour le reste, on verra bien quand nous aurons vaincu le virus. Annoncer aujourd’hui notre conversion à l’économie vaudoue ferait monter brutalement le coût de l’endettement public. L’effet serait contraire au but recherché. 

Demain, il faudra bien payer. Parce que les taux d’intérêt ont toute chance de rester bas, ce ne sera pas bien cher. Mais il n’est ni sérieux, ni démocratiquement honnête que prétendre que ce sera gratuit. 

[1] Voir mon article avec Olivier Blanchard (Monetisation : Do not panic, Vox-EU, 10 avril 2020),

L’action climatique après la crise du Covid : encore plus nécessaire, encore plus difficile

Chronique Terra Nova, 29 avril 2020

Les militants Verts en sont convaincus : la crise du Covid-19 ne fait que renforcer l’urgence de la lutte contre le changement climatique. Mais les industrialistes endurcis sont tout aussi convaincus du contraire : la priorité est de réparer les dommages économiques causés par la crise sanitaire, et au besoin, il faudra renvoyer à plus tard le durcissement des réglementations environnementales. La bataille a déjà commencé. De son résultat dépendra le profil du monde de l’après-Covid.

Par bien des aspects, la crise sanitaire fait écho à la crise climatique. Toutes deux mettent en lumière les limites de notre pouvoir sur la nature. Toutes deux rappellent que l’anthropocène peut mal finir. Toutes deux enseignent que nos routines du quotidien peuvent aboutir à des catastrophes. Toutes deux conduisent à écarter les raisonnements linéaires et à réaliser que de petites déviations peuvent entraîner de grands dommages.  Comme l’a relevé l’économiste du climat Gernot Wagner[1], la pandémie est une sorte de réplique en accéléré du changement climatique. Ce n’est donc pas sans raisons que l’opinion mondiale considère, dans son écrasante majorité[2], que le réchauffement climatique est aussi important que le Covid-19, et souhaite que les gouvernements donnent priorité au changement climatique dans la phase de relèvement de l’activité. 

La pandémie nous a également fourni un cours intensif sur les effets collectifs des comportements individuels. Chacun de nous a pris conscience que son devoir n’était pas seulement de se protéger lui-même, mais aussi de protéger les autres. Hier encore on pouvait considérer qu’il suffisait, pour s’acquitter de sa dette envers la collectivité, de payer ses impôts et d’effectuer quelques dons. Dans une crise sanitaire, pas plus que dans une crise climatique, on ne peut se borner à payer pour être quitte.   

Enfin les dernières semaines ont mis en évidence l’étroitesse d’une dualité binaire entre marché et État. Comme l’ont montré les économistes Samuel Bowles et Wendy Carlin[3], la solution au défi actuel ne peut pas venir seulement d’une bonne combinaison de décrets gouvernementaux et d’incitations de marché. Des communautés dont les membres adoptent un comportement responsable les uns vis-à-vis des autres et s’expriment mutuellement leur reconnaissance est une composante indispensable de la réponse. Même si leur contribution au bien-être collectif n’est pas retracée dans la comptabilité nationale, capital social et normes sociales sont fondamentaux. Après tout, c’est ce que nous exprimons chaque soir en applaudissant à nos fenêtres. Et ceci, à nouveau, s’applique aussi au changement climatique. 

Les points communs sont donc nombreux. Mais en rester là, cependant, reviendrait à manquer la moitié du problème, à occulter la part sombre de l’image, et à ne pas voir que les obstacles qui s’opposent à la transformation de notre modèle seront très puissants dans les temps à venir. 

Pour commencer, l’action contre le changement climatique a, par nature, un caractère global, là où la lutte contre le virus présente un caractère plus localisé. Brûler une tonne de carbone produit exactement le même effet sur la température de la planète, quel que soit l’endroit où elle est brûlée. C’est d’ailleurs pourquoi la lutte contre le changement climatique réclame des accords mondiaux. Malgré les interactions internationales, on ne peut pas dire la même chose de la lutte contre l’épidémie : la prudence individuelle protège les proches plus que les voisins, les voisins plus que les habitants de la même ville, et les concitoyens plus que les étrangers. 

Préservation du climat et préservation de la santé mettent en jeu des impulsions fondamentalement différentes. La première implique que nous nous comportions comme des citoyens du monde responsables, l’autre nous ramène à nos racines locales et au bouclier (souvent imaginaire) qu’offrent nos frontières nationales. Aujourd’hui, 84% des Français défendent l’idée qu’il faut fermer nos frontières aux étrangers[4]. Il n’y a aucune certitude qu’à l’issue de l’épreuve que nous vivons, les peuples se montreront plus enclins à changer leur comportement pour le bien de l’humanité ou des futures générations. Voilà la première source de tension. 

La deuxième tension est économique. Elle sera vive. Quand le confinement prendra fin, les politiques publiques mettront l’accent sur la relance de la croissance et des emplois après le pire effondrement économique en temps de paix depuis la Grande Peste du XIVème siècle. La priorité absolue de tous les gouvernements sera, de manière compréhensible, de s’assurer que toutes les entreprises qui pourront reprendre leur activité se relèveront effectivement, de manière à ce que la crise laisse le moins de cicatrices possible. 

N’en déplaise à ceux qui voudraient faible table rase de l’économie d’hier, cette priorité est difficilement discutable. Dans l’urgence, les garanties de crédit et le maintien du revenu des travailleurs en chômage partiel ne peuvent être que générales, plutôt que conditionnés à des engagements à changer de comportement. Et comme les avions sont cloués au sol et que leurs passagers ont disparu, aucun gouvernement ne souhaite conditionner son soutien aux compagnies aériennes à de futurs changements de stratégie. Pour le moment, c’est l’heure des pompiers, pas des architectes. 

Le bon moment pour infléchir le cours du développement économique viendra un peu plus tard, quand l’investissement repartira et quand l’horizon s’allongera. Sans doute les entreprises seront-elles alors disposées à entendre la voix de ceux qui les auront aidées à survivre. Mais une troisième tension apparaîtra quand nous réaliserons à quel point nous aurons été appauvris par la crise. Beaucoup d’entreprises auront fait faillite et beaucoup de salariés auront perdu leur travail. Il faudra consacrer des ressources supplémentaires au renforcement des systèmes de santé et des industries de la santé, aux dépens de la consommation courante. Et la dette publique – c’est-à-dire de futurs impôts ou une future inflation – se sera accrue de 20 à 30 points de PIB. Des ménages appauvris seront plus réticents encore à supporter les coûts induits par la mise au rebut du capital brun incorporé dans leurs systèmes de chauffage, leurs voitures ou les équipements nécessaires à la production de leur consommation, et son remplacement par du capital vert mais coûteux. Cela signifiera en effet que davantage encore d’emplois seront en cause et que le revenu disponible pour la consommation courante sera encore diminué. La contradiction entre ceux qui s’inquiètent de la fin du mois et ceux qui se soucient de la fin du monde ne pourra que s’intensifier. 

Les avocats de la transition verte ont raison : une fois qu’on aura paré aux dommages immédiats, il faudra prendre appui sur une conscience collective aiguisée pour ne pas manquer l’opportunité d’une transformation de nos économies et d’un changement de nos modes de vie. Mais ils ne doivent ni cacher l’ampleur des obstacles qui s’y opposeront, ni prétendre qu’un tour de passe-passe économique permettra de les contourner. Et ils ne doivent pas occulter les arbitrages qu’il faudra rendre. Si l’on veut avoir une chance de réussir, il faut commencer par reconnaître l’ampleur du défi que nous allons devoir affronter. 

[1] https://www.project-syndicate.org/commentary/covid19-is-climate-change-on-steroids-by-gernot-wagner-2020-03

[2] https://www.ipsos.com/fr-fr/58-des-francais-estiment-que-la-reprise-economique-ne-doit-pas-se-faire-tout-prix-en-sacrifiant

[3] https://voxeu.org/article/coming-battle-covid-19-narrative

[4] http://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/attitudes-des-citoyens-face-au-covid-19

Déconfinement : L'art et la science

Chronique Le Monde, 4 avril 2020

On ne sait pas encore quand commencera le déconfinement mais on sait, depuis les déclarations du Premier ministre, qu’il se fera pas à pas. On connaît déjà les questions qu’il va poser : quelles contraintes lever et à quel rythme ?  Comment minimiser les risques sanitaires d’une reprise du travail ? Et, a contrario, comment tirer le meilleur parti économique des marges de manœuvre que dégagera le ralentissement de la pandémie ? 

Il ne s’agira pas – comme l’avait suggéré Donald Trump le 22 mars, avant de se raviser – de choisir entre l’économie et la santé. Les pressions des milieux d’affaires seront fortes, mais aucun responsable ne peut délibérément conduire les hôpitaux au point de rupture et voir la mortalité tripler en conséquence. Ce serait d’ailleurs un bien mauvais calcul : aux États-Unis, lors de la grippe espagnole de 1918-1920, les États et villes qui ont opté pour un confinement précoce et strict ont fini par créer plus d’emplois que les autres[1].     

C’est seulement une fois la progression du virus stoppée (c’est-à-dire après que la distanciation sociale aura ramené en-dessous de 1 le nombre de personnes qu’un porteur du virus infecte lui-même) qu’il sera légitime de raisonner économie. Cette étape est attendue pour la fin du mois, c’est à cette échéance qu’il faut imaginer la stratégie de déconfinement. 

Dans un mois, la chute de l’activité sera sans doute plus profonde que les -35% estimés fin mars par l’Insee : hors administrations elle approchera sans doute les 50%. Sur les quelque 20 millions de salariés de droit privé du début 2020, une moitié environ sera sans doute en activité, très majoritairement en télétravail. Pour l’autre ils seront soit en chômage partiel (ils sont 4 millions et l’OFCE en attend 6), soit en arrêt-maladie pour s’occuper de leurs enfants, soit sans emploi[2]. Si la France avait réagi comme les États-Unis, nous aurions déjà 2 millions de chômeurs de plus. L’activité partielle nous l’évite – même si les CDD, intérimaires et autoentrepreneurs subissent le choc de plein fouet.  

Il ne sera évidemment pas possible de remettre en marche d’un seul coup cette France en panne. La priorité, ce sera d’abord la sécurité de celles et ceux qui sont restés sur leur lieu de travail : soignants, caissières, transporteurs. C’est à eux qu’il faudra destiner les premiers tests disponibles. Puis, progressivement, on pourra faire redémarrer des entreprises. Pour rassurer des salariés amenés à se côtoyer quotidiennement, il faudra faire pratiquer sur le lieu de travail des tests fiables par des professionnels indépendants. Ce sera long. 

Si les actifs immunisés sont suffisamment nombreux, et si l’on dispose de tests sérologiques permettant de les identifier, ils pourront reprendre le travail en toute sécurité. Mais les estimations actuelles suggèrent qu’ils restent très minoritaires (1 à 7% au 26 mars selon l’Imperial College de Londres)[3]. Et s’il se peut que la pandémie, dont les paramètres sont cernés avec encore beaucoup d’imprécision, soit en fait plus contagieuse et moins létale qu’on ne le croit, rien ne permet de l’assurer. 

Le plus probable est donc que la reprise de l’activité sera très graduelle. En ce cas le défi pour les responsables publics sera d’allouer au mieux un capital terriblement limité de « rapprochement social » dans le but maximiser l’impact économique de leurs décisions.

Le problème est redoutable. Comme le montre un travail de recherche récent, ce ne sont pas tant la fermeture des commerces et des spectacles qui expliquent aujourd’hui le bas niveau de l’activité économique[4] que la fermeture des écoles, l’indisponibilité des salariés et les effets en retour de la chute de production des secteurs amont. Face à un tel système surcontraint, il est facile de se tromper et de lever des contraintes dont l’effet est marginal. À l’inverse, certaines limitations ont un caractère critique. 

Sera-t-il, par exemple, utile de favoriser le retour dans leurs bureaux de salariés des entreprises qui fonctionnent aujourd’hui largement en télétravail ? A priori, ces entreprises ont réussi à maintenir un niveau élevé d’activité et ce ne sera pas prioritaire. Mais certaines fonctions peuvent être critiques et leur absence peut handicaper la productivité de tous. 

Qui plus est, il est probable que lorsque les ménages pourront se remettre à consommer autre chose que des produits alimentaires et du numérique, ils se précipiteront sur les produits dont ils auront été privés. Ils auront du pouvoir d’achat car les trois-quarts d’entre eux (retraités, fonctionnaires, télétravailleurs, chômeurs…) auront vu leurs revenus préservés, quand leur consommation aura baissé d’au moins un tiers. Une forte demande risque donc de se déverser sur une offre sectorielle très peu élastique. Une flambée temporaire de certains prix est à prévoir, qu’il faudra s’attacher à limiter. Mais le contexte global restera certainement déflationniste et passé cet épisode, il faudra sans doute soutenir la demande. 

Jamais depuis 1944 la politique économique n’a été confrontée à de telles questions. Le tâtonnement est inévitable, peut-être même un stop and go sur les mesures sanitaires. Mais s’il n’y a pas de stratégie sans erreur, il y a au moins une priorité : mieux connaître et comprendre une réalité aujourd’hui opaque. Car sans données, la politique sera aveugle. 


[1] Voir https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3561560

[2] Voir https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief65.pdf

[3] Voir https://www.imperial.ac.uk/media/imperial-college/medicine/sph/ide/gida-fellowships/Imperial-College-COVID19-Europe-estimates-and-NPI-impact-30-03-2020.pdf

[4] « Effets sectoriels de la distanciation sociale » par Jean-Noël Barrot, Basile Grassi, et Julien Sauvagnat, avril 2020.  

 

La stratégie économique va-t-elle réussir ? 

Chronique Terra Nova, 30 mars

L’insee estime que la chute d’activité économique induite par la crise sanitaire est aujourd’hui de 35% et que la baisse de la consommation des ménages est d’une ampleur comparable. Chaque mois de confinement implique ainsi une réduction de 3% du PIB annuel. Et la situation est pire dans certains secteurs : la production marchande est en baisse de 40%, la production manufacturière s’est contractée de 50% et plusieurs secteurs de services sont complètement à l’arrêt. Les évaluations sont similaires pour l’Allemagne et le Royaume-Uni, et l’impact de la crise sanitaire sera certainement plus marqué dans les pays où le secteur public est plus petit.

Parce qu’une récession de cette ampleur peut, en quelques semaines, faire disparaître des établissements florissants, les gouvernements réagissent d’une manière remarquablement similaire. Pour éviter les faillites, ils apportent de la liquidité aux entreprises avec des garanties de crédit de grande ampleur et un décalage dans le temps du paiement des prélèvements fiscaux et sociaux (dont une bonne part risque de n’être jamais recouvrée). L’Allemagne, par exemple, a mis en place des garanties de crédit de 400 milliards d’euros afin que les banques maintiennent et accroissent leurs prêts aux entreprises ; en France, c’est 300 milliards, à peu près la même chose en proportion du PIB . Dans l’ensemble, les dispositifs de liquidités publiques prévus pour les entreprises et les salariés de la zone euro équivalent à 13% du PIB. 

Les pays européens recourent en outre massivement à des mécanismes de chômage partiel qui transfèrent sur le budget public la plus grande part de la masse salariale des entreprises forcées de réduire ou d’interrompre leur production. Les salariés gardent leur contrat de travail et, d’une manière ou d’une autre, l’essentiel de leur salaire, mais l’entreprise perçoit une aide publique qui couvre la totalité ou la quasi-totalité du coût correspondant. Contrairement au licenciement qui coupe le lien entre le salarié et son entreprise, ce type de dispositif permet de le maintenir jusqu’à ce que l’entreprise puisse reprendre son activité. De tels arrangements existaient déjà, mais ils étaient utilisés jusqu’à présent pour des crises sectorielles. Cette fois-ci, on en fait un usage généralisé. 

En l’absence d’un système développé d’assurances sociales sur lequel s’appuyer, le plan américain de sauvetage négocié le 26 mars retient des objectifs identiques, mais avec une structure différente. Le gouvernement fédéral va envoyer des chèques aux ménages des classes populaires et de la classe moyenne, prêter aux PME à condition qu’elles conservent leurs salariés, augmenter la durée de l’indemnité chômage et verser 600 dollars par semaine aux chômeurs et aux salariés placés en congé sans solde. L’esprit de ce plan est très européen. Le saut sans précédent observé dans l’inscription au chômage – de 280 000 inscrits le 14 mars à 3,2 millions une semaine plus tard – rappelle toutefois la grande brutalité des ajustements sur le marché du travail américain. 

En dépit de différences d’orientation marquées entre les gouvernements en place, c’est donc une stratégie largement commune qui se met en place. Il est difficile de dire si elle sera efficace. Quelle que soit l’ampleur du bouclier aujourd’hui déployé pour protéger l’activité et les salariés, les dégâts sont inévitables. La crise prend au dépourvu de nombreuses entreprises chargées de dettes et les prive brutalement de perspectives. Des liquidités d’urgence les aideront, mais elles ne les protègeront pas de la menace d’insolvabilité. L’effondrement des bourses a réduit la valeur des actifs offerts en garantie aux créanciers, ce qui fragilise les emprunteurs et met les investisseurs en danger. Les banques accumulent à nouveau des créances douteuses. Parmi les indépendants, les travailleurs intérimaires ou les entrants sur le marché du travail, beaucoup se retrouvent sans aucun revenu. Et pour couronner le tout, mettre en place la tuyauterie nécessaire à ces nouveaux dispositifs est un cauchemar pratique. Il y aura donc beaucoup, beaucoup de dégâts. Pour autant, l’approche suivie est probablement la meilleure possible. 

Cette stratégie est-elle tenable ? D’un point de vue budgétaire, le calcul est vite fait. Si l’on considère que le secteur marchand compte pour 80% de l’économie, que son activité a baissé de 40% et que les actions mises en place par le gouvernement visent à couvrir 80% de la perte de revenu des entreprises et des ménages, le coût budgétaire total devrait s’élever à 0,8 x 0,4 x 0,8 = 25% de la richesse produite avant la crise, soit un peu plus de 2% du PIB annuel par mois. Trois mois de confinement suivis par un rétablissement seulement graduel pourraient ajouter de l’ordre de 10 points de PIB au déficit budgétaire.

C’est un chiffre très élevé mais à l’heure actuelle, les gouvernements peuvent se permettre d’augmenter substantiellement leur dette. Les taux d’intérêt étaient à un niveau historiquement bas avant que la crise nous frappe, pour des raisons essentiellement structurelles. On peut donc attendre qu’ils le restent. En outre, les banques centrales soutiennent partout leurs gouvernements et éviteront une crise des dettes auto-réalisatrice. Dans ces conditions, des déficits publics sont supportables, à court terme tout du moins. 

Paradoxalement, c’est plutôt la soutenabilité économique de cette stratégie qui fait question. On peut maintenir une entreprise sous respiration artificielle pendant quelques semaines, parce que la laisser disparaître serait préjudiciable non seulement pour ses actionnaires et ses salariés, mais aussi pour la société dans son ensemble. Les compétences particulières d’une firme, son savoir-faire et son capital immatériel seraient perdus pour de bon. Les gouvernements ont eu raison de ne pas hésiter. Mais qu’en sera-t-il après six mois ? ou neuf ? Une entreprise restée trop longtemps à l’arrêt se trouvera probablement surchargée de dettes et aura perdu beaucoup de sa valeur économique. Il faut donc admettre que cette stratégie conservatoire ne vaut que pour une période relativement courte. Elle convient pour le moment mais devra sans doute être adaptée en fonction de l’évolution de la situation.

La question la plus difficile est peut-être de savoir comment gérer la sortie du confinement quand l’épidémie aura perdu sa virulence et que la politique économique reprendra ses droits. Certains parlent déjà d’un plan de relance, mais l’offre risque de rester limitée pendant quelques mois, tandis que les ménages piocheront dans l’épargne accumulée pendant le confinement pour recommencer à acheter des biens et des services. Comme après une guerre, des pénuries sont probables, au moins dans certains secteurs. Et au plan agrégé il est difficile de prévoir si la demande sera forte – parce que les ménages auront accumulé de l’épargne et de la frustration pendant le confinement – ou faible – à cause des peurs, des pertes, des dettes et de l’effondrement du commerce international. Le pilotage de l’économie va demander beaucoup de dextérité. Et en matière de perspectives, comme dit le proverbe chinois, il va falloir traverser la rivière en passant de pierre en pierre. 

Coronavirus : Ce n'est pas le moment d'économiser 

Interview Le Monde, 12 mars 2020

Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE), prévient que la crise actuelle, sans mesures appropriées, pouvait être aussi déflagratoire que celle de 2008. Qu’en pensez-vous ?

La crise de 2008 venait du secteur financier, elle a ensuite contaminé l’économie réelle. Celle d’aujourd’hui vient d’un problème sanitaire qui bloque le fonctionnement de l’économie et va éventuellement se transmettre au secteur financier. C’est exactement l’inverse.

Il est vrai, cependant, que, dans l’instant, la déflagration peut être aussi importante qu’en 2008, voire plus. On l’a vu en Chine, où l’activité s’est littéralement effondrée en janvier et en février. Cela dit, normalement, quand la cause de cette crise – c’est-à-dire, le virus – aura disparu, l’économie rebondira, et on espère – sans certitudes – que ce rebond sera aussi vif que la chute aura été brutale.

Concrètement, que faut-il faire dans l’immédiat ?

Il faut empêcher que les entreprises meurent par accident et que leurs salariés se retrouvent au chômage. Jusqu’ici, le gouvernement français a fait ce qu’il fallait, avec des mesures de soutien ciblées, notamment des délais de paiement et des plans de chômage partiel.

Pour l’instant, les secteurs en crise – l’événementiel, le tourisme, l’aérien… – sont peu nombreux. Mais les mesures horizontales, destinées à ralentir la contagion, touchent de plus en plus de domaines. Si, demain, les plans de contingentement à l’italienne se multiplient, si on ferme les écoles ou les métros, le choc sera général et il faudra étendre ces mesures de soutien. Ce sera coûteux : au total, réponse sanitaire plus mesures de soutien, en cas de confinement généralisé, on pourrait vite parler d’une trentaine de milliards d’euros en France, comme dans les pays analogues. Mais ce n’est pas le moment d’économiser.

Il y a aussi un risque de transmission de la crise par le secteur bancaire. S’ils craignent de se retrouver surchargés de créances incertaines, les établissements financiers baisseront l’offre de crédit et, par là même, ils accéléreront les faillites. Il faut l’éviter, en fournissant de la liquidité aux banques, en garantissant des crédits aux PME et en relâchant temporairement certaines obligations réglementaires.

Au total, dans la phase actuelle, la prescription est simple : tout faire pour limiter les dommages. Pas seulement pour aujourd’hui, mais aussi pour demain. Une chute profonde de l’activité pendant quelques semaines peut laisser des blessures non cicatrisées, qui entameront le potentiel de l’économie et freineront le rebond. C’est à cela qu’il faut faire très attention. Rappelez-vous, la crise de 2008 a laissé des traces persistantes en Europe. Surtout qu’on a enlevé les béquilles trop vite, alors que la reprise était fragile. Les politiques d’ajustement budgétaire ont contribué à la crise de la zone euro qui a suivi.

Il faudra donc faire très attention à la sortie de crise ?

Oui. Aujourd’hui, il faut des coussins de sécurité pour éviter que la crise ne laisse de

s traces. Nous sommes dans une phase de soins à l’économie et en particulier de soutien aux entreprises. Quand l’heure du rebond sera venue, à l’été sans doute, il faudra lui fournir des vitamines – et tout de suite. Pas en janvier 2021. Il faudra des mesures de soutien à la demande, du pouvoir d’achat pour les ménages.

La Commission s’est engagée à faire preuve de flexibilité sur l’application des règles budgétaires. Est-ce la bonne démarche ?

Oui. Mais cette flexibilité doit être inconditionnelle. Elle ne doit pas être négociée au cas par cas. Tous les pays doivent être certains que les dépenses qu’ils engageront pour répondre à la crise sanitaire seront exonérées des règles du pacte de stabilité. Il faut que lundi [16 mars], les ministres des finances de l’Eurogroupe soient sans ambiguïté. Ce n’est pas le moment des « si » et des « mais ».

Est-ce que ce niveau de réponse est, pour l’instant, suffisant ?

Cela ne peut suffire. Il faut aussi mutualiser autant que possible la réponse à ce choc. D’abord, parce qu’il frappe tous les pays de manière plus ou moins indistincte. Ensuite, parce qu’il ne faut pas prendre le risque d’ajouter une crise financière à la crise sanitaire. Regardez les marchés : depuis une semaine, les taux italiens ont brutalement monté. Si les marchés prennent encore une fois l’Europe en défaut de solidarité, ils risquent de se mettre en mode panique. Certains Etats pourraient alors avoir des difficultés à emprunter, et donc à financer leurs mesures de soutien. C’est pourquoi l’Europe doit assumer une partie de la réponse à la crise. De ce point de vue, le Covid-19 constitue aussi un test politique.

Concrètement, que peut faire Bruxelles ?

Si on considère que les mesures de soutien au niveau de l’Union européenne [UE] vont représenter un point de produit intérieur brut [PIB], soit 140 milliards d’euros, ce serait un bon signal que la Commission en finance 10 % à 20 %, soit une vingtaine de milliards. Le problème est que le budget de l’UE – qui est décidé sur sept ans et ne peut être en déficit – n’est pas fait pour répondre aux urgences.

La Commission a annoncé qu’elle aiderait les Vingt-Sept à financer leurs mesures de soutien, à hauteur de 25 milliards d’euros. Saluez-vous cette initiative ?

Oui, sur le principe, mais je redoute les opérations de passe-passe. Si j’ai bien compris, il ne s’agit pas, pour l’essentiel, d’argent frais. Mais de fonds structurels d’ores et déjà budgétés, qui ne seront pas alloués aux Etats membres en fonction de leurs besoins pour répondre aux ravages du coronavirus. Ils ne seront pas mutualisés. Si c’est cela, ce n’est pas de la solidarité, et cela ne répondra pas à l’urgence. C’est faire semblant. Ce qu’il faut faire, c’est réallouer certains crédits budgétaires vers un fonds de soutien mutualisé. Et organiser, en 2021, ou en 2022, la restitution des crédits gelés à leurs bénéficiaires initiaux.

Les taux d’intérêt sont très bas. Conséquence, la Banque centrale européenne ne dispose pas de cet instrument. Faut-il le regretter ?

La politique monétaire met en général dix-huit mois à faire sentir ses effets. On est dans l’urgence. Mais, face à la panique financière qui menace, la BCE doit dire qu’elle fera usage de tous les leviers d’action pour que les banques continuent à faire crédit et que les Etats continuent à pouvoir se financer.

Retraites : une question de confiance

Chronique Le Monde, 28 février 2020

Pour la grande majorité des actifs, et en particulier pour les plus jeunes, la question la plus lourde, en matière de retraites, est de savoir sur quel niveau de pension ils vont pouvoir compter demain. Or alors même que le régime universel par points se voulait une réponse à la montée de l’anxiété face à l’avenir que signalent toutes les enquêtes, le projet de réforme du gouvernement n’a jusqu’ici réussi qu’à attiser les angoisses. Et alors que l’enjeu de la sécurisation des pensions devrait être au centre des débats sur le futur système, il est largement occulté par les controverses sur l’âge-pivot et les régimes spéciaux. 

Un régime par répartition est un contrat par lequel les actifs investissent collectivement dans les performances économiques futures du pays. Au lieu d’acheter des titres financiers, comme avec la capitalisation, ils acquièrent collectivement des droits sur la croissance à venir. L’objet des règles de la répartition est de définir avec précision ces droits. 

La sécurité sociale de l’après-guerre avait généralisé des droits qui se sont révélés insoutenables. Les réformes engagées à partir des années 1990 les ont donc remis en cause, en particulier en indexant les droits accumulés chaque trimestre (ce qu’on appelle les salaires portés au compte) sur les prix au lieu des salaires. Combinée aux mesures d’âge qui se sont succédées, cette mesure subreptice mais puissante a permis de ramener la répartition au voisinage de l’équilibre. Ce mode d’indexation n’est cependant ni équitable – il pénalise celles et ceux dont la fin de carrière a été difficile – ni économiquement défendable. Contrairement à ce que disent tous les avocats du statu quo, le temps est venu de définir, pour l’avenir, de nouvelles règles de revalorisation des droits.  

Cette redéfinition figure dans le projet de loi. Les principes en sont posés : les droits – c’est-à-dire à la fois la valeur du point et son taux de conversion en pension, qu’on appelle valeur de service – seront indexés sur le revenu moyen par tête (la polémique qui s’est ouverte sur cet indice est sans objet car rien ne fait obstacle à sa mesure objective) ;  l’âge d’équilibre évoluera en fonction de l’espérance de vie ; les pensions elles-mêmes seront, comme aujourd’hui, indexées sur les prix. Mais le texte en discussion au parlement reste en même temps elliptique sur plusieurs points importants : l’indexation ne sera complète qu’en 2045 ; elle s’appliquera par défaut, en l’absence de décision en sens contraire de la caisse de retraites ou du gouvernement ; et elle sera soumise au respect d’une règle d’or imposant le respect de l’équilibre financier sur cinq ans.

Il faut être clair : parce que le montant des cotisations dépend de la progression à venir de l’emploi et des revenus, il est impossible de donner des garanties absolues aux futurs retraités. Économiquement, le système le plus fidèle à la nature de la répartition est celui qui fait dépendre les pensions elles-mêmes de la croissance. Lorsque cela va mieux, tous en bénéficient, y compris les retraités, et lorsque cela va moins bien tous se serrent la ceinture. Ce n’est pas ce qui a été choisi, pour ne pas inquiéter les retraités. Mais à défaut, il faut bien fixer comment seront modifiés les paramètres du système si la productivité ralentit encore (ou si elle s’améliore), ou si le chômage remonte durablement (ou si nous revenons au plein emploi). Et il faut faire en sorte que ces modifications soient aussi rares que possible. Il en va de la clarté des règles et de la sécurité offerte à chaque actif, à chaque retraité. 

La première condition pour y parvenir est de disposer d’amortisseurs. Dans un système bien conçu, une récession temporaire ne se traduit par une modification des droits à la retraite ou une désindexation des pensions déjà liquidées. Elle est absorbée par une variation du solde financier du système. C’est à cela que devront servir les quelque 130 milliards de réserves nettes des régimes par répartition. Plutôt que de se demander à quoi les dépenser, mieux vaudrait les affecter en priorité à la sécurisation du régime universel. 

Sur cette base, une deuxième condition est de se donner, en lieu et place de l’équilibre sur cinq ans, une règle d’engagement des réserves. Celle-ci devrait définir le partage entre les chocs temporaires qui doivent être financés en puisant dans l’actif accumulé et les chocs persistants qui nécessitent un changement des paramètres. Elle fixerait le niveau minimal des réserves. Cela permettrait d’assurer la stabilité des règles de revalorisation des droits et de préciser très explicitement les clauses de sauvegarde permettant éventuellement de s’en écarter.  

Une troisième condition porte sur la gouvernance. Dans le projet de loi le partage des rôles entre gouvernement et conseil d’administration de la caisse de retraite n’est pas clair. Pour susciter la confiance, il faudrait que cette dernière dispose d’une réelle autonomie de gestion dans le cadre du mandat fixé par le législateur. L’État ne devrait intervenir qu’en cas d’absence de décision ou de défaillance avérée. Cela suppose évidemment une gouvernance suffisamment ferme, qui s’écarte de la logique de représentation qui caractérise trop souvent les institutions sociales pour aller vers une logique de responsabilité déléguée. 

Enfin la dernière condition porte sur l’information. Personne aujourd’hui n’a une idée même approximative de la valeur du point et il faudra longtemps avant que les Français s’acclimatent au nouveau régime. Informer annuellement chaque actif de la valeur en euros de la pension correspondant aux points déjà acquis obligerait à la transparence et aiderait à susciter peu à peu la confiance qui fait aujourd’hui défaut. 

Budget européen : une solution radicale pour sortir de l’impasse 

Chronique Terra Nova, février 2020

En 2003, j’ai participé au rapport Sapir sur l’avenir de l’Union européenne1 . Nous y relevions que les dépenses, les ressources et les règles du budget européen ne présentaient plus aucune cohérence avec les objectifs de l’UE et recommandions une réorganisation radicale de cette « relique de l’Histoire ». Dix-sept ans plus tard, pratiquement rien n’a changé. 

Il y a deux ans, quand les négociations pour le budget 2021-2027 ont commencé, j’ai pronostiqué que le résultat serait révélateur de la réalité du projet européen, mais relevé qu’après une partie tendue de poker-menteur riche en pressions, chantages et trahisons, ce type de négociation débouche en général sur les évolutions mineures2. Et nous y voici : nous avons eu le bluff, les pressions, le chantage et les trahisons, notamment à l’occasion du sommet stérile des 20 et 21 février, et l’UE semble bien s’orienter vers des évolutions minimales. 

Un tel résultat serait très dommageable. Bien sûr, l’Europe ne se défit pas par son budget. L’intégration du continent s’est faite autour d’un système juridique, d’institutions communes, du marché, de la monnaie et de politiques communes en matière de concurrence, de commerce ou de climat, bien plus que par la dépense budgétaire. La part du lion de ce budget est consacrée à des transferts vers les régions les plus pauvres (à travers la politique de cohésion) et vers les agriculteurs (par la politique agricole commune). On peut juger ces dépenses utiles, ou pas, mais elles ne sont pas l’essentiel de l’Union d’aujourd’hui. On peut donc être tenté de tenir la discussion budgétaire pour une affaire secondaire : l’assiette au beurre européenne, en quelque sorte. 

Ce serait une erreur. Pour l’Europe, l’enjeu existentiel n’est plus l’intégration par le commerce ou la mobilité, ni même la consolidation de l’euro. Comme je le défends dans un rapport récent3, le rôle de l’UE est de plus des fournir des biens publics, en accord avec ses valeurs et ses priorités. Concrètement, l’enjeu déterminant pour l’Union est sa capacité d’agir de manière déterminée dans les domaines comme le changement climatique, la souveraineté numérique, la recherche et développement dans les secteurs porteurs de transformation, la coopération pour le développement, la politique migratoire, la politique étrangère et la défense. Dans tous ces domaines, la question n’est pas de savoir si l’Espagne va recevoir davantage que la Pologne, ou si les contribuables néerlandais payer plus que les Français, mais si les politiques communes présentent une valeur ajoutée. 

Pour l’heure, cependant, l’UE s’enferre dans une approche absurdement étroite des biens communs. Quelques Etats ne s’intéressent qu’à ce qui les concerne directement, quand d’autres se demandent combien cela va leur coûter, tandis que d’autres encore se soucient surtout d’éventuels dommages collatéraux pour leurs programmes favoris. Ce que l’Europe perd dans l’affaire, c’est une occasion de prendre au sérieux ses priorités affichées et de se confronter à l’urgence d’actions communes.

Un principe fondamental de l’économie politique veut que les questions d’efficacité et de répartition soient autant que possible traitées de manière séparée. Savoir si une politique crée de la valeur et comment ses bénéfices sont distribués sont deux questions également importantes, mais elles doivent être distinguées. Bien entendu la séparation ne peut jamais être complète, car la fourniture de biens communs a des conséquences sur la répartition : une augmentation des dépenses militaires, par exemple, apporte des avantages aux zones qui travaillent pour l’industrie de l’armement. Mais cela ne fait que confirmer l’argument : personne ne veut que la politique de Défense soit décidée par le lobby militaro-industriel. 

Le mécanisme de négociation du budget européen devrait ainsi être conçu de manière à encourager les Etats membres à viser à la fois l’efficacité collective et l’équité transnationale, mais sans que la première soit otage de la seconde. A l’heure actuelle, pourtant, la Pologne se bat pour la politique de cohésion régionale et la France pour la politique agricole commune, indépendamment de la valeur propre de ces programmes : tout simplement parce qu’ils en bénéficient. Dans le même esprit, les pays « frugaux » (Autriche, Danemark, Pays-Bas, Suède) se sont engagés à combattre toute augmentation significative du budget, indépendamment de la manière dont l’argent est utilisé. C’est le blocage. 

Pour sortir de l’impasse, il faut trouver une méthode de négociation qui sépare efficacité et répartition. C’est possible, car au grand désespoir des fédéralistes convaincus, qui affirment (à juste titre) que la notion même de solde budgétaire net est un non-sens économique, les négociations finissent régulièrement par fixer combien chaque état membre va débourser et combien il va recevoir au cours des sept années de l’exercice budgétaire. Si les transferts sont trop élevés ou les retours trop faibles, un « rabais » est négocié, qui garantit que la contribution nette se trouve au niveau désiré. Mais comme personne n’est très fier de ces discussions de maquignons, ces petits arrangements sont réservés aux dernières tractations nocturnes et aux accords des petits matins. Le résultat de la discussion finale est aussi obscur que sa complexité défie l’entendement4. 

Pour surmonter le blocage, Charles Michel, le président du Conseil européen, devrait proposer de renverser la table et d’inverser la procédure en commençant par fixer le montant de la contribution nette de chaque pays. On déciderait que la Pologne, parce qu’elle est plus pauvre, recevra sur les 7 ans à venir X milliards de plus que ce qu’elle verse au budget commun. L’Allemagne, à l’inverse, parce qu’elle est plus riche, devrait consentir à une contribution nette de Y milliards, et ainsi de suite. Une fois gravées dans le marbre des contributions nettes bien définies, aucun Etat n’aurait intérêt à se battre pour une politique dont la valeur principale est le retour net qu’elle lui procure, puisque tout bénéfice net supplémentaire (ou toute perte) serait automatiquement équilibré par un transfert monétaire forfaitaire. Cela permettrait de concentrer l’attention sur la valeur intrinsèque des politiques communautaires plutôt que sur la répartition de leurs effets. 

Pour autant, le débat sur l’ambition générale du budget européen resterait le même. Le fossé demeurerait ouvert entre les partisans d’une augmentation du budget et les avocats de la frugalité. Mais c’est un débat nécessaire qu’il ne faut pas esquiver. Ceux qui pensent que les biens publics européens ont une valeur doivent en convaincre leurs partenaires – et y contribuer pour leur juste part. La différence, mais elle est de taille, est que dans le cadre d’une telle structure de négociation ils pourraient argumenter sur la base de la valeur ajoutée et de l’efficience, et non sur la base de leurs éventuels intérêts pécuniaires directs. 

Après le dernier échec des négociations, Charles Michel a tweeté le 21 février :

« Comme le disait ma grand-mère, pour réussir, il faut essayer ». Les responsables européens feraient bien de suivre ce conseil vénérable et avisé. 


1 André Sapir, Philippe Aghion, Giuseppe Bertola, Martin Hellwig, Jean Pisani-Ferry, Dariusz Rosati, José Viñals, Helen Wallace, Marco Buti, Mario Nava, Peter M. Smith, An Agenda for a Growing Europe: The Sapir Report, Oxford, 2004. https://www.oxfordscholarship.com/view/10.1093/0199271488.001.0001/acprof-9780199271481 2 Jean Pisani-Ferry, « The EU’s Seven-Year Budget Itch », 28 février 2018, https://www.project-syndicate.org/commentary/european-union-seven-year-budget-talks-by-jean-pisani- ferry-2018-02?barrier=accesspaylog 3 Jean Pisani-Ferry et Clemens Fuest, « A Primer on Developing European Public Goods : A report to Ministers Bruno Le Maire and Olaf Scholz », November 8, 2019, Bruegel https://www.bruegel.org/2019/11/a-primer-on-developing-european-public-goods-a-report-to-ministers- bruno-le-maire-and-olaf-scholz/ 4 Zsolt Darvas, « A new Look at Net Balances in the European Union’s Next Multiannual Budget », Bruegel, « Working paper », issue 10, December 2019. https://www.bruegel.org/wp-content/uploads/2019/12/WP-ZSOLT-FINAL.pdf 

L'économie selon Trump : le triomphe de l'aventurisme

Chronique Terra Nova, janvier 2020

Depuis son arrivée à la Maison Blanche, le président Donald Trump a fait à peu près tout ce que l’analyse économique établie tient pour une hérésie. Il a érigé des barrières douanières et créé de l’incertitude en menaçant d’augmenter encore les droits de douane. Il soumis les entreprises privées au chantage. Il a assoupli les règles de prudences financière qui s’appliquent aux banques. Il a attaqué et attaqué encore la Réserve Fédérale américaine dont la politique n’était pas à sa convenance. Il a creusé le déficit budgétaire, alors même que l’économie tournait presque à plein régime. Sur la liste des décisions économiques à éviter, Trump a coché bien plus de cases qu’aucun autre président américain depuis la deuxième moitié du XXe siècle. 

Et pourtant, la phase d’expansion économique la plus longue de l’histoire économique américaine se poursuit. L’inflation est faible et stable. Le chômage est à son plus bas niveau depuis cinquante ans. Le taux de chômage des Noirs est le plus faible jamais enregistré. Celles et ceux qui s’étaient éloignés du marché du travail y reviennent, et trouvent un emploi. Les salaires les plus faibles progressent à un rythme annuel de 4%, un chiffre supérieur à la moyenne. Sur la liste des préférences économiques des électeurs, Trump coche ainsi plus de cases que la plupart de ses prédécesseurs. 

Les spéculations politiques vont bon train : chacun se demande si cette bonne santé économique va permettre à Trump d’être réélu. Mais une question tout aussi importante, et d’ailleurs liée à celle-ci, est de savoir si cette expérience va encourager d’autres gouvernements à travers le monde à écarter les prescriptions fondées sur l’analyse pour mener des politiques économiques aventureuses. Si c’est le cas, les experts économiques seront vite tournés en ridicule et les institutions politiques internationales perdront le peu de crédibilité qui leur reste. Les banques centrales indépendantes risqueront de se transformer en chapelles d’un culte oublié. Et les populistes de toute sorte se sentiront pousser des ailes. 

Certains analystes, comme Joseph Stiglitz, considèrent les résultats économiques de Trump comme une série d’illusions[1].  Il est vrai qu’il y a des ombres au tableau. Le déficit commercial progresse toujours. Les territoires relégués ne reprennent pas le chemin de la prospérité. Les inégalités sont toujours vertigineuses. Mais ce n’est pas une raison pour ignorer les points positifs. Si l’on veut comprendre ce qui se passe, la lucidité doit prendre le pas sur le déni. 

La politique économique de Trump est un étrange cocktail de mesures : une dose, populiste, de protectionnisme commercial et d’interventionnisme industriel ; une dose, classiquement républicaine, de baisse des impôts favorable aux plus riches et de déréglementation ; et une dose, keynésienne, de déficit budgétaire et de politique monétaire expansionniste. Reste à savoir quelle part des résultats économiques peut être attribuée à chacun de ces ingrédients. 

L’agenda populiste de Trump est très largement tourné vers le cœur industriel des Etats-Unis. Le protectionnisme commercial est censé aider le secteur manufacturier à redevenir compétitif, au moins sur le marché intérieur, tandis que les entreprises américaines sont fermement invitées à investir dans le pays plutôt qu’à l’étranger. Pourtant, la part du secteur manufacturier dans le PIB reste toujours deux points en dessous de ce qu’elle était avant la crise financière de 2008, et 900 000 emplois industriels ont été perdus sur la même période. 

Bien sûr, Trump poursuit l’offensive. L’accord commercial « phase 1 » avec la Chine contient un engagement chinois de presque doubler les achats de biens manufacturés américains d’ici 2021. Mais cette cible n’est pas du tout réaliste[2]. Et il n’existe aucun signe de renaissance industrielle due aux mesures prises par le Président américain.  

Le principal objectif de la politique fiscale de Trump est de stimuler la croissance en baissant le taux d’imposition des entreprises de 35% à 21%, tout en élargissant l’assiette fiscale. Cette mesure est complétée par ce que Trump a décrit lors de son intervention à Davos[3] comme les mesures de déréglementation les plus ambitieuses de l’histoire. Cependant, comme il le reconnaît lui-même, les mesures d’allégement réglementaire n’ont commencé à avoir des effets que dans la période récente, si bien qu’on ne peut pas leur attribuer les bons résultats économiques.   

Dans une minutieuse analyse menée conjointement, deux économistes de Harvard, Robert Barro, qui est proche des Républicains, et Jason Furman, l’ancien président du groupe des conseillers économiques d’Obama, donnent une estimation chiffrée de l’impact de la réforme de la fiscalité des entreprises[4]. Leur conclusion est la réduction du coût du capital qui en résulte est positive à long terme, mais que son impact sur la croissance est de moins de 0.15 points par an : il s’agit donc d’une très faible contribution à la prospérité économique actuelle. De toute façon, le faible dynamisme de l’investissement laisse penser que la réduction de l’impôt sur les entreprises n’est pas à l’origine de la croissance actuelle. 

Il nous reste donc l’explication keynésienne : le soutien budgétaire et la politique de taux bas sont les principaux facteurs explicatifs de la durée et l’ampleur de la phase d’expansion actuelle. Du côté budgétaire, la combinaison des baisses d’impôt et de hausse des dépenses ont sans doute apporté deux points de croissance depuis 2017. Du côté monétaire, la Réserve fédérale a changé d’orientation en 2019 en revenant sur les augmentations de taux d’intérêt qu’elle avait auparavant pratiquées pour endiguer les risques d’inflation. Enfin, de multiples augmentations des salaires minimaux décidées par des villes et des états a relevé le salaire minimum effectif aux alentours de 12 $ l’heure[5] (66% de plus que le salaire minimum fédéral, qui n’a pas bougé sous Trump), ce qui a amélioré les revenus les plus modestes et donné à l’expansion actuelle une tournure plus inclusive. 

Au total, la principale explication de la croissance actuelle et du niveau record de l’emploi aux Etats-Unis ne vient ni de la politique commerciale, ni de l’interventionnisme industriel, ni de la baisse de la fiscalité des entreprises ou des déréglementations. Ces performances s’expliquent par la stimulation de la demande. Ce résultat n’avait rien de prévisible. Dans son analyse de la situation américaine en 2017, le Fonds Monétaire International considérait en effet que l’économie était proche du plein emploi, il défendait la restriction monétaire et alertait sur la progression de la dette publique[6]

Quoi qu’on pense de ses motivations, la décision de stimuler une économie dont le chômage était tombé en dessous de 5% a eu le caractère d’une expérimentation. Celle-ci supposait une confiance dans les vertus d’une économie en régime de haute pression, où un marché du travail tendu attire des personnes qui en étaient sorties et crée ainsi de nouvelles capacités de production. Elle supposait aussi une certaine indifférence au déficit budgétaire. Et elle réclamait enfin une prise de risque de la part de la Réserve fédérale, qui a été accusée de céder à la pression politique mais qui a, en réalité, respecté son mandat en testant jusqu’où il était possible de repousser les limites de l’expansion économique. L’expérience inédite grandeur nature a fonctionné – du moins jusqu’à présent.  

La leçon à tirer de la réussite économique apparente de Trump n’est donc pas que l’aventurisme et le nationalisme économique devraient guider les choix à venir. Elle est que, dans un contexte de faible inflation et de taux d’intérêt bas, il y a plus de place qu’on ne le pensait pour des politiques expansionnistes ; que ces contextes appellent des choix audacieux, plutôt que la pusillanimité habituelle ; et que que des mesures d’accompagnement peuvent favoriser l’inclusion économique. 

Il n’en reste pas moins, bien sûr, que la capacité des électeurs à identifier le lien de cause à effet est limitée. C’est pourquoi ce n’est peut-être pas la leçon qu’ils retiendront. Malheureusement. 


[1] https://www.project-syndicate.org/commentary/grim-truth-about-trump-economy-by-joseph-e-stiglitz-2020-01[2] https://www.piie.com/blogs/trade-and-investment-policy-watch/unappreciated-hazards-us-china-phase-one-deal[3] https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-president-trump-world-economic-forum-davos-switzerland/[4] https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2018/03/BarroFurman_Text.pdf[5] https://www.nytimes.com/2020/01/03/upshot/minimum-wage-boost-bottom-earners.html[6] https://www.imf.org/en/News/Articles/2017/06/27/ms062717-2017-article-iv-consultation-with-the-united-states-of-america

 

Du bon usage du Brexit

Chronique Le Monde, 25 janvier 2020

On le croyait saltimbanque, il s’est révélé stratège politique. C’est fort d’une large victoire aux législatives de décembre, où il a enlevé aux Travaillistes leur places fortes ouvrières, que Boris Johnson s’apprête à mettre en œuvre sa promesse : Get Brexit done. On en connaît le calendrier : dans moins d’une semaine, le Royaume-Uni ne sera plus membre de l’Union européenne, même s’il restera soumis à ses règles jusqu’à la fin de l’année ; et au premier janvier prochain il cessera de bénéficier d’un accès privilégié au marché communautaire, à défaut de nouveaux accords de partenariat qui restent à négocier, ou d’une extension de la transition dont Johnson ne veut pas entendre parler. 

Depuis trois ans, on n’a cessé de soupeser les différentes possibilités qui s’offrent à Londres, notamment l’option canadienne (un accord de libre-échange pour les biens, une ouverture partielle des marchés de service) et l’option norvégienne (une pleine participation au marché européen, en échange d’un alignement réglementaire et d’une contribution au budget). Mais Sajid Javid, le chancelier de l’Échiquier, vient de le dire sans ambages : le Royaume-Uni aura sa propre politique commerciale et sa propre politique réglementaire. Il ne sera pas un suiveur.   

S’annonce ainsi un nouveau conflit avec les vingt-sept. Le 8 janvier, à Londres, Ursula von der Leyen a en effet prévenu : la condition pour un accord de libre-échange sans tarif ni quotas, c’est un large alignement réglementaire. Plus le Royaume-Uni divergera de l’Union, plus son accès au marché sera restreint. 

La position britannique n’est pas très surprenante : il serait paradoxal, après avoir décidé de « reprendre le contrôle », comme le proclamaient les Brexiters, de se contraindre à ne pas faire usage de cette liberté. Mais Johnson fait face à une triple contradiction. 

La première est géopolitique : si Londres pouvait espérer négocier une kyrielle d’accords de libre-échange dans le monde multilatéral policé de l’avant 2016, cela lui sera nettement plus difficile dans le monde transactionnel voulu par Trump. Dans ce monde, le plus important est la force. Un marché de 66 millions d’habitants (contre 450 pour les 27) n’en donne pas beaucoup.   

La deuxième contradiction est économique : l’atout maître du Royaume-Uni, ce ne sont pas les biens, pour lesquels il connaît un lourd déficit vis-à-vis de l’Union, mais les services, pour lesquels il est excédentaire. Or l’échange de services requiert un cadre réglementaire harmonisé. Une combinaison libre-échange des biens / segmentation des marchés des services coûterait bien davantage aux entreprises de conseil ou d’ingéniérie financière britanniques qu’aux constructeurs de machines-outils allemands. 

La troisième contradiction est politique et sociale : en augmentant le salaire minimum de 6% et en annonçant une priorité aux compétences, Johnson ne laisse pas attendre une dérégulation agressive du marché du travail. Le ferait-il qu’il compromettrait rapidement ses conquêtes politiques. Et on le voit mal faire concurrence à l’UE en matière de normes environnementales ou sanitaires, pour lesquelles les préférences des consommateurs britanniques sont très proches de celles de leurs voisins continentaux.  

La marge de Londres est donc étroite. Johnson peut dépenser utilement la ressource budgétaire que lui procurera la sortie de l’Union, et au-delà emprunter pour investir. Il peut miser sur la concurrence réglementaire sur la finance, l’intelligence artificielle ou les biotechs, et appuyer sa politique industrielle sur des subventions aux entreprises. Mais cela ne sera pas sans coût : plus la divergence avec les 27 sera grande, plus longue et difficile sera la négociation d’un accord et plus restrictive se montrera l’UE en matière d’accès à son marché.

Cela ne veut pas dire qu’il n’a aucune marge de jeu. La faiblesse de l’UE, ce sont la lourdeur de ses procédures et le caractère inertiel de sa législation, fruit de multiples compromis entre des intérêts contradictoires. Le budget communautaire, dont les priorités n’ont plus rien à voir avec celles de l’Union mais qui se perpétue d’un cycle à l’autre parce que chacun se bat pour préserver l’existant, ou la récente incapacité de la Commission à présenter un plan de financement à la hauteur de ses ambitions climatiques, illustrent combien les choix communautaires répondent à une triste logique d’abonnement. 

Là est l’espace pour Johnson : non pas dans l’illusion d’un paradis libéral, d’un « Singapour sur Tamise » sans assise politique, mais dans la construction d’un système réglementaire agile, qui accompagne l’innovation et la guide comme devrait le faire le système communautaire. D’un système qui ne contredise pas celui de l’UE, mais soit en avance sur lui. 

S’il y réussissait, ce serait évidemment un défi sérieux pour les 27. Mais ce sera aussi, in fine, un bénéfice. Car ce qu’il faut à l’UE, ce n’est ni que l’Angleterre parte à la dérive, ni qu’elle s’isole et échoue. C’est qu’elle l’aiguillonne, la stimule, et au total contribue à réveiller le continent. Et c’est qu’elle la conduise à prendre de front le problème de l’intégration différenciée, au lieu de cimenter une unité parfois artificielle en s’arc-boutant sur la défense de l’existant. 

Le pari est loin d’être gagné, tant du côté britannique que de celui de l’Union. Le plus probable reste que le Brexit ne soit qu’une station sur le chemin de croix du déclin européen. Mais ne nous interdisons pas de rêver : puisque nous sommes désormais condamnés à cohabiter, autant que ce soit de manière productive. Un partenaire et concurrent intelligent, c’est la meilleure chose qui puisse nous arriver.         

Comprendre le populisme

Chronique Le Monde, 28 décembre 2019

Pourquoi Boris Johnson a-t-il réussi à conquérir les circonscriptions rouges des Midlands ? Quelle raison les ouvriers américains ont-ils de soutenir Trump, dont la politique favorise les riches ? Comment Salvini, hier champion de l’égoïsme nordiste, a-t-il fait pour étendre son emprise à toute l’Italie ? Pour répondre à ces questions, il faut comprendre le populisme. 

À leur manière, les économistes s’y sont attelés. Ils ont mis en lumière les ravages causés par la crise financière, disséqué les nouvelles inégalités et explicité les effets des transformations du travail. Ils ont ré-estimé l’incidence du déferlement des exportations chinoises et montré combien villes et régions affectées peinaient à s’en relever. Mais leurs analyses débouchent régulièrement sur la même énigme : comment expliquer que les électeurs votent contre leurs intérêts économiques ?     

En mettant l’accent sur de nouveaux clivages dits culturels – autour des valeurs, de l’immigration, de la nation – les politistes offrent une perspective alternative. Mais la théorie du contrecoup culturel d’Ingelhart et Norris (Cultural Backlash, Cambridge University Press, 2019), qui voit dans le populisme l’effet du raidissement de catégories sociales traditionnelles bousculées par les mutations, ne permet pas de comprendre pourquoi tant d’électeurs sont passés sans coup férir d’une définition économique à une définition culturelle de leur identité.  

Dans un livre récent et stimulant (Aux origines du populisme, Le Seuil, 2019), Yann Algan et ses co-auteurs voient dans le populisme l’effet d’une désocialisation. La désagrégation de la société de classes aurait laissé les individus en déshérence. Le faible niveau de confiance interpersonnelle qui caractérise les Français les porterait particulièrement à la défiance envers les institutions et les élites. Mais si elle éclaire le mouvement des gilets jaunes, cette lecture elle n’explique pas pourquoi des pays sensiblement moins désocialisés que la France connaissent des dérives voisines. 

Ainsi que l’avait noté de manière saisissante Didier Éribon dans Retour à Reims (Fayard, 2009), le fait central est que les mêmes couches populaires qui se définissaient hier en termes économique le font aujourd’hui en termes culturels. La question est de savoir pourquoi. Le grand mérite de Nicola Gennaioli et Guido Tabellini, de l’Université Bocconi, est de prendre le sujet de front (Identity, beliefs, and political conflict, mimeo, juillet 2019)

Leur point de départ est que l’identité politique est un stéréotype de groupe. Comme aucun camp ne correspond exactement à nos attentes, nous choisissons celui dont nous sommes le plus proche et qui est, aussi, le plus distant des idées que nous rejetons. Cette identification, une fois faite, colore nos perceptions de la réalité : un électeur de gauche n’est pas seulement plus sensible aux inégalités, il en a aussi une perception aggravée parce qu’il s’assimile aux moins bien lotis, tandis qu’un électeur de droite tend plus facilement à les relativiser. C’est ce que Marx appelait la conscience de classe.    

Il y a cependant différentes manières de se définir politiquement : sur une base économique, à partir des enjeux du travail, de la répartition du revenu et de la mobilité sociale ; ou sur une base culturelle, en termes d’ouverture à l’égard des minorités ou d’attitude par rapport à l’immigration. La coexistence de ces deux dimensions (et éventuellement d’autres) peut conduire les électeurs à basculer d’un stéréotype à un autre. Comme les ouvriers rémois d’Éribon, ils peuvent à la fois rester les mêmes et passer d’une caractérisation économique à une caractérisation culturelle de leur identité politique. Ce basculement les conduit à mettre en sourdine leurs préférences en matière de répartition du revenu, qui divisent au sein de leur nouveau camp, pour mettre l’accent sur leurs préférences en matière d’immigration ou d’intégration, qui désormais rassemblent.  

Tabellini et Gennaioli montrent que cette clef de lecture rend bien compte de la réalité : aux États-Unis, depuis 2000, les divergences entre catégories sociales sur le niveau de la dépense publique (un bon marqueur gauche/droite) se sont sensiblement amoindries, tandis que les divergences sur le niveau souhaitable de l’immigration se sont aiguisées. En France, la présidentielle de 2017 ne s’est pas jouée sur des critères économiques, contrairement à celle de 2012 (mais ils sont réapparus par la suite). 

Cette analyse permet de comprendre comment des évolutions sociales d’ampleur modeste peuvent induire des restructurations du champ politique. À tout moment, préférences économiques et préférences culturelles coexistent, et il suffit de glissements finalement limités pour faire passer d’une structuration par les premières à une structuration par les secondes. Cela explique que les partis politiques soient des colosses aux pieds d’argile : hier écrasants, ils peuvent brutalement s’effondrer. 

L’approche bat également en brèche la dichotomie simpliste entre explications économiques et explications culturelles du populisme. Un trait marquant des mutations technologiques récentes est qu’elles frappent les individus dont le niveau d’éducation est le plus faible, avec pour conséquence une corrélation accrue entre revenu et attitudes culturelles. En réponse, l’espace politique tend à se réorganiser autour de celle de ces deux coordonnées qui offre le plus grand potentiel de différentiation entre les camps. Pour cette raison un choc économique peut fort bien déboucher sur une polarisation culturelle.   

Il reste beaucoup à comprendre : par exemple, une fois qu’un basculement s’est produit, est-il aisément réversible ? ou bien encore, pour s’opposer au populisme, la réactivation des anciens conflits, qui tente une partie de la gauche, est-elle une réponse convaincante ? La réponse à ces questions ne va pas de soi. Mais l’outillage conceptuel progresse. C’est un début. 

Pour réussir une réforme des retraites aussi ambitieuse, il faut de la clarté

Tribune, avec Philippe Aghion, Antoine Bozio et Philippe Martin, Le Monde, 10 décembre 2019 

Le débat sur les retraites est mal engagé. Alors qu’au contraire des réformes des trente dernières années, le projet de système universel n’a pas pour but de réduire le poids des pensions dans le PIB, il fait l’objet d’un procès en régression sociale. Et alors qu’il vise à instaurer l’égalité des règles entre professions et statuts, il lui est reproché de piétiner l’impératif de justice.   

Disons-le d’emblée, nous regardons l’établissement d’un système universel et transparent comme une réforme de progrès. Cette réforme est nécessaire pour que les Français retrouvent confiance en la retraite par répartition et la solidarité qu’elle traduit. Elle est nécessaire pour cesser de pénaliser la mobilité professionnelle et la prise de risque dans une économie soumise à de grandes mutations. Le principe qui la fonde, "à cotisations égales, retraite égale", traduit l’équité des règles d’acquisition des droits contributifs. Il est pleinement compatible avec le renforcement de la solidarité du système et la prise en compte de la pénibilité. Dans un tel système, plus rien ne justifiera les régimes spéciaux.

Pour réussir une réforme aussi ambitieuse, il faut de la clarté sur sa finalité, sur ses paramètres, sur la gouvernance future du système et enfin sur les conditions de la convergence des différents régimes existants. Cette clarté a jusqu’ici manqué. Pour convaincre, le gouvernement doit sans délai y remédier.   

Tout d’abord, les objectifs centraux de la réforme – lisibilité, sécurité, confiance, équité – ont été obscurcis par des considérations budgétaires qui détournent de l’essentiel. Bien entendu, la solidité d’un système de retraite par répartition repose sur son équilibre financier. Mais vouloir mener de pair réforme systémique et réforme de financement, c’est risquer de brouiller les enjeux. Il faut d’ailleurs souligner que le rapport du Conseil d’Orientation des Retraites (COR) ne sonne pas l'alarme sur l’équilibre de la répartition : les dépenses sont stabilisées autour de 14% de PIB. Le COR projette certes des recettes moins dynamiques et donc un déficit mais, dit-il, c’est largement en raison d’une hypothèse de freinage des rémunérations et de baisse de l’emploi dans la fonction publique. Il est aussi absurde de justifier la nécessité de mesures d’âge par la baisse du nombre de fonctionnaires que de prétendre qu’il suffit à l’État d’en embaucher pour financer les pensions. 

Nous recommandons donc de renoncer aux mesures d’âge et de s’en tenir strictement à une réforme systémique. Cela n’empêchera pas l’âge effectif de départ en retraite d’augmenter avec les progrès de l’espérance de vie.  Le nouveau système y incitera, dans la même mesure que le système actuel mais de manière plus lisible. L’allongement des carrières en raison de la démographie est compatible avec le maintien d’un âge d’ouverture des droits à 62 ans et ne nécessite pas l’instauration d’un âge pivot. 

Deuxièmement, il est urgent de dissiper la méfiance quant à l’évolution de la valeur des points accumulés. Les Français craignent que d’obscures décisions technocratiques permettent de manipuler à l’envi le niveau de leur retraite. Pour recréer la confiance, il faut énoncer des règles d’indexation stables et précises, qui s’appliquent même en cas de récession. La loi devra ainsi fixer les principes d'évolution de la valeur du point, du taux de rendement et du supplément de pension par année travaillée supplémentaire. D’éventuelles adaptations à des situations démographiques ou économiques plus défavorables devront faire l’objet de clauses de sauvegarde explicites, activables seulement en cas de déséquilibre persistant. 

Troisièmement, la gouvernance du système doit être transparente. Il importe à cet égard de définir clairement quel sera le rôle de la démocratie sociale. Un accord social aussi large que possible doit être recherché sur un ensemble de grands paramètres, à commencer par la part des pensions dans le PIB et le taux de remplacement-cible (le rapport entre pension et revenu d’activité), qui doit servir de repère pour déterminer l’âge de départ en retraite. Il est également souhaitable que les partenaires sociaux participent à la gouvernance du système. Mais l’instance gestionnaire doit avoir la pleine responsabilité de mettre en œuvre, en toute indépendance, les dispositions fixées par la loi. La responsabilité ne se conçoit pas sans les moyens de l’exercer. 

Enfin, le gouvernement doit proposer une méthode et une stratégie de transition pour la fonction publique. La réforme vise, à raison, à faire converger cotisations et droits à la retraite entre public et privé. Comme le taux de remplacement moyen de la fonction publique est équivalent à celui du secteur privé, cette convergence n’a pas de raison de conduire à la dégradation de la situation des fonctionnaires. Pour ceux d’entre eux qui sont peu primés, comme les enseignants, elle doit se traduire par un rééquilibrage entre rémunération d’activité et pension, au profit de la première, mais pas par une perte.  

Un problème réel est qu’une convergence des taux de cotisation sur l’ensemble de la rémunération ne doit pas se faire à l’avantage des fonctionnaires fortement primés (et au détriment de leurs collègues moins primés). Ce ne serait pas l’esprit de la réforme. Mais ce problème est soluble : en augmentant très graduellement les cotisations sur les primes, et en réduisant celles qui portent sur le traitement, on ralentirait temporairement la progression des rémunérations des agents les mieux primés, et on l’accélérerait pour les moins primés. La dynamique des droits à pensions serait inverse. In fine aucune catégorie ne serait perdante. 

Beaucoup proposent de retarder la date d’application de la réforme, ou de ne l’appliquer qu’à des générations plus tardives. Des transitions sont nécessaire, mais les allonger à l’excès ne serait pas une vraie réponse. Si la réforme est injuste ou anxiogène, les délais ne résoudront rien. Si, comme nous le pensons, elle est socialement juste et économiquement efficace, pourquoi la retarder ?

Philippe Aghion (Collège de France), Antoine Bozio (EHESS, École d’économie de Paris), Philippe Martin (Sciences Po, Conseil d’analyse économique) et Jean Pisani-Ferry (Sciences Po) 

Brexit : Maintenant, éviter les dommages réciproques

Chronique Terra Nova, 2 décembre 2019

Rien ne peut être tenu pour certain au Royaume-Uni mais il semble désormais très probable que l’année 2020 sera finalement celle du Brexit. Dans leur majorité, les citoyens britanniques seront certainement soulagés de voir enfin s’achever ce feuilleton interminable. Pour la plupart, les responsables européens seront de leur côté contents de ne pas avoir à se disputer sur l’échéance d’un nouveau report. Mais pour le reste, les questions essentielles demeurent. 

Tout d’abord, « qui a perdu le Royaume-Uni ? ». A cette question, on ne peut que répondre : avant tout les Britanniques eux-mêmes. Quelles que soient les erreurs commises par les 27, ceux-ci ne peuvent être tenus pour responsables de l’extravagant amateurisme des trois gouvernements que le pays a connus au cours des cinq dernières années. 

D’autres leçons, cependant, doivent aussi être retenues. La première est, comme l’a déjà observé Wolfgang Münchau dans le Financial Times, qu’outre-Manche la bataille pour l’Europe a été perdue longtemps avant le début des combats[1]. Dans les années 1990, déjà, l’Union était présentée, jour après jour, comme une bureaucratie asphyxiante, préoccupée avant tout de renforcer son propre pouvoir, et bien peu de responsables britanniques osaient contredire ces préjugés. 

Malheureusement, des évolutions comparables s’observent sur le continent. En France, 56% des citoyens – autant qu’au Royaume-Uni – déclarent ne pas faire confiance à l’UE et ces sentiments négatifs sont particulièrement répandus dans les classes populaires[2]. En Allemagne, la confiance en l’Union est plus élevée mais l’action de la Banque centrale européenne fait l’objet de vives attaques : des années durant, l’opinion a été abreuvée de sombres récits de transferts cachés vers les pays du Sud. Elle est à présent la cible d’un nouveau récit, promu par le tabloïd Bild, selon lequel les épargnants allemands auraient perdu 120 milliards d’euros pendant le mandat du « comte Draghila » à la tête du la BCE. Comme hier au Royaume-Uni, de nombreux responsables politiques choisissent la facilité en flattant ces penchants plutôt que d’y résister. C’est préparer les prochaines secousses. 

L’Union européenne, cependant, ne peut pas se dispenser d’un examen de conscience. Quand le Premier ministre David Cameron a demandé la possibilité de brider temporairement l’arrivée de migrants d’Europe centrale et orientale, il aurait été habile de trouver une solution avec lui. Et après que les négociations de séparation eurent commencé avec son successeur à ce poste, Theresa May, il aurait été astucieux de répondre à ses demandes d’un accord « sur mesure ». Depuis le référendum de juin 2016 sur le Brexit, les 27 ont été étonnamment unis, remarquablement cohérents et parfaitement dépourvus de sens stratégique. Leur position a été commandée par la peur que toute attitude conciliante vis-à-vis de Londres favorise de nouvelles fragmentations, plutôt que par le souci de limiter les dommages mutuels. Leur force apparente cachait des failles internes. 

Le passé est le passé. Désormais, les priorités sont de préserver la coopération quand elle est bénéfique et de faire obstacle à la tentation britannique d’une stratégie de concurrence réglementaire. 

Les initiatives communes en matière de Défense continueront à fonctionner. La coopération dans le système multilatéral, comme à l’ONU, se poursuivra aussi certainement. Des projets ad hoc vont probablement voir le jour. Mais la grande victime sera l’intégration économique avec le marché unique européen. 

Une vis est une vis et un boulon est un boulon. Mais le Royaume-Uni n’est plus un producteur de vis et de boulons, il exporte plutôt des produits bancaires, des produits d’assurance ou de comptabilité, des services de communications et des services aux entreprises, dont la moitié est destinée au marché européen. Or la plupart des services ont besoin d’un cadre réglementaire. 

Si le slogan des Brexiters – « reprendre le contrôle » – signifie quelque chose, il implique de substituer des lois britanniques aux lois européennes. Le premier jour du Brexit, le système normatif britannique sera le même que celui de ses ex-partenaires européens (la loi de sortie de l’UE de 2018 a intégré toute la législation européenne dans le droit britannique)[3]. Progressivement cependant, le Parlement va amender ces lois, et de nouvelles dispositions seront introduites du côté européen par les 27. Les deux systèmes législatifs vont ainsi commencer à diverger. La question est de savoir à quel point ils peuvent s’éloigner l’un de l’autre avant de mettre en danger les liens économiques qui unissent Royaume-Uni et UE. 

Il y a deux possibilités. La première est que le Royaume-Uni adopte des lois différentes de celles de l’UE tout en se fondant sur des principes identiques ou voisins. Il y a par exemple plusieurs manières de garantir qu’un contrat d’assurance offre un même haut degré de protection aux consommateurs, ou de faire respecter des normes exigeantes en matière de bioéthique. Auquel cas, les lois britanniques pourraient relever d’une approche différente de la régulation sans créer pour autant d’obstacle majeur aux échanges de biens et de services. 

La seconde possibilité, en revanche, est que les Royaume-Uni s’engage dans une concurrence par le bas avec règles européennes. Dans ce cas – un scénario souvent nommé « Singapour-sur-Tamise », ce qui n’est pas très gentil pour Singapour – le Royaume-Uni imposerait des règles moins contraignantes pour la stabilité financière et la protection des données, ou abaisserait ses standards sociaux, avec l’espoir d’attirer les investisseurs et de vendre des services à prix cassé. Une telle évolution serait bien sûr considérée comme inamicale par ses partenaires européens, ce qui les conduirait à priver de l’accès au marché européen les exportateurs britanniques (dont la plupart actuellement fournissent directement leurs clients continentaux depuis le Royaume-Uni[4]).

Quelle voie le Royaume-Uni choisira-t-il d’emprunter ? Dans l’idéal, il devrait s’accorder avec l’UE sur des principes communs et s’engager de manière crédible à les respecter. Mais quelques-uns des partisans les plus intransigeants du Brexit rêvent à voix haute d’achever la révolution thatchérienne en transformant leur pays en paradis normatif. L’Union observe la situation avec circonspection, tant le risque est grand de se faire aspirer dans une escalade négative de dérégulation britannique agressive et de durcissement européen, dont les conséquences seraient importantes sur les échanges.

L’UE ne doit pas demander aux Britanniques de copier servilement sa législation. Mais il faut qu’elle leur dise clairement qu’une concurrence réglementaire agressive serait inacceptable et qu’elle propose un choix binaire : soit Londres accepte de s’engager sur des principes communs et de faire preuve de retenue, comme prix à payer pour garder un bon accès au marché européen, soit les Britanniques refusent et devront faire face dans ce cas à une sévère limitation de la capacité de leurs acteurs économiques à exporter sur le continent.

L’histoire retiendra probablement l’année 2020 comme celle où une Europe affaiblie et vulnérable a choisi de s’affaiblir et de se rendre encore plus vulnérable. La tâche des responsables politiques est maintenant d’éviter d’aggraver la situation.  


[1] « Germany is replaying Britain’s Brexit debate », https://www.ft.com/content/618cefac-b525-11e9-8cb2-799a3a8cf37b[2] Voir l’Eurobaromètre de juin 2019 https://ec.europa.eu/commfrontoffice/publicopinion/index.cfm/Survey/getSurveyDetail/instruments/STANDARD/surveyKy/2253[3] Loi de 2018 destinée à assurer la transposition des dispositions communautaires en droit britannique. Voir https://www.instituteforgovernment.org.uk/explainers/eu-withdrawal-act [4] Sam Lowe, « Brexit and services. How deep can the UK-EU relationship go ? », Center for European Reform, december 2018, https://www.cer.eu/sites/default/files/brexit_trade_sl_pbrief_6.12.18.pdf

N’attendons plus notre salut de la BCE 

Chronique Le Monde, 16 novembre 2019

Aurons-nous les moyens de répondre à la prochaine récession ? Si le ralentissement actuel se transforme en retournement, d’où pourra venir la réponse européenne ? La menace n’est pas immédiate, mais le risque est désormais assez concret pour que la question se pose.  

Entre 2015 et 2017, la croissance de la zone euro a été un peu supérieure à 2% l’an. En 2019, elle sera sans doute moitié plus basse et la Commission européenne n’envisage plus de rebond en 2020-2021. Dans le langage codé des prévisionnistes, c’est la marque d’une vraie inquiétude, une manière de dire qu’en dépit des initiatives de la Banque centrale européenne, et de politiques budgétaires qui ne sont plus guère austères, il n’en faudrait pas beaucoup pour que l’économie européenne bascule dans la récession. 

Ce tassement est largement attribuable à l’épuisement d’un modèle trop centré sur l’exportation. De 2007 à 2017 le solde extérieur de la zone euro est passé de l’équilibre à un excédent de quatre points de PIB. Mais le commerce international est aujourd’hui à l’arrêt. Protectionnisme américain, ralentissement chinois et crise automobile sonnent le glas du tout à l’exportation. 

Ce n’est pas de Francfort que viendra le salut. Pour stimuler une économie qui pique du nez, la banque centrale abaisse en moyenne son taux d’intérêt de cinq points environ sur un cycle. Or le taux de la BCE est déjà nettement négatif. Quant à ses achats de titres, ils n’ont plus beaucoup d’effet sur les taux des emprunts publics. Nous touchons au bout des stratégies de soutien monétaire.     

Peut-on alors compter sur le relais de la politique budgétaire ? Les États-Unis, dont la dette publique dépasse de vingt points celle de la zone euro, ne se privent pas de l’envisager, mais avec les règles européennes en vigueur – qui, contrairement à ce qu’on croit souvent, ne se bornent pas à limiter les déficits à 3% du PIB – ni la France, ni l’Italie, ni l’Espagne ni la Belgique ne disposent de marges d’action. Or ces pays comptent pour 52% du PIB de la zone. L’Allemagne (qui pèse 28%) pourrait agir, mais son propre frein constitutionnel à la dette ne lui laisse que très peu d’espace. Les États européens sont collectivement dans un état de quasi-paralysie budgétaire. 

Bien entendu, on peut ruser avec les règles – les États ne s’en privent pas. Mais cela ne suffira pas à doter la zone euro d’une capacité de réponse à la mesure des risques. Bien entendu aussi, des clauses de sauvegarde permettent de suspendre l’application des règles en cas de choc d’ampleur. Mais ces dispositions ne joueront qu’après l’enclenchement d’une récession prononcée, et pour une durée limitée. Il y a toute chance que ce soit trop peu, trop tard.   

Alors que faire ? Emmanuel Macron propose d’en finir avec les débats « d’un autre siècle » autour des 3%. Il n’a pas tort de penser, avec Olivier Blanchard, que des normes conçues dans un environnement de taux d’intérêt élevés ne devraient pas s’appliquer quand ceux-ci sont négatifs. Mais il faudrait déjà commencer par faire subir ce sort au dogme de l’équilibre, qui a encore cours à Berlin. Et si les économistes sont presque tous d’accord pour réformer le Pacte de stabilité, les politiques trouvent avantage au maintien d’un système opaque, propice à des négociations au cas par cas sur les flexibilités à accorder à tel ou tel. 

Une idée s’est faite jour : celle de confier la mise en œuvre d’une relance budgétaire à la banque centrale. Celle-ci pourrait adresser un chèque de 500 euros à chaque citoyen (ou les faire bénéficier d’un crédit perpétuel sans intérêt de 500 euros, ce qui revient au même). Elle pallierait ainsi l’absence de budget de la zone euro. Cette distribution de monnaie « par hélicoptère », pour reprendre l’expression de Milton Friedman, serait sans doute efficace. Le problème est qu’elle ne pourrait être mise en œuvre sans l’aval des gouvernements (ne serait-ce que pour des questions d’identification des bénéficiaires), et que celui-ci serait loin d’être acquis. En outre, des transferts de la banque centrale aux ménages seraient sans doute regardés comme anticonstitutionnels, parce que de telles politiques doivent rester sous le contrôle du parlement. Cela ne veut pas dire qu’une telle initiative soit exclue, mais que ses conditions politiques et juridiques ne sont pas aujourd’hui réunies. 

Reste la piste d’une relance verte. Si elle n’est pas sans embûches, c’est sans doute la plus prometteuse. Les besoins d’investissement additionnels induits par la décarbonisation sont de l’ordre de 2% du PIB par an. Cela représente un effort d’ampleur. Or les règles européennes comportent déjà une clause d’exception – aujourd’hui très restrictive – en faveur de l’investissement. Il faudrait l’élargir en faveur du soutien à la transition écologique, en privilégiant les actions concourant aux objectifs définis en commun. En contrepartie, les États devraient s’engager à ne pas consacrer les économies à venir sur les 200 milliards de charges d’intérêt dont ils s’acquittent aujourd’hui au simple financement des dépenses courantes. 

Cela ne suffira sans doute pas. En effet la transition écologique ne fait pas que susciter de nouveaux investissements, elle en freine d’autres. Qui, aujourd’hui, va s’engager dans un projet industriel ou immobilier dont la rentabilité suppose un prix du carbone à 100 ou 200 euros par tonne ? Depuis l’écotaxe et les gilets jaunes, les politiques écologiques ne sont plus crédibles. Le grand frein au redéploiement vers l’économie verte, c’est l’incertitude sur les actions publiques futures. S’ils veulent lever cette incertitude et contrer ses effets délétères sur l’investissement et l’emploi, il va falloir que les États assurent les investisseurs contre leur propre inconstance. Ce n’est pas usuel, ce ne sera pas facile, mais cela risque de se révéler nécessaire.  

Impôt sur la fortune : le débat américain 

Chronique Terra Nova, 7 novembre 2019 

En 1990, 12 pays avancés imposaient la fortune. On n’en compte plus que quatre, après qu’Emmanuel Macron a transformé l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI). Pourtant, un vif débat a émergé aux Etats-Unis autour de la proposition avancée par Elizabeth Warren, candidate bien placée à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle, de créer un impôt de 2% sur la fortune des “ultra-millionnaires” (et de 3% sur les milliardaires).

Dans leur récent livre, Le Triomphe de l’Injustice[1], deux économistes français de Berkeley qui ont conseillé Warren, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, affirment que cet impôt contrerait la concentration grandissante de la richesse et rapporterait quelque 250 $ milliards par an, soit 1,2 % du PIB. Mais des contradicteurs comme Larry Summers, ancien Secrétaire au Trésor sous Clinton, et Greg Mankiw, ancien conseiller économique de George W. Bush, leur opposent au contraire qu’un impôt sur les grandes fortunes rapporterait peu, introduirait des distorsions dans le comportement des investisseurs et ne limiterait le pouvoir des milliardaires[2]. La controverse sur cet impôt sur les promet d’être déterminante pour les Démocrates, surtout depuis que Warren a annoncé vouloir en augmenter les taux[3].

Le point de départ de ce cette controverse ne fait guère débat. Comme l’a souligné Lucas Chancel, de l’École d’économie de Paris, dans une conference sur les inégalités[4] organisée par le Peterson Institute de Washington, on ne peut pas nier l’augmentation de la concentration des richesses, au moins aux États-Unis. Selon Saez et Zucman, les 1% des ménages les plus riches détiennent maintenant 40% du patrimoine total, tandis que les 90% du bas n’en détiennent qu’un quart. En 1980, ces proportions étaient inverses. 

Les économistes sont en général réticents à formuler des jugements normatifs sur les inégalités parce que la théorie ne leur fournit pas vraiment d’étalon pour en déterminer le niveau acceptable. Si des entrepreneurs deviennent très riches, c’est peut-être parce que leurs innovations présente une grande valeur – et dans ce cas leur richesse est méritée. Ou bien c’est parce qu’ils sont parvenus à installer une rente de situation et celle-ci doit alors être combattue, mais le bon instrument pour le faire est la politique de la concurrence, pas l’impôt. Concrètement, ce que proposent nombre d’économistes est de s’attaquer au monopole grandissant d’Amazon, pas de se servir de la fiscalité pour exproprier Jeff Bezos. 

L’imposition des richesses suscite aussi des objections de principe. Prenons par exemple, comme le propose Greg Mankiw, deux salariés du haut de l’échelle aux revenus comparables mais dont les styles de vie diffèrent. Pourquoi celui qui épargne et investit son argent dans l’économie devrait-il être advantage imposé que celui qui va skier en jet privé ? A coup sûr, celui qui épargne contibue davantage au bien-être collectif. Si l’on doit imposer quelqu’un, c’est le skieur. 

C’est pourquoi de nombreux économistes préconisent, plutôt qu’un impôt sur la fortune, une combinaison d’impôt progressif sur le revenu et d’impôt sur les successions. Mais cette idée soulève deux problèmes. 

Le premier est que beaucoup de super-riches n’ont pas des revenus proportionnés à leur fortune. Comme l’indiquent Saez et Zucman, le financier Warren Buffet ou Mark Zuckerberg gagnent à peine plus qu’ils ne dépensent. Leur fortune s’accoît en raison de leurs gains en capital, pas du fait de la fraction de leur revenu qu’ils mettent de côté chaque année. Et comme ces gains ne sont imposables que quand ils sont réalisés (c’est-à-dire quand la vente des titres correspondant se traduit par une plus-value), l’augmentation annuelle de leur richesse échappe pour l’essentiel à l’impôt. 

La deuxième objection est que l’imposition sur les successions est politiquement toxique. Les sondages montrent année après année que, même si les économistes la défendent, la fiscalité de l’héritage reste très impopulaire auprès des électeurs. Il ne faut pas s’étonner que les responsables politiques soient réservés à l’égard d’une orientation qui rebutte la plupart des citoyens. 

Mais si l’impôt sur le revenu n’est pas applicable aux gains en capital et que l’impôt sur les successions ne permet pas de redistribuer la richesse d’une génération à l’autre, les inégalités de fortune ne peuvent que s’aggraver. Certains pourront défendre que cela ne pose pas de problème en soi, tant que le capital est investi ou contribue à des finalités collectives. En Allemagne, par exemple, les propriétaires d’entreprises sont exemptés d’impôt sur les successions afin que les petites et moyennes entreprises – ce Mittelstand essentiel à la prospérité du pays – puissent être transmises d’une génération à l’autre. 

Une société d’héritiers dans laquelle le revenu d’une vie de travail compte moins que le patrimoine hérité de ses parents est cependant à la fois moralement indéfendable et politiquement insoutenable. Elle n’est sans doute pas non plus économiquement efficiente. Les héritiers sont souvent de mauvais managers et de piètres investisseurs. 

Il est vrai qu’un impôt sur la fortune n’est pas exempt d’inconvénients. Comment, par exemple, imposer le fondateur d’une start-up dont la valeur de marché progresse mais qui ne dégage aucun revenu ? Faut-il qu’il acquitte ses impôts en nature, sous forme d’actions ? Et, en Europe, où le système d’imposition n’est pas unifié, comment les autorités nationales peuvent-elles faire face quand il suffit de déménager dans le pays voisin pour échapper à l’impôt ? Concevoir un impôt sur la fortune à la fois juste et efficace apparaît beaucoup plus difficile que ce que ses promoteurs ne le reconnaissent habituellement.  

En tous cas, une chose est claire : l’impôt sur la fortune tel qu’il a existé en Europe dans le passé ne constitue pas un exemple à suivre. Il se déclenchait à un seuil beaucoup trop faible – moins d’un million d’euros en France dans le cas de l’impôt de solidarité sur la fortune – et étaient mités par une série d’exemptions. Dans le cas français, le propriétaire d’une entreprise était exempté d’impôt tant qu’il ne vendait pas son entreprise. En conséquence, un entrepreneur qui créait et vendait successivement plusieurs start-up était imposé tandis qu’un chef d’entreprise passif ne l’était pas. Et tandis que le portefeuille d’actions d’un ménage aisé pouvait facilement procurer un rendement réel négatif après impôt, le taux d’imposition réel des 100 plus grandes fortunes du pays ne dépassait pas 0.02%.[5]

Comme le préconisent Saez et Zucman, un impôt sur la fortune devrait traiter de la même manière tous les actifs et devrait présenter un seuil de déclenchement assez élevé. Warren a fixé ce seuil à 50 millions de dollars. L’équivalent en Europe serait probablement un peu inférieur, mais certainement pas assez bas pour satisfaire Thomas Piketty, qui propose dans son dernier livre[6] un impôt annuel de 5% pour une fortune de 2 millions. La différence est que Warren se propose de réformer le capitalisme, quand Piketty ambitionne d’y mettre fin et de supprimer la propriété privée telle que nous la connaissons. 

L’inégalité revient au premier plan des débats économiques, et pour de bonnes raisons. Un impôt sur la fortune n’est pas la panacée, pas même une réponse optimale à la croissance des inégalités en haut de la distribution des revenus et des richesses. Mais en l’absence d’alternative convaincante, il offre une solution de second rang raisonnable. A tout le moins, l’idée ne mérite pas d’être regardée comme une hérésie. 

 [1] Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, The Triumph of Injustice : How the Rich Dodge Taxes and How to Make Them Pay, Norton, 2019.  https://wwnorton.com/books/the-triumph-of-injustice[2] https://www.youtube.com/watch?v=oUGpjpEGTfE[3] Au moment de la publication de la version anglaise de cette chronique, Elizabeth Warren envisageait un taux de 2% au-dessus de 50 millions de dollars de patrimoine, et de 3% au-dessus d’un milliard. Le 1er novembre, elle a annoncé vouloir porter ces taux à 3% et 6% pour financer sa réforme de l’assurance-maladie. Ce n’est pas une modification anodine : Saez et Zucman indiquent que le rendement moyen des patrimoines les plus élevés est de l’ordre de 6% (« Progressive Wealth Taxation », Brookings Papers, Fall 2019, Table 3). Une taxe de 6% sur la richesse équivaudrait donc en moyenne à un imposer sur le revenu nominal à un taux de l’ordre de 100%. [4] https://www.piie.com/events/combating-inequality-rethinking-policies-reduce-inequality-advanced-economies[5] Selon Bruno Le Maire, le montant de l’ISF acquitté par les 100 plus grandes fortunes de France était de 70 millions. [6] Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019. 

Europe : en finir avec la politique en silos 

Chronique Le Monde, 6 octobre 2019

La nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est donné pour but de bâtir une Commission géopolitique au service d’une Europe plus stratégique, qui soit capable de s’affirmer dans un monde marqué par l’aiguisement des rivalités. 

Elle n’aura pas la tâche facile. Car l’Union européenne est ce que l’économiste André Sapir avait appelé un pouvoir morcelé (Fragmented Power: Europe and the global economy, Bruegel, 2007). Un pouvoir, parce qu’en matière de normes, de concurrence ou de commerce international, l’Europe peut imposer ses préférences réglementaires, faire rendre gorge à des multinationales et négocier des accords commerciaux d’égal à égal. Mais un pouvoir morcelé, parce que ses compétences sectorielles sont à la fois cantonnées à la sphère économique, incomplètes et exercées séparément les unes des autres.   

Si les Français s’en lamentaient, ce morcellement a longtemps été confortable : il permettait à l’Union d’exercer une influence globale sans assumer les responsabilités du leadership. Les États-Unis restaient le garant de l’ordre économique avec ce que cela supposait de privilèges (parfois exorbitants), mais aussi de devoirs : c’était à eux que revenaient les rôles d’architecte du système, mais aussi d’importateur en dernier ressort, de prêteur en dernier ressort, et à l’occasion de gendarme. 

Charles Kindelberger (The World in Depression, 1973) puis Adam Tooze (The Deluge, 2014) ont bien montré à quel point ces rôles sont essentiels, et combien il a été difficile pour Washington de les assumer. Mais les dirigeants américains avaient fini par réaliser que s’il pouvait être contraignant de s’inscrire dans un système et de se conformer à ses règles, c’était la meilleure manière d’étendre leur sphère d’influence et d’assurer la prospérité de leur propre pays.

L’Europe, quant à elle, s’accommodait du leadership américain. Elle n’aspirait pas à contester l’hégémonie du dollar. Elle n’avait pas de grandes ambitions diplomatiques. Elle logeait sa puissance économique au sein d’un régime multilatéral défini par les États-Unis et dominé par eux, dont elle était le soutien constant et souvent le meilleur avocat. 

Ce système est aujourd’hui en lambeaux, et il est illusoire de croire qu’il renaîtra à la faveur du départ de Donald Trump. Démocrates et Républicains ne croient plus que la participation de la Chine à l’ordre multilatéral assurera, à terme, sa convergence vers le modèle occidental. Les deux camps pensent que les États-Unis doivent penser davantage à leur propre intérêt et ne pas le sacrifier à la prospérité du monde. Ils sont divisés, certes, mais entre ceux qui veulent discipliner la Chine et ceux qui entendent enrayer son ascension, ou entre champions des tarifs douaniers et partisans d’autres armes. Mais ils partagent la fatigue du leadership.  

Pour l’Europe, le réveil est particulièrement brutal : elle se trouve soudainement projetée dans un monde de rapport de forces dont les principaux protagonistes, États-Unis et Chine, ne séparent pas, comme elle, géopolitique et économie. Comme l’a montré le cas iranien, Washington utilise sans vergogne la centralité du dollar et de Wall Street pour imposer unilatéralement ses préférences géostratégiques. Quant à Pékin, il fait de sa capacité de crédit et d’investissement les vecteurs d’une politique de puissance dont les effets se font sentir en Asie centrale, en Afrique, et jusqu’au sein de l’UE. 

Ursula von der Leyen a donc raison. Mais elle va devoir conduire une triple transformation : un changement de logiciel culturel ; une mutation organisationnelle ; et un rééquipement opérationnel. 

Culturellement d’abord, l’Union doit faire l’apprentissage de la souveraineté économique (Bruegel-ECFR, Redefining Europe’s economic sovereignty, juin 2019). Il ne peut s’agir pour elle de se refermer derrière ses frontières ou de se couper de la Chine, qui doit comme les États-Unis demeurer un partenaire de premier plan. Ce serait une erreur dramatique. Il ne s’agit pas non plus de renoncer à défendre le multilatéralisme, qui fait partie de son code génétique . Mais il s’agit de penser stratégie, et de définir l’intérêt européen en des termes qui ne soient pas exclusivement sectoriels, ni même exclusivement économiques.     

Organisationnellement, l’Europe doit cesser de gérer ses politiques économiques en silos. La primauté du droit et la structure de la Commission favorisent le morcellement que diagnostiquait Sapir. Il n’est pas facile d’y mettre fin, parce que le modèle de l’Europe n’est pas celui de la décision discrétionnaire au sommet de l’État. Il serait, par exemple, erroné de vouloir soumettre la politique de la concurrence, qui est un des atouts européens, à une politique industrielle d’ailleurs mal définie. En revanche il faut se donner les moyens procéduraux pour que lorsqu’elle examine un cas de concurrence, la Commission soit informée de ses implications potentielles en matière de sécurité, et puisse les prendre en compte dans sa décision.   

Opérationnellement enfin, l’Union a besoin de nouveaux outils. Par exemple, elle ne peut pas aujourd’hui s’opposer à un investissement direct étranger dans un État membre, même si cet investissement donne accès à l’ensemble du marché intérieur. Il faudrait qu’elle puisse le faire à la majorité qualifiée. En matière monétaire, également, il faut évoluer : l’usage international de l’euro est pénalisé par l’absence de lignes de swap permettant de fournir de la liquidité en euros aux institutions financières de pays tiers ; or la BCE ne pourra en créer que s’il y a accord avec les États sur le partage des risques correspondants.   

La souveraineté économique est affaire d’état d’esprit, de procédures et d’outil. Sur les trois plans, il est urgent d’avancer. Parce que le monde ne nous attendra pas. 

Comment combattre la prochaine récession

 Chronique Terra Nova, 1er octobre 2019

Quoi qu’en disent les déclarations officielles, la détérioration de la situation économique mondiale est désormais une préoccupation de premier rang des décideurs. L’OCDE a tout récemment revu ses prévisions : elle s’attend à une croissance de 1,5% en 2020 pour les pays du G20, en baisse de près d’un point par rapport à 2017. Et Laurence Boone, la cheffe économiste de l’organisation, a souligné les risques d’aggravation. En langage codé, cela signifie que la menace d’une récession est en train de prendre corps. 

En temps normal, la mutation structurelle de l’industrie automobile, la faiblesse des gains de productivité dans les économies avancées, le rétrécissement des capacités de production inemployées et l’aggravation des fragilités financières constitueraient à elles seules des motifs sérieux d’inquiétude. Mais les secousses dans le système commercial et la faiblesse sans précédent des marges de manœuvre de la politique économique ajoutent à l’anxiété. 

Comme le souligne l’OCDE, une bonne part du ralentissement récent peut être imputée aux tensions commerciales. L’économiste Chad Brown, du Peterson Institute, rappelle que sauf décision contraire, à la fin de cette année les droits de douane américains sur les produits chinois seront passés à 27% contre 3% il y a deux ans, et les droits chinois sur les biens américains à 25 % contre 8%. Non seulement ces hausses brutales seront assez fortes pour perturber les chaînes de valeur globales, mais le risque d’une nouvelle escalade protectionniste décourage l’investissement.  

Cela n’est pas entièrement dû à Trump. Sa politique erratique s’accompagne d’un réexamen plus général des chaînes de production à l’échelle mondiale. Qu’il parvienne ou pas à se faire réélire, il faut se rendre à l’évidence : il ne reste presque plus aucun défenseur du libre-échange aux Etats-Unis. Dans un contexte de montée des nationalismes et de réaffirmation de la souveraineté, les tensions commerciales lui survivront. Quant aux griefs à l’égard des conséquences climatiques de la recherche effrénée du coût de production le plus faible, ils ne font que commencer.

Le manque de marge de manœuvre politique est l’autre grand sujet de préoccupation. En général, au cours d’une récession, les banques centrales baissent les taux d’intérêt pour relancer la demande. La banque fédérale américaine, par exemple, les a abaissés de 5 points lors des trois dernières récessions. Mais la marge de manœuvre est près de moitié moindre aujourd’hui aux Etats-Unis et elle est pratiquement inexistante dans la zone euro, où les taux d’intérêt sont déjà négatifs (même des obligations à trente ans présentent maintenant des taux négatifs). Après les dernières annonces faites par la Banque Centrale européenne, sa nouvelle présidente, Christine Largarde, hérite de son prédécesseur, Mario Draghi, une boîte à outils pratiquement vide.  

Certes, comme l’a déclaré Christine Lagarde : « Les banques centrales ne peuvent pas être seules à agir ». Mario Draghi et elle ont déjà réclamé une intervention budgétaire des États de la zone euro. Sur le papier, un tel effort semble possible : alors que, correction faite de la conjoncture, le déficit américain dépasse les 6% du PIB, ce chiffre reste inférieur à 1% pour la zone euro. Et bien qu’il soit élevé, le poids de la dette publique y est plus bas qu’aux Etats-Unis. En outre, comme l’a souligné l’ancien chef économiste du FMI Olivier Blanchard, des déficits temporaires n’aggravent pas durablement l’endettement quand, comme c’est le cas actuellement, les taux d’intérêt sont largement en dessous du chiffre de la croissance. 

Les ministres des Finances européens, cependant, n’ont même pas évoqué l’option d’une éventuelle stimulation budgétaire lors de leur dernière réunion de septembre. En Allemagne, où les marges d’action sont importantes, le mot d’ordre selon lequel le budget de l’Etat doit être voté à l’équilibre domine toujours[1]. Et même si un nombre croissant de voix influentes s’élèvent pour appeler à s’émanciper de cette contrainte auto-imposée, le « frein à l’endettement » qui est, lui, inscrit dans la constitution, bloque le déficit public (corrigé de la conjoncture) à 0,35 % du PIB. 

En Europe, au total, les marges de manœuvre existent, mais elles sont étroites et le courage politique pour les utiliser ou pour les élargir fait défaut. Le plus probable est que la zone euro va continuer à tirer des bords. Il y aura certainement un assouplissement budgétaire, mais pas une réponse ambitieuse susceptible de pallier le blocage de la baisse des taux. 

Si l’on n’utilise ni la politique monétaire, ni la politique budgétaire, alors quoi ? Dix ans après la grande récession, les pays européens sont encore convalescents et les laisser sombrer dans une nouvelle période de difficultés créerait des dommages économiques et politiques majeurs. C’est pourquoi il vaut la peine d’explorer des solutions alternatives. 

Ce qui nous conduit à l’idée exotique de donner de nouveaux outils à la banque centrale. A la fin des années 1960, Milton Friedman, le père du monétarisme, avait imaginé de distribuer des billets de banque par hélicoptère. Ben Bernanke, l’ancien président de la Fed, a repris la même métaphore en 2002 pour expliquer que la banque centrale pourrait toujours agir contre la déflation. 

Pour transformer cette expérience de pensée en proposition réelle la banque centrale pourrait accorder aux banques des prêts perpétuels sans intérêt, à condition que celles-ci en fassent dans les mêmes termes bénéficier leurs clients. Concrètement, chaque ménage pourrait recevoir un crédit de 1 000 euros qu’il n’aurait jamais à rembourser – c’est-à-dire en réalité un transfert net qui financerait sa consommation. La banque centrale pourrait soit conserver indéfiniment un crédit fictif à son actif ou, de manière plus réaliste, récupérer au fil du temps les pertes correspondantes en réduisant d’autant le dividende annuel versé à son actionnaire public. 

De considérables obstacles s’opposent cependant à un tel programme. Le premier est d’ordre légal : une telle opération correspondrait-elle au mandat de la banque centrale ? L’argument se défend, si la mesure est utilisée pour atteindre l’objectif de stabilité des prix. Or actuellement, l’inflation est trop faible et une récession la ralentirait encore. Le deuxième obstacle est d’ordre pratique : tous les ménages n’ont pas un compte en banque et certains en ont plusieurs. En outre, 1000€ représenterait peu au Luxembourg mais beaucoup en Lettonie, où le revenu est quatre fois plus faible. D’un point de vue macro-économique, ce ne sont pas de vraies objections, mais il en va autrement du point de vue de l’équité. Le troisième obstacle est d’ordre politique : on reprocherait certainement à la banque centrale de franchir la muraille de Chine qui sépare en principe la politique monétaire de la politique budgétaire (et, de fait, une telle opération serait bien l’équivalent d’un transfert public financé par de la création monétaire). Dans le contexte actuel de colère contre les décisions de la BCE, ce pourrait bien être la controverse de trop. 

Seul l’avenir nous dira si détérioration de la conjoncture économique et défaut d’alternatives justifient de s’aventurer dans ces territoires inexplorés. Il est peu probable que l’Europe aura l’audace de s’y engager. Si elle le fait, le chemin dans lequel elle avancera sera étroit et périlleux. Mais il n’est pas exclu que prendre le risque d’agir puisse bien, au bout du compte, se révéler plus raisonnable que prendre celui de ne rien faire. 

[1] Le projet de budget doit être à l’équilibre mais le budget réalisé peut être en déficit si la croissance de l’économie s’est révélée moins élevée que prévu. 

Piketty: Les pleins et les déliés

Sur Capital et Idéologie (Le Seuil). Version longue de ma critique dans L'Express, 12 septembre 2019

Le titre l’annonce, le volume le confirme : l’ouvrage de Thomas Piketty est d’une grande ambition analytique et politique. Si c’est l’inégalité qui le mobilise, c’est à Marx qu’il s’en prend ; au concept de lutte des classes, il entend substituer une clef de lecture centrée sur « la lutte des idéologies et la quête de la justice ». Et à une gauche sans boussole, il veut offrir un nouvel horizon combinant dépassement du capitalisme par le partage du pouvoir dans les entreprises, érosion des rentes de propriété par une fiscalité fortement redistributrice, égalité des chances par la création d’une dotation universelle en capital, et réenchassement de l’échange marchand dans des relations internationales régulées par un fédéralisme transnational. 

À ce Piketty prométhéen des 80 dernières pages, beaucoup de lecteurs préféreront sans doute celui des 1100 premières : le bénédictin de la donnée qui quantifie inégalités et rapports sociaux au fil des âges et des sociétés ; le passionné d’histoire qui, de l’Ancien régime aux sociétés coloniales et du Raj britannique à l’Inde moderne, ausculte les mutations des castes et des classes ou retrace les affrontements autour des statuts et de l’impôt ; au littéraire enfin qui convoque Jane Austen pour illustrer tel graphique compliqué. Époustouflante par son ampleur et sa précision, l’entreprise atteint son but en montrant à quel point la résurgence d’un absolutisme de la propriété est une formidable régression.    

Les économistes sont souvent prisonniers des concepts et des outils de leur discipline. Ce grief ne peut être adressé à Thomas Piketty. La force de sa lecture est de combiner une grille quantitative systématique et un foisonnement de références historiques, anthropologiques et sociologiques. La première donne cohérence à son entreprise ; les secondes lui apportent une remarquable richesse. Comme d’autres travaux contemporains (Fukuyama sur la formation de l’État, par exemple), mais pour la première fois sans doute s’agissant de ce thème, l’ouvrage est aussi marqué par la volonté de rompre avec une perspective occidentalo-centrée pour nourrir la réflexion sur les organisations sociales d’une analyse fouillée d’autres lieux et moments.         

Aussi fascinants que soient les kaléidoscopes sociaux que visite l’ouvrage, la visée de Piketty reste politique. On ne peut le lui reprocher de vouloir formuler un projet de ce type. Tout dessein un tant soit peu ambitieux se nourrit d’une utopie sociale, or la gauche ne s’est remise ni de la faillite du rêve communiste, ni de l’étiolement du projet social-démocrate. Oui, c’est à Polanyi et Rawls qu’il faut revenir pour définir une telle utopie. Non, l’hégémonie des actionnaires n’est ni une loi naturelle, ni un gage d’efficacité. Oui, les nations ont autre chose en partage que des marchés. Il est difficile de ne pas éprouver de la sympathie pour les principes mis en avant par Piketty. 

La difficulté est dans la mise en œuvre. S’il importe de borner le capitalisme et de redéfinir l’entreprise, c’est à condition de prendre la mesure des problèmes que cela pose - et de les résoudre. Il est confondant de les voir traiter avec une certaine désinvolture, comme si l’on pouvait refonder l’entreprise sans s’interroger sur ce qu’il faut garder de la puissance transformatrice du capitalisme et des ressorts de l’innovation. Marx était fasciné par le capitalisme, par la force avec laquelle une mutation du rapport social pouvait induire des bouleversements dans l’ordre productif. Il plaçait au centre de sa lecture la dialectique des forces productives et des rapports de production. Piketty paraît s’en désintéresser complètement, il réduit le capitalisme à une machine à accumuler des richesses et à produire de l’inégalité. C’est un peu court : que la fortune de Jeff Bezos soit indécente n’autorise pas à passer sous silence l’innovation majeure qu’a représenté la création d’Amazon. 

Il en va de même des propositions fiscales. Certes illustratifs, les paramètres numériques du système proposé relèvent d’un projet bien plus radical que ne le suggèrent des références appuyées au New Deal. Au-delà de dix fois le patrimoine moyen (soit, en France, de 2,5 millions), la richesse serait imposée au taux annuel de 5% et le revenu qu’elle produit à 60% environ (à quoi s’ajouterait une taxation à 60% des successions). Avec un rendement réel du capital de l’ordre de 5% cela conduirait, à la manière d’une réforme agraire permanente, à éradiquer rapidement les fortunes de l’ordre de quelques millions. Projet légitime, certes, il n’est écrit nulle part que le régime de propriété que nous connaissons doit être éternel. Mais à condition d’en discuter sérieusement les conséquences sur l’incitation à investir et à innover. Rappelons qu’Elizabeth Warren, la candidate de la gauche démocrate, ne veut quant à elle que taxer à 2% les fortunes de plus de 50 millions.

Quant au fédéralisme international, il se heurte de front à la montée d’une aspiration à la souveraineté dont on ne peut faire abstraction. Contre le retour du nativisme, Piketty prône une démocratisation de l’Europe et le transfert du pouvoir fiscal à une nouvelle Assemblée associant parlementaires nationaux et parlementaires européens. Il voit dans cette réforme la solution aux blocages induits par la règle de l’unanimité et le pouvoir d’empêchement du Conseil, où chaque pays est représenté par son ministre et où l’intérêt collectif peine à se faire entendre. Le diagnostic est juste, mais la solution a fort peu de chances de voir le jour. Car le problème n’est pas, comme Piketty fait mine de le croire, la composition de l’instance parlementaire. Il tient au principe même du partage de la souveraineté fiscale. Outre qu’une assemblée combinant parlementaires nationaux et européens ne se comporterait probablement pas selon ses vœux (c’est au moins ce que suggèrent les sessions régulièrement organisées pour les faire dialoguer), on voit mal pourquoi des États arc-boutés sur la souveraineté fiscale accepteraient soudain de lui transférer le pouvoir de lever l’impôt. En Allemagne (puisque c’est largement d’elle qu’il s’agit), la question a d’ailleurs pris un tour principiel. Dans une série d’avis et d’arrêts, la cour constitutionnelle a dressé des barrières au transfert de nouvelles compétences à l’UE. Ironiquement son argument est de même nature que celui de Piketty, mais ses conclusions sont à l’opposé : l’UE, dit la cour de Karlsruhe, n’est pas démocratique, parce que le pays dont le poids démographique est le plus fort - l’Allemagne – y est sous-représenté.     

L’utopie, oui, certainement. Mais on aimerait autant de circonspection dans son dessin que dans l’analyse. 

Quand la souveraineté s'enflamme 

Chronique Terra Nova, 2 septembre 2019

La forêt amazonienne, a rappelé le président Emmanuel Macron à la veille du récent sommet du G7, à Biarritz, “est le poumon de notre planète”. Parce que sa préservation importe à l’ensemble du monde, le président brésilien Jair Bolsonaro ne peut pas être autorisé à “tout détruire”. Macron, a répliqué Bolsonaro, “instrumentalise un enjeu de politique intérieure brésilienne” ; prendre position sur le sujet au cours d’un G7 ,en l’absence des pays de la région, est le signe “d’une mentalité coloniale déplacée”.  

La querelle s’est rapidement envenimée. Macron menace désormais de bloquer l’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur (espace économique sud-américain dont le Brésil est le principal acteur), si le Brésil n’en fait pas plus pour protéger la forêt. 

Cette polémique illustre la montée d’une tension entre deux grandes tendances actuelles : un besoin pressant d’action collective à l’échelle globale et une demande croissante de souveraineté nationale. Des confrontations répétées entre ces deux tendances sont inévitables. Notre capacité à les surmonter – ou non – déterminera notre destin collectif.  

Les biens communs ne datent pas d’hier : la coopération internationale pour combattre les maladies contagieuses et préserver la santé publique a été engagée dès le 19e siècle. Mais ce n’est qu’au tournant du millénaire que l’action collective globale est devenu un enjeu prééminent. Le concept de « bien public mondial » forgé par les économistes de la Banque Mondiale a rapidement été mobilisé pour rendre compte d’une série de questions, allant de la préservation du climat et de la biodiversité à la stabilité financière et à la sécurité du réseau internet. 

Dans le contexte de l’après-guerre froide, les internationalistes ont alors imaginé qu’on allait pouvoir s’accorder pour mettre en place des solutions communes et répondre aux défis globaux : tel était du moins le nouveau credo. Des accords globaux contraignants – un nouveau droit international – pourraient être négociés et mis en œuvre avec l’appui d’institutions internationales fortes.  L’avenir, semblait-il, appartenait à la « gouvernance mondiale ».

Cette illusion s’est rapidement dissipée. L’architecture institutionnelle de la mondialisation ne s’est pas développée selon les voies imaginées par les promoteurs d’une gouvernance globale. Malgré la création, en 1995, de l’Organisation Mondiale du Commerce (une dénomination trompeuse, dans la mesure où elle n’a pas d’autre pouvoir que celui d’arbitrer les litiges), aucune autre organisation de cette ampleur n’a été créée. On a laissé sur les étagères les projets de mise en place d’institutions mondiales consacrées à l’investissement, à la concurrence ou à la protection de l’environnement. Et même avant les attaques répétées de Donald Trump contre le multilatéralisme, les institutions en place, comme l’OMC ou le Fonds monétaire international, ont commencé d’être contournées par des arrangements régionaux.  

Au lieu des avancées de la gouvernance globale, nous avons assisté à la montée du nationalisme économique. Comme le montrent dans une recherche récente Monica de Bolle et Jeromin Zettelmeyer, du Peterson Institute, qui ont conduit une analyse systématique des programmes politiques de 55 grands partis politiques des pays du G20, la tendance à la valorisation de la souveraineté nationale et au rejet du multilatéralisme est étendue. Quand John Bolton, l’actuel conseiller américain à la sécurité nationale écrivait en 2000 que la gouvernance globale était une menace contre la souveraineté américaine, cela ressemblait à une plaisanterie. On a cessé de rire.  

Le nationalisme n’a pas gagné la guerre. En dépit du Brexit et de la poussée de l’extrême-droite italienne, les élections européennes de mai dernier n’ont pas produit le raz de marée eurosceptique annoncé par certains experts. Une part croissante de l’opinion publique attend que nos problèmes soient pris en charge au niveau où l’action publique sera la plus efficace, au besoin à l’échelle européenne ou mondiale. Toutefois cela ne peut plus reposer uniquement sur des obligations universelles sanctionnées par des accords internationaux. La question est de trouver des mécanismes alternatifs qui permettent une action collective efficace tout en minimisant les entorses à la souveraineté nationale.   

De tels mécanismes existent en fait déjà. En matière de commerce international, par exemple, des clubs à géométrie variable se sont multipliés pour répondre aux nouvelles questions que pose l’intégration profonde des économies, par exemple celle des normes techniques ou celle du brouillage de la frontière entre biens et services. Les abus de position dominante des entreprises géantes sont maintenant sanctionnés par des décisions de portée extraterritoriale des autorités de la concurrence. Le renforcement des ratios en capital des banques ne résulte pas d’une quelconque loi internationale, mais de l’adoption volontaire de règles prudentielles communes et non-contraignantes (dites de Bâle). Et même si le monde est en train de prendre du retard dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’accord de Paris a eu le mérite de stimuler l’action dans nombre de pays, de mobiliser les grandes métropoles et certains gouvernement régionaux, et d’orienter l’investissement privé vers les technologies propres. 

Mais comme tous les problèmes ne sont pas les mêmes, de tels mécanismes n’apportent qu’une réponse partielle aux problèmes de l’action collective. Lorsque la volonté d’agir est générale, un minimum de transparence et de dispositifs créateurs de confiance est suffisant pour stimuler la coopération. Dans d’autres cas, la tentation de jouer les passagers clandestins est telle qu’elle ne peut être combattues que par de puissantes incitations, ou même des sanctions. 

Ce qui nous ramène aux feux de forêt de l’Amazonie. Les intérêts du Brésil et ceux de la communauté internationale ne sont pas convergents. Pour les petits paysans et pour les grandes entreprises agro-alimentaires brésiliennes, la valeur économique des terrains a une importance considérable. Pour le reste du monde, c’est la valeur écologique de la forêt et la biodiversité qui comptent avant tout. Les préférences temporelles diffèrent également. Inévitablement, les riches du Nord accordent plus de valeur au futur que les pauvres du Sud. Dans ce contexte, même si de larges segments de la société brésilienne valorisent la préservation de la forêt équatorienne, il serait illusoire de penser que la pression morale et des incitations douces permettront, à elles seules, de résoudre ces contradictions.  

Dans le cas de l’Amazonie, les deux seuls instruments « durs » sont l’argent et les sanctions. Depuis 2008, la Norvège a déjà transféré plus d’un milliard de dollars au Fonds Amazonie, par le canal duquel elle subventionne la préservation du service environnemental que la forêt rend au monde (elle a interrompu ses versements au mois d’août en réaction aux politiques de Bolsonaro). L’alternative de Macron est de forcer le Brésil à valoriser l’environnement en conditionnant les accords commerciaux ou d’autres accords internationaux à une gestion soutenable des ressources naturelles. 

Les deux options font l’une et l’autre question : le versement d’une rente ouvre une boîte de Pandore gigantesque, et suppose un accord international sur le partage du fardeau : la valeur collective annuelle de la capture du carbone par la forêt amazonienne est en fait plusieurs centaines de fois supérieure aux transferts norvégiens. La contrainte par le jeu des accords commerciaux n’est pas non plus sans inconvénients parce qu’il n’y a qu’une relation logique indirecte entre la déforestation et le commerce. Mais comme nous n’avons guère d’autre outil à notre disposition, la solution, si elle existe, combinera nécessairement des transferts financiers et des avantages économiques.  

La polémique Macron-Bolsonaro fera sans doute demain figure d’anecdote. Mais l’éruption d’autres disputes entre avocats de l’action collective et tenants de la souveraineté est certaine. Le monde doit trouver les moyens de les gérer.  

Retraites : pour la clarté 

Chronique Le Monde, 31 août 2019

1993, 2003, 2007, 2010, 2013, 2019 : voici donc venir la sixième réforme des retraites. À coup de changement des règles d’indexation, de recul de l’âge légal et d’augmentation de la durée de cotisation, les cinq premières ont surtout cherché à contenir la hausse du poids des pensions dans le revenu national. Nécessaires du fait la démographie, elles ont été douloureuses : si les hommes nés en 1940 sont partis à 60 ans avec 80% de leur salaire, ceux de 1980 partiront à 64 ans avec un revenu amputé d’un tiers. Mais elles ont atteint leur objectif en faisant baisser de cinq points de PIB (120 milliards en valeur 2019) la masse des pensions projetée pour 2040. 

Le problème du financement des retraites est donc pour l’essentiel réglé. Cette litanie de réformes a cependant altéré les perceptions collectives. Au fur et à mesure que les perspectives financières s’amélioraient, l’inquiétude des Français a augmenté. En 1995, selon le CREDOC, ils n’étaient que 22% à en faire un souci prioritaire. En 2015, 47%. Les plus jeunes redoutent que, les réformes succédant aux réformes, le régime par répartition ne leur apporte pas grand-chose quand ils termineront leur vie active. 

C’est dans ce contexte qu’il faut analyser le projet de système universel par points proposé en juillet par le rapport Delevoye. Il ne vise pas cette fois à réduire le coût de la répartition mais à la refonder en uniformisant l’acquisition des droits à pension, en assurant leur portabilité d’un métier à l’autre et d’un statut à l’autre, en donnant plus de latitude aux choix individuels et en établissant des principes pérennes pour le pilotage du système. 

L’enjeu de cette réforme, c’est d’abord l’égalité des règles. Les Français sont aujourd’hui persuadés que les dés sont pipés. Comme l’avait souligné en 2016 un rapport de France Stratégie, Lignes de faille, ils doutent de leurs institutions sociales. À côté des grands privilèges, les petits pérennisent la perception d’une grammaire sociale faussée. Avec deux conséquences lourdes : collectivement, un pessimisme exacerbé ; individuellement, la quête du salut par l’accès à des positions qu’il s’agit ensuite de défendre pied à pied. 

Dans leur grand livre, Why Nations Fail, Daron Acemoglu et James Robinson opposent les pays dotés d’institutions sociales « inclusives » aux pays à institutions « extractives ». Ils expliquent le sous-développement des seconds par le fait que l’énergie individuelle s’y concentre sur l’accaparement des rentes plutôt que la création de richesse. 

Bien entendu inclusives, nos institutions sociales ne sont pas exemptes de traces extractives. En matière de retraite, la multiplicité de statuts que rien ne justifie plus et la perception (souvent excessive) d’une forte inégalité entre public et privé entretiennent le ressentiment et freinent la mobilité professionnelle. En réalité, comme l’a bien montré l’Institut des Politiques Publiques, les vrais perdants du système actuel sont aujourd’hui les plus faibles : celles (plus que ceux) dont les parcours ont été heurtés ou atypiques. Bien souvent, leur pension n’atteint un niveau trop maigre que par le jeu des dispositifs de solidarité. C’est cela qu’il faut corriger. 

L’autre enjeu, c’est la confiance. Or le projet a fait depuis deux ans l’objet d’une sourde controverse au sein du gouvernement. Armés de projections quelque peu alarmistes, certains voient dans la réforme des retraites un moyen de réduire la dépense publique. Changer les règles leur paraît en revanche consommer beaucoup de capital politique pour des effets à long terme, par nature incertains.   

Tranché dans son principe, le débat a rebondi autour de la notion d’âge d’équilibre mise en avant par le rapport Delevoye : en cas de départ avant 64 ans, la pension devait être ajustée à la baisse, et symétriquement en cas de départ postérieur. Cette proposition a nourri le soupçon que le vrai but était, encore une fois, de faire des économies en reculant l’âge de la retraite. Or une réforme d’ampleur qui fait par nécessité des perdants et des gagnants, ne peut éviter de coaliser les oppositions que si elle ne vise pas en même temps à donner des coups de rabot. C’est sans doute pourquoi Emmanuel Macron a écarté les 64 ans.  

Reste à savoir ce qui les remplacera. Un système à points ne met évidemment pas fin aux contraintes de financement induites par le vieillissement, mais conduit à les exprimer par des incitations plutôt que par des normes rigides. Dans sa version idéalisée, il est équilibré par construction parce que la pension de chaque génération dépend de son espérance de vie à la retraite et celle de chaque individu de son âge de départ. Se pose cependant la question des repères collectifs. Aujourd’hui, chacun sait combien de trimestres il va lui falloir accumuler pour bénéficier d’une retraite à taux plein et c’est cette norme qui structure les comportements. À ne donner aucun repère dans le futur, ne subsisterait que l’âge légal des 62 ans. Or il importe de signaler que demain, on ne sera pas vieux au même âge qu’aujourd’hui.

Au lieu des 64 ans, Emmanuel Macron a suggéré de raisonner en durée de cotisation. Mais cela brouillerait la logique d’un système par points, dans lequel la notion de trimestre validé n’existe pas, et donnerait la fâcheuse impression que rien de change vraiment. Comme l’a proposé Antoine Bozio, il serait préférable de s’accorder sur le taux de remplacement du salaire antérieur que les retraités sont en droit d’atteindre, et d’indiquer à chaque personne à quel moment les montants cotisés lui permettront de l’obtenir. Cela n’interdirait pas de partir plus tôt, ou plus tard, avec une pension ajustée en conséquence. Repères collectifs, et choix individuels : c’est l’équilibre qu’il faut trouver.   

Brexit : Préparons-nous au no deal 

Chronique Le Monde, 3 août 2019

Depuis qu’il y a trois ans les Britanniques ont voté pour le Brexit, l’Union européenne a fait un sans faute. Le respect scrupuleux de la procédure de sortie de l’Union prévue par les traités, l’impeccable unité des 27, le refus d’accorder à Londres le moindre traitement de faveur, une solidarité sans faille avec l’Irlande et le professionnalisme méticuleux de Michel Barnier, le négociateur de l’Union, ont eu raison d’une Theresa May politiquement mal assurée et techniquement indécise. Résultat, c’est avec Boris Johnson que l’UE est aujourd’hui aux prises. 

Le nouveau Premier ministre n’a pas fait mystère de ses objectifs : sans « ifs or buts », une sortie au 31 octobre, « do or die », s’il le faut sans accord. Tout suggère aujourd’hui qu’il entend provoquer des élections anticipées et faire campagne sur cette base, au nom du respect du mandat donné par le referendum de juin 2016. À cette fin, le gouvernement a engagé les préparatifs opérationnels en vue d’un no deal, d’une sortie sans accord. 

Le no deal n’est pas certain. Les conversations avec l’UE n’ont pas commencé, et des compromis sont encore possibles sur le principal point de blocage, l’épineuse question du filet de sécurité (backstop) irlandais : ce serait le cas, par exemple, si Johnson se libérait de l’alliance avec les unionistes de Belfast et acceptait de maintenir l’Irlande du Nord dans le marché européen. Le no deal peut aussi être bloqué par le parlement, si celui-ci trouve un moyen de prendre la main. Mais il est devenu assez crédible pour que les Européens doivent s’y préparer. 

S’agissant de son impact mécanique, les choses sont assez claires : effet de taille oblige, le choc serait bien moindre que pour le Royaume-Uni lui-même, mais de même nature : la hausse brutale des tarifs douaniers, la désorganisation des échanges, le défaut de cadre juridique pour la fourniture de services, la rupture des chaînes de valeur nous frapperaient également. Tandis que les économistes britanniques débattent encore de l’ampleur de la commotion attendue, le FMI la chiffre à quatre points de PIB pour le Royaume-Uni et à un demi-point pour l’UE. Dans un contexte de ralentissement et de tensions internationales, c’est dangereux. Cela peut suffire à nous faire basculer dans la récession. 

Il y a cependant des raisons d’être moins inquiet pour le court terme que pour le futur. Dans l’immédiat, il est certain que Londres s’attachera à compenser les effets récessifs d’une sortie désordonnée. Sajid Javid, le nouveau chancelier de l’Échiquier, réfléchit pour soutenir l’activité à une stratégie économique de « boosterisme » - de relance budgétaire tous azimuts. Avec un déficit 2019 prévu à 1,5% du PIB, il en a les moyens. Quant à la Banque d’Angleterre, elle répondra nécessairement par une stimulation monétaire : c’est dans son mandat. 

Le problème pour le futur est qu’en cas de no deal Londres a toute chance d’opter pour une stratégie de compétition agressive. Ce sera vrai d’abord sur le plan monétaire : la livre sterling, qui a déjà baissé de près de 20% contre l’euro depuis le référendum de 2016, pourrait s’affaiblir encore plus. S’il veut jouer la dévaluation, Boris Johnson pourra d’ailleurs choisir à cette fin le successeur du gouverneur Mark Carney, qui doit être remplacé dans les mois qui viennent. Mais ce sera surtout vrai sur le plan réglementaire. Non seulement la fraction du parti conservateur aujourd’hui aux commandes rêve d’achever la révolution thatchérienne en menant à bien une déréglementation tous azimuts, mais elle n’aura probablement pas d’autre choix à sa portée pour attirer des investisseurs et tenter de compenser les effets désastreux de la sortie du marché européen. 

Sur le plan mondial, enfin, tout porte à penser que Johnson s’alignera rapidement sur les États-Unis de Donald Trump, à moins qu’il choisisse plutôt de devenir le partenaire privilégié de Xi Jinping. La rhétorique libre-échangiste qui avait cours chez les Brexiters au printemps 2016 apparaît aujourd’hui singulièrement décalée. On voit mal, dans un contexte de bilatéralisme accentué, quels pourraient être les partenaires d’une Global Britain championne de la libéralisation. En manque de substituts aux accords commerciaux de l’Union européenne et en froid avec celle-ci, le Royaume-Uni ne tardera sans doute pas à rechercher la protection d’une des deux grandes puissances économiques. Pour l’Europe, ce serait dans un cas comme dans l’autre un affaiblissement, si ce n’est une menace.       

Face à cette perspective, l’Union n’a pas beaucoup de cartes en main. Il serait curieux qu’elle se montre souple avec un Johnson qui la voue aux gémonies, quand elle n’a pas voulu l’être avec Mme May. Quand à reprendre langue après un no deal, ce sera difficile : une sortie sans accord et donc sans règlement ni de la question irlandaise, ni de la dette britannique à l’égard de l’UE serait nécessairement très acrimonieuse. 

Il va falloir que les 27 sachent jouer très serré : puisque Johnson veut nous emmener au bord du précipice, il faudra l’y accompagner sans rien céder à son bluff, en se préparant au pire. Mais lui montrer aussi que c’est lui qui risque le plus dans l’aventure, envisager toutes les options pour une négociation de dernière minute, et être au clair sur le type de partenariat qui pourra être offert à la Grande Bretagne pour l’après-Brexit. C’est sur ce dernier point que l’Union a pêché par manque de vision stratégique dans les discussions avec Theresa May. C’est sur ce point qu’il faut réfléchir, pour le cas où Londres indiquerait vouloir venir à résipiscence. Vite. 

Climat et commerce : vers le clash

 Chronique Terra Nova, 31 juillet 2019

La nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a présenté un programme climat particulièrement ambitieux. Au cours des cent premiers jours de son mandat, elle proposera un Green Deal européen et une législation imposant la neutralité totale en carbone en 2050. Sa priorité immédiate sera de redoubler d'efforts pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l'UE, avec pour objectif d'émettre en 2030 moitié moins qu’en 1990.

 

Cet engagement répond aux inquiétudes croissantes des citoyens européens sur le sujet climatique. Dès avant la récente canicule, l'activisme des lycées et la montée en puissance des partis verts aux élections européennes avaient sonné l'alarme. Agir pour le climat n’est plus seulement une responsabilité vis-à-vis des générations futures, mais un devoir vis-à-vis de la jeunesse, ici et maintenant. Les partis politiques ont compris que de continuer à tergiverser pourrait leur coûter le soutien des moins de 40 ans.

 

Cependant, l'UE (Royaume-Uni compris) contribue déjà peu au changement climatique. Sa part dans les émissions annuelles mondiales est passée de 99% il y a deux siècles à moins de 10% aujourd'hui. Les projections suggèrent que si Mme von der Leyen atteint son objectif, elle sera ramenée à 5% d'ici 2030 : alors que l'UE réduira ses émissions de 1,5 milliard de tonnes par an, le reste du monde les augmentera, lui, de 8.5. En conséquence, la température mondiale continuerait à augmenter, de 3 degrés voire davantage d'ici 2100. Quoi qu’elle fasse, l’Europe ne sauvera pas la planète toute seule. 

 

Comment réagir ? Ce point est crucial pour l’avenir. Il est peu probable que l’impératif catégorique consistant à faire ce qui est juste suffise pour soutenir les efforts qu’appelle immanquablement l'action climatique. Le plan von der Leyen entraînera nécessairement des pertes d'emplois, une réduction de la richesse, une baisse des revenus et de moindres opportunités, du moins dans un premier temps. En l'absence d'une stratégie permettant de transformer l’impératif moral en atout économique, il ne sera pas tenable. Il pourrait même déboucher sur un contrecoup politique des plus détestables.

 

Alors, quelle peut être la stratégie européenne ? La première option consiste à miser sur le leadership par l'exemple. En construisant un modèle de développement respectueux de l'environnement, l'Europe et d'autres pionniers ouvriraient une voie que d’autres pourraient suivre ensuite progressivement. Des accords internationaux non contraignants, tels que l'accord de Paris de 2015, permettraient de suivre les progrès des uns et des autres, et de pousser chaque gouvernement à agir.

 

Le problème de cette stratégie est que, comme la préservation du climat est un véritable bien public, plus un acteur fait d’efforts, moins les autres ont besoin d’en faire. C’est pour cela que les coalitions pour le climat sont intrinsèquement instables : plus une coalition est large, plus la tentation est grande de se dispenser d’y prendre part et de profiter des efforts des autres. Le leadership par l'exemple ne suffira pas.

 

La deuxième approche consiste à miser sur l’avantage qu'une action précoce confère aux pionniers. Ceux qui font la course en tête peuvent espérer développer des atouts concurrentiels dans les nouvelles technologies, les nouveaux produits et les nouveaux services. Comme l’ont montré Philippe Aghion et ses collègues, l’innovation peut aider à exploiter leur potentiel et modifier l’orientation du développement économique.

 

L’expérience montre effectivement que les technologies vertes ont un potentiel plus important qu’on ne l’imaginait il y a encore quelques années. Le coût des panneaux solaires s'est effondré plus rapidement que prévu et les énergies renouvelables sont plus compétitives qu’on ne le pensait il y a dix ans. Le problème est que l'Europe a échoué à convertir son engagement environnementale en leadership industriel. La plupart des panneaux solaires et des batteries électriques qu’elle utilise sont construits en Chine, et les États-Unis sont le seul concurrent sérieux à la domination de Pékin. 

 

La carte qui reste à l'Europe est d’exploiter la taille de son marché intérieur, qui représente encore environ 25% de la consommation mondiale. Parce qu'aucun producteur d’envergure globale ne peut se passer d’y être présent, l'UE conserve un pouvoir réglementaire majeur. Les normes qu’elle établit, qu’il s’agisse de la sécurité des consommateurs ou de la protection des données, sont souvent adoptées hors de ses frontières. Car après s’être adaptées à des exigences plus strictes sur le marché européen, industriels et fournisseurs de services ont veulent offrir le même niveau de qualité aux consommateurs des autres marchés.

 

Le pari de l’UE, c’est que la combinaison de son ferme engagement en faveur de la décarbonation, d’un côté, et, de l’autre, de l’accord de Paris sur l’atténuation du changement climatique (peu exigeant mais global), conduira les entreprises à réorienter leurs recherches et leurs investissements vers les technologies vertes. Les constructeurs automobiles, par exemple, consacreront leurs ressources au développement de véhicules électriques ou fonctionnant à l'hydrogène, plutôt qu'à l'optimisation du moteur à combustion. Même si d'autres pays ne se fixent pas eux-mêmes des objectifs ambitieux, la réorientation des investissements peut être suffisamment importante pour modifier le mix technologique mondial et rendre le développement vert plus accessible pour tous les pays.

 

L’observation suggère qu'un tel mécanisme est à l'œuvre. La recherche et les investissements sont en train d'être réorientés vers la décarbonation. Mais il est également clair que l’effort est loin d’être suffisant pour infléchir suffisamment la courbe des émissions mondiales de gaz à effet de serre et pour pouvoir espérer atteindre l’objectif des 2 degrés. Par exemple, on construit plus de centrales à charbon en Chine et en Inde qu’on en démantèle aux États-Unis et en Europe. Le résultat est que la capacité charbonnière installée continue à augmenter. 

 

Cela laisse l'Europe à court d’outils, si elle est résolue à atteindre la neutralité carbone tout en assurant une transition écologique économiquement et politiquement soutenable. C’est pourquoi, lors de son premier discours devant le Parlement européen, Mme von der Leyen a lâché une bombe : elle déclaré qu'elle introduirait une taxe carbone à la frontière, pour pénaliser les exportateurs des pays qui ne participeront pas à l'effort mondial.

 

Une telle mesure lui vaudra certainement les applaudissements des environnementalistes qui sont (souvent à tort) persuadés que le commerce nuit au climat. Plus important encore, elle permettra à la fois de corriger les distorsions de concurrence et de dissuader ceux qui seraient tentés de quitter la coalition pour le climat. En l’absence d’accord international contraignant sur les émissions de gaz à effet de serre, une correction fiscale est économiquement justifiée.

 

Mais une taxe aux frontières ne verra pas le jour facilement. Les défenseurs du libre-échange (ou ce qu'il en reste) crieront au scandale. Les importateurs protesteront. Les pays en développement et - à moins qu’ils ne changent de cap - les États-Unis y verront une agression protectionniste. Alors qu’il est déjà plus qu’ébranlé, le système commercial mondial subira un nouveau choc.

 

Ironie de l’histoire, l’UE, qui a défendu sans relâche l’ouverture des marchés, va probablement ouvrir un conflit entre la préservation du climat et le libre-échange. Mais cet affrontement ne peut être évité. La façon dont il sera géré déterminera le destin  de la mondialisation, et celui du climat.

L’adieu au monde plat

Chronique Terra Nova, 1er juillet 2019

Il y a cinquante ans, on pensait que le monde n'avait rien de plat. Les pays riches dominaient les pauvres et aucune lueur n'annonçait un avenir meilleur : au fil des années les riches allaient s'enrichir d'avantage et les pauvres, s'appauvrir, au moins en termes relatifs. Des économistes comme Gunnar Myrdal en Suède, Andre Gunder Frank aux Etats-Unis et François Perroux en France annonçaient l’augmentation des inégalités entre pays, le développment du sous-développpement et le renforcement de la domination économique. Commerce international et investissements étrangers étaient considérés avec suspicion. 

Ces théories ont été démenties par les faits. Le phénomène le plus important des cinquante dernières années est le rattrapage économique d’un ensemble de pays pauvres. Comme l'a montré Richard Baldwin du Graduate Institute de Genève dans un livre éclairant, The Great Convergence[1], ses moteurs principaux ont été le commerce international et la chute spectaculaire du coût de la mobilité des idées - ce qu'il appelle la "deuxième séparation" (entre maîtrise de la technologie et localisation de la production). D’une formule saisissante Tom Friedman, du New York Times, a résumé cette nouvelle donne en 2005 : le monde est plat[2].  

Ce nivellement des relations économiques internationales ne se limitait d’ailleurs pas à la connaissance, aux échanges et aux investissements. Il y a vingt ans, la plupart des chercheurs tenaient aussi les taux de change flottants pour un puissant facteur d’égalisation : grâce à eux, disait-on, chaque pays, petit ou grand, pouvait déterminer sa propre politique monétaire, dès lors que ses institutions de politique économique étaient solides. C’en était fini de la hiérarchie caractéristique des régimes de changes fixes. Même les flux de capitaux ont été considérés, fût-ce brièvement, comme un facteur potentiel d'égalisation. Le Fonds Monétaire International n’a-t-il pas envisagé, en 1997 d,e faire de leur libéralisation un objectif général ? 

À la limite, dans ce monde, les États-Unis n’étaient guère qu’un pays plus gros et plus avancé que les autres. Bien sûr, cette image était exagérée. Mais les responsables politiques américains d’alors avaient eux-mêmes tendance à relativiser la singularité de leur pays et le poids démesuré des responsabilités correspondantes. 

Et voici, cependant, que le monde paraît à nouveau changer de tournure. À l’heure de l’économie immatérielle, des réseaux numériques et de la finance globalisée, centralité et hiérarchies s'imposent à nouveau. Se révèle un nouveau monde qui n'a plus l'air plat du tout. Il est au contraire hérissé de pointes. 

La première raison de ce changement de perspective est que dans une économie toujours plus numérique, où une part croissante des services est produite à un coût marginal nul, la création de valeur et la captation de la valeur se concentrent dans les lieux d'innovation et d’investissement immatériel, au détriment des sites de production. 

Les réseaux numériques contribuent également à cette asymétrie. Il y a encore quelques années, on présumait souvent que l'internet allait devenir un réseau global point à point, dépourvu de centre. En fait, il a évolué vers un système hiérarchisé de type « moyeu et rayons ». La raison de cette évolution est avant tout technique : une telle structure est plus efficace. Mais comme l'ont récemment souligné dans un passionnant article[3] deux spécialistes de science politique, Henry Farrell et Abraham Newman, un réseau structuré procure un avantage considérable à tous ceux qui en contrôlent les nœuds. 

Cette même structure en étoile se retrouve dans d’autres domaines. La finance en présente un cas particulièrement clair. La crise financière globale a mis en évidence la centralité de Wall Street dans le réseau financier mondial, au point qu'une série de défauts dans un segment mineur du marché du crédit immobilier américain a pu contaminer l'ensemble du système bancaire européen. Elle a également révélé la dépendance des banques internationales au billet vert, et leur besoin d'accès à la liquidité en dollar. La carte des facilités de crédit accordées par la Réserve fédérale américaine à une série de banques centrales partenaires pour les aider à répondre à cette demande de liquidité fournit une image saisissante de la hiérarchie du système monétaire international.  

Cette nouvelle prise de conscience de l'interdépendance internationale comporte deux conséquences majeures. La première est purement économique : les asymétries internationales croissantes sont devenues un sujet de recherche. Hélène Rey de la London Business School a réfuté l'idée dominante selon laquelle des taux de change flottants mettent les pays qui les adoptent à l'abri des aléas des cycles monétaires américains[4]. Elle affirme au contraire que la seule manière pour un pays de se protéger d'entrées et de sorties de capitaux déstabilisantes consiste soit à piloter fermement l’évolution du crédit, soit à avoir recours au contrôle des changes. 

Dans un esprit analogue, Gita Gopinath, aujourd’hui économiste en chef du Fonds Monétaire International, a mis l'accent sur la dépendance de la plupart des pays vis-à-vis du taux de change du dollar[5]. Alors que l’approche usuelle considérait le taux de change entre le won et le réal comme le déterminant principal du commerce entre la Corée et le Brésil, la réalité, dans la mesure où les échanges de ces pays sont le plus souvent libellés en dollar, est que leurs taux de change vis-à-vis du dollar jouent un rôle plus significatif que leur taux de change bilatéral. A nouveau, ceci souligne la centralité de la politique monétaire américaine pour tous les pays, indépendamment de leur taille.  

Dans ce contexte, la répartition des bénéfices de l'ouverture et de la participation à l'économie globale est de plus en plus biaisée. De plus en plus de pays se demandent quel est leur intérêt à participer à un jeu dont les gains ne sont pas distribués de manière égale, et qui leur fait perdre leur autonomie macroéconomique et financière. Le protectionnisme reste une lubie dangereuse. Mais il est devenu plus difficile d’argumenter pour l'ouverture économique.  

L'autre conséquence est géopolitique : un système économique global plus asymétrique affaiblit le multilatéralisme. Il suscite au contraire une lutte pour le contrôle des nœuds de connexion des réseaux internationaux. De manière éloquente, Farrell and Newman parlent de « militarisation de l’interdépendance" pour décrire la transformation de structures économiques efficaces en machines à concentrer le pouvoir. 

La brutalité avec laquelle Donald Trump utilise la centralité du système financier américain et du dollar pour contraindre ses partenaires économiques à se conformer aux sanctions économiques imposées de manière unilatérale à l'Iran ont suscité dans le monde entier une prise de conscience : le prix à payer pour l'interdépendance économique asymétrique est élevé. À coup sûr, la réplique de Pékin sera de se battre pour mettre en place ses propres réseaux et s'assurer du contrôle de leurs points de connexion. Ici encore, la victime risque d’être le multilatéralisme. 

Un nouveau monde commence à émerger, dans lequel il sera très difficile de séparer l'économique du géopolitique. Un monde qui ressemble davantage à celui de Game of Thrones qu'au "monde plat" de Tom Friedman. 

[1] Richard Baldwin, The Great Convergence, Information Technology and the new Globalization, Harvard University Press, 2016.

[2] Voir https://www.nytimes.com/2005/04/03/magazine/its-a-flat-world-after-all.html?smid=nytcore-ios-share et Thomas L. Friedmann, La Terre est plate, une brève histoire du XXIE siècle, Editions Saint-Simon, 2006.

[3] http://henryfarrell.net/wp/wp-content/uploads/2018/11/Weaponized-Interdependence_IS.pdf

[4] Hélène Rey, "Dilemma not trilemma: The Global Financial Cycle and Monetary Policy Independance", https://www.kansascityfed.org/publicat/sympos/2013/2013Rey.pdf

[5] https://scholar.harvard.edu/files/gopinath/files/global_trade_dollar_20180331.pdf

Le climat, une bonne raison de s'endetter

Chronique Le Monde, 29 juin 2019

La déclaration de politique générale d’Édouard Philippe a placé la transition écologique au premier rang des objectifs du gouvernement. Cette inflexion appelle une stratégie économique à sa mesure. Or si Premier ministre a égrené des mesures sectorielles, toutes importantes, il a fait silence sur la fiscalité carbone, qui semble de facto abandonnée, et n’a explicité ni ce que représente l’effort requis par l’ambition qu’il affiche, ni comment nous allons le financer, ni quelles vont être ses conséquences pour le pouvoir d’achat ou l’emploi. 

La tension entre fin du monde et fin du mois n’est pourtant pas près de se dissiper. Parmi tous les changements de comportement qu’il va nous falloir opérer, rares sont ceux qui, à l’instar du passage aux ampoules basse consommation, bénéficient à la fois à l’environnement et au pouvoir d’achat. Dans la plupart des cas, les coûts d’abattement, pour parler comme les économistes, sont positifs et souvent élevés. 

C’est bien pour cela qu’il fallait une taxe carbone pour inciter à changer les habitudes. Procéder par la réglementation ne changera rien au fait que substituer un produit vert à un produit carboné entraînera au moins dans un premier temps une perte de pouvoir d’achat. De même, la transition vers un nouveau modèle de développement obligera à mettre au rebut des équipements non encore amortis, avec à la clef une perte temporaire de richesse collective. 

Bien sûr, il est possible qu’à terme les technologies vertes se révèlent plus productives que les brunes. C’est ce que suggère l’exemple du photovoltaïque, dont les coûts se sont effondrés. Mais quand bien même cela serait, les coûts immédiats restent significatifs.   

Qui doit payer ? Les générations actuelles, ou les suivantes ? Celles qui ont causé le problème, ou celles qui bénéficieront demain des efforts consentis ? Moralement, il est facile de répondre : celles et ceux qui sont nés avant 1970 ont connu les joies d’une consommation débridée et n’en subiront guère les conséquences. Pourquoi les exonérer de la responsabilité de léguer à leurs enfants une planète en état de marche ? 

Politiquement cependant, la question est moins simple : l’inaction des générations actuelles risque de causer des dommages irréversibles au climat, et les suivantes – qui, par ailleurs, devraient être plus riches que celles d’aujourd’hui – seront très certainement disposées à échanger un peu de pouvoir d’achat contre un environnement moins dégradé. Pour le dire autrement : compte-tenu de l’égoïsme des uns et de la disposition à payer des autres, il ne faut pas s’interdire de financer une partie du coût de la transition par l’endettement. 

Nous avons jusqu’ici éludé la question. Nous ne le pouvons plus. Le 18 juin, le taux des obligations d’État à dix ans est pour la première fois passé en-dessous de zéro. Parce qu’elle ne résulte pas de la seule action de la BCE, cette conjoncture favorable est appelée à perdurer un certain temps. Il serait irresponsable de pas en tirer parti pour accélérer la transition écologique.   

Deux problèmes se posent cependant. Le premier est qu’ouvrir la porte de l’endettement pourrait vite prêter à toutes les lâchetés. Une chose est de dire que les générations qui viennent peuvent assumer le coût d’un investissement supplémentaire pour la transition écologique, une autre serait d’en rejeter toute la charge sur elles. L’appel à l’endettement ne se conçoit pas sans l’énoncé d’une discipline quant à la répartition des efforts.  

Le deuxième problème est qu’il ne faudrait pas que les générations qui viennent subissent à la fois le coût de la dette et celui de l’inaction sur le front du climat. Or l’évolution de ce dernier résulte bien évidemment des comportements de tous les habitants de la planète. S’endetter n’a de sens que dans le cadre d’une action collective internationale à laquelle l’accord de Paris de décembre 2015 ne fournit qu’une base minimale, encore très insuffisante. 

Pour ces deux raisons, c’est au moins dans le cadre européen qu’il faut définir un nouveau contrat intergénérationnel sur le financement de la transition écologique. C’est d’ailleurs de la législation de l’Union que relèvent aujourd’hui les normes de dette et de déficit public. Cependant cette législation ignore à la fois l’urgence écologique et, très largement, l’impact des taux d’intérêt sur la soutenabilité de l’endettement. Il faut donc s’attaquer à sa réforme.   

Celle-ci devrait d’abord partir du constat que s’il y a beaucoup de mauvaises raisons pour s’endetter, la préservation du climat en est au contraire une bonne. Elle devrait ensuite fournir des repères communs pour le partage entre les efforts que les générations actuelles doivent conserver à leur charge et ceux, additionnels, qu’elles peuvent financer par l’endettement ; le récent ralliement d’une très large majorité d’États membres à l’objectif de neutralité carbone en 2050 offre l’occasion d’une telle réflexion. La réforme devrait enfin expliciter dans quelle mesure un endettement supplémentaire est possible dans le contexte de dettes déjà élevées mais de taux d’intérêt extrêmement bas.  

La tâche paraît ardue. Elle ne l’est pas tant que cela. Aujourd’hui les États de l’Union (Royaume-Uni exclu) supportent 150 milliards de charges d’intérêt en moins que si l’écart entre taux d’intérêt et taux de croissance était resté au niveau d’il y a dix ans. Dans les cinq ans à venir ils pourraient en économiser 100 autres. Aujourd’hui le Pacte de stabilité leur permet de choisir entre consommer et épargner cette aubaine. Il faudrait bien plutôt inciter tous les États dont la situation budgétaire n’est pas périlleuse à l’investir, sur la base d’orientations communes, dans un effort supplémentaire pour la transition écologique. Ce ne serait pas plus laxiste que les normes actuelles. Seulement plus responsable.   

Interview aux Échos à propos de l'accord sur le budget de la zone euro, 18 juin 2019

Est-ce que le budget de la zone euro acté en fin de semaine par les ministres des Finances européens valait le capital politique que la France y a placé ?

L’enjeu de ces discussions était de disposer d’un instrument budgétaire commun de stabilisation en cas de choc important sur une économie. Ce n’est pas une lubie française, c’est la position du FMI, de l’OCDE ou de la BCE. Un tel instrument a été proposé par la Commission et une large majorité d’économistes le soutiennent, y compris des Allemands orthodoxes. Le résultat des négociations est que le nouvel outil – par ailleurs non financé et sans doute d’ampleur très modeste – exclut cette fonction de stabilisation. Il est consacré à l’appui aux réformes et aux investissements. Le glissement s’est fait par compromis successifs entre la proposition française initiale, l’accord franco-allemand qui soutenait l’objectif de stabilisation, et le résultat final où ce dernier a été abandonné.

Ce n’est donc pas une bonne nouvelle ?

Non. L’aspect positif c’est cependant qu’on soit parvenu à consacrer un instrument pour la seule zone euro. C’est symboliquement important, comme l’a été il y a 20 ans la création de l’Eurogroupe.

Comment expliquer la modestie du résultat ?

Par la mollesse de l’Allemagne à défendre ce projet et à la forte résistance de la coalition à huit emmenée par les Pays-Bas avec des pays, dont la Suède et le Danemark, qui ne veulent ni financer des dépenses supplémentaires ni laisser se créer un vrai budget pour la zone euro.

Est-ce que ce n’est pas une première étape utile ?

Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux avouer que le compte n’y est pas. D’une certaine manière, le budget de stabilisation Macron s’est transformé en contrat de réforme Merkel. La ministre espagnole des Finances, Nadia Calvino, a dit sans ambages qu’il valait mieux en rester sur un désaccord. Le risque, c’est de cocher la case budget pour mieux oublier la stabilisation. 

Pourtant, il y a en Allemagne des responsables politiques qui défendent une assurance chômage européenne qui est un instrument de stabilisation ?

Le ministre des Finances Olaf Scholz l’a suggéré, sans aller bien loin dans sa démarche. Les Néerlandais sont contre cette idée, mais en revanche ils sont favorables à un système bancaire et financier intégré sur lequel on ferait reposer cette capacité d’absorption des chocs, sur le modèle américain. C’est insuffisant, mais cohérent. La réticence allemande à l’égard d’un système bancaire et financier intégré doublée d’une absence d’engagement sur la stabilisation budgétaire ne l’est guère. Toutes ces divisions envoient un mauvais signal, y compris aux marchés, car ils indiquent qu’on veut l’euro mais sans se donner les moyens d’un système robuste.

Que manque-t-il à la zone euro pour fonctionner plus efficacement ?

Il faudrait réformer les règles du Pacte de stabilité et de croissance qui sont aujourd’hui illisibles. Sanctionner un Etat au prétexte qu’il affiche un déficit budgétaire structurel dont le mode de calcul est opaque et controversé serait politiquement périlleux. Il y a un consensus pour dire que ces règles ne fonctionnent pas. Notre groupe d’économistes franco-allemand  propose de les redéfinir et de se fonder sur un objectif d’évolution des dépenses publiques. Et puis, il devient indispensable de faire progresser le rôle international de l’euro, qui stagne. Le dollar n’est pas un bien public mondial, c’est un instrument de la politique de puissance américaine et les Chinois accélèrent l’internationalisation du renminbi. Deux conditions sont nécessaires pour cela : créer un actif sûr propre à la zone euro, des obligations qui pourraient être émises par le MES en contrepartie de lignes de crédit aux différents Etats de la zone. Et, en situation de stress, il faut prévoir que la BCE puisse fournir de la liquidité en euro à des banques centrales partenaires, ce qui n’est pas dans son mandat actuel.

Tout cela veut-il dire que la zone euro n’est toujours pas hors de danger ?

Non, même s’il y a eu des progrès avec la supervision des banques, et le renforcement du Mécanisme européen de stabilité (MES) créé pour assister les Etats qui perdent l’accès au marché. L’accord sur les facilités de liquidité proposées aux pays de la zone euro en difficulté passagère est utile.

Comment évaluer le risque du retour d’une crise financière spécifiquement européenne, sur les dettes publiques ?

Il y a clairement un risque italien. Les Italiens veulent rester dans l’euro, mais leur dette ne sera plus soutenable si les taux d’intérêt s’éloignent de leur plancher actuel et que la croissance reste extrêmement faible. La Commission a raison d’alerter, mais il ne faut pas se tromper de diagnostic : c’est vraiment la croissance qui a fait défaut depuis vingt ans, pas la discipline budgétaire. J’ai fait le calcul : si la France avait suivi depuis 1999 la politique budgétaire de la Péninsule, notre dette serait de 45 % seulement du PIB ! La France, elle, a eu la croissance.

Avec les taux d’intérêt actuels, est-ce le moment d’investir massivement, par exemple dans la transition énergétique ?

Oui. Le bas niveau des taux a une forte composante structurelle, en raison de l’importance de l’épargne et d’une demande soutenue d’actifs sûrs. On peut en déduire qu’ils vont rester bas un certain temps. Que faire de cette fenêtre ? La réponse économique est claire : s’en servir pour financer des dépenses d’investissement, comme l’écologie et les réformes – pas pour des dépenses courantes. Malgré son niveau d’endettement c’est également vrai pour la France, à condition de réduire les dépenses courantes. 

Mais aucun gouvernement européen ne défend cette ligne..

C’est vrai. Mais nous avons un problème « intertemporel » massif auquel il faut bien réfléchir. Rien ne justifie de faire financer notre consommation par les générations futures. Mais nous allons leur laisser une dette financière et une dette climatique. Laquelle est la plus importante ? Celles et ceux qui ont aujourd’hui 15 ans préfèreront sans doute l’amélioration du climat à la réduction de la dette. L’argument traditionnel sur le fardeau aux générations futures se renverse. 

Les tractations s’intensifient sur la distribution des postes en Europe. Le choix pour la BCE est-il important ou secondaire ?

Il est important. Angela Merkel poussera-t-elle la candidature de Jens Weidmann (le dirigeant actuel de la Bundesbank, NDLR) ? Je me demande s’il considère toujours que le programme d’Opérations Monétaires sur Titres (OMT) de la BCE est contraire au Traité, comme il est allé le plaider devant la cour constitutionnelle de Karlsruhe. Si oui, cela le disqualifie. Au-delà, ce n’est pas une question de nationalité mais de qualité personnelle. En cas de crise financière, il faut réagir, et bien réagir, en quelques heures. Bernanke a eu les bons réflexes en 2008 parce qu’il avait étudié les années trente. Il serait grave que le choix pour la BCE apparaisse principalement comme une question de nationalité ou que le poste serve de variable d’ajustement secondaire.

Le message des urnes : l’Europe doit être plus politique

Chronique Terra Nova, 31 mai 2019

Le résultat le plus marquant des récentes élections européennes n’est ni que les conservateurs et les sociaux-démocrates ont perdu des sièges au profit des Verts et des Libéraux, ni que les populistes d’extrême-droite ont moins progressé que prévu. Il est que les citoyens européens ont participé aux élections dans des proportions beaucoup plus importantes qu’on ne l’attendait. 

De la première élection du Parlement européen, en 1979, à la dernière en date, en 2014, la participation avait inexorablement baissé, passant progressivement de 63% à 43%. Il y a cinq ans, moins de la moitié des inscrits s’était mobilisée dans 20 des 28 pays de l’Union, affaiblissant ainsi la légitimité des parlementaires élus. Dans ce contexte, on ne manquait pas de s’interroger sur la portée d’élections qui ne suscitaient guère l’intérêt des électeurs. L’Union européenne, disait-on, relève des diplomates et des technocrates, pas des citoyens. 

L’élection de 2019 marque un renversement spectaculaire de cette tendance. La participation a progressé dans 20 pays pour atteindre 51% en moyenne, huit points de plus qu’en 2014. Ici ou là, bien sûr, cette élection a coïncidé avec un scrutin national, ou a été utilisée pour faire passer un message politique à portée nationale. Mais la rupture avec la tendance passée est trop nette et trop profonde pour s’expliquer par des coïncidences. 

Des analyses détaillées nous diront bientôt quelles catégories d’électeurs se sont mobilisées et pourquoi. En attendant, la meilleure explication est que de nombreux citoyens ont jugé les enjeux du vote étaient assez importants pour qu’ils aillent mettre leur bulletin dans l’urne. Comme le suggère une étude d’Emmanuel Rivière, de l’institut de sondage Kantar (lien), les motivations du vote ont été diverses. Pour certains, la priorité était le changement climatique ; pour d’autres, les migrations, le terrorisme ou encore la capacité de l’Europe à tenir tête à ses principaux rivaux. Parce que, sur ces priorités, les électeurs ont considéré l’Union européenne comme un acteur de poids, ils ont choisi de manifester leurs préférences et d’envoyer au Parlement des représentants qui puissent porter leur voix et défendre leurs intérêts.  

Des enjeux essentiels ne manquaient certes pas lors des précédentes élections, en 2014. La zone euro sortait à peine de la pire récession des dernières décennies et restait embourbée dans les politiques d’austérité. Mais les choix politiques essentiels étaient alors largement entre les mains des gouvernements nationaux. Sur la question des réformes à mener ou celle du renflouement des États défaillants, les lignes de faille au sein de l’électorat suivaient les frontières nationales, plutôt que les frontières politiques. Aux yeux des électeurs, il s’agissait de sujets de négociation entre la chancelière Merkel et ses homologues, pas de sujets de débat transnational à trancher sur la base de priorités politiques. 

Avec le changement climatique, la question est différente. Les grèves de la jeunesse pour le climat qui s’étendent d’un pays à l’autre expriment une demande de changement radical des politiques et des modes de vie. Il en va largement de même pour migrations : même si ceux qui s’y opposent souhaitent se protéger derrière leurs frontières nationales, ils savent parfaitement que les pays membres de l’espace de libre circulation européen (dit espace Schengen) sont, en cette matière, très étroitement interdépendants. 

Si le niveau de participation exprime effectivement un intérêt pour cette élection, la question prioritaire est maintenant de savoir si, et comment, le nouveau parlement va pouvoir répondre aux attentes des électeurs. En démocratie, une élection gagnée débouche sur la formation d’une nouvelle majorité et sur de nouvelles politiques. Au sein de l’Union européenne, cependant, le Parlement n’est qu’un des acteurs qui concourent à la décision sur les politiques mises en œuvre, aux côtés de la Commission européenne (dont le président doit être investi par le parlement mais dont les membres sont choisis et nommés par les États membres), du Conseil européen (qui regroupe les chefs d’État et de gouvernement) et du Conseil (composé des ministres nationaux). Le lien entre le résultat des élections et les priorités politiques de l’Union est donc plus faible que dans une démocratie parlementaire classique. 

En outre, les coalitions parlementaires européennes sont marquées par l’inertie. Dans les systèmes démocratiques en vigueur dans nos pays, l’affaiblissement subi par les groupes parlementaires conservateur (PPE) et social-démocrate (S&D), les deux groupes prédominants depuis 1979, apparaîtrait assez net pour provoquer un changement de majorité : en recul de 11 points, ils ont perdu ensemble 80 sièges au profit de l’alliance sociale-libérale en recomposition (le groupe ALDE va être rejoint, notamment, par la large délégation de la liste française « Renaissance » voulue par Emmanuel Macron), les Verts et les populistes d’extrême-droite (dont le regroupement parlementaire reste à construire). Comme ces forces en progression ne suffisent cependant pas à former une majorité alternative, la précédente coalition va être reconduite, élargie au groupe centriste ALDE recomposé et peut-être aux Verts. Cela garantira une certaine continuité politique : le PPE et S&D, qui gardent les groupes les plus nombreux, resteront les acteurs prépondérants au parlement. 

Parce que l’Europe n’est pas fédérale, elle ne peut pas relever d’une gouvernance purement politique. Mais, réciproquement, la montée de débats trans-européens et l’affirmation de clivages politiques qui dépassent les logiques nationales impliquent qu’elle ne peut être gouvernée par une institution politiquement sourde aux attentes des citoyens. Peu après sa nomination comme président de la Commission européenne en 2014, Jean-Claude Juncker revendiqua de manière remarquée la volonté de mener une « équipe politiquement forte » qui travaillerait sur la base d’un « contrat politique » avec le Parlement. Cette orientation lui valut des critiques : on lui a régulièrement reproché d’avoir rompu avec une tradition de neutralité vis-à-vis des gouvernements de tendances politiques variées. Il avait pourtant un argument fort : si les électeurs affirment des choix sur les enjeux politiques, la Commission ne peut pas être un simple organe technocratique. 

Ce que montre cette élection, c’est qu’un nombre croissant d’électeurs voit l’Europe autrement que ne le font les gouvernements nationaux. Alors que les citoyens ont clairement exprimé des priorités politiques par leur vote, très peu de gouvernements sont prêts à accepter une direction politique de l’UE. Divisés sur l’objectif final de l’intégration européenne comme sur ses priorités immédiates, et confrontés aux pressions nationalistes, ils demeurent réticents à conférer plus d’autorité à l’Union ou à permettre à la Commission d’exercer ses prérogatives de manière plus politique. Fondamentalement, la plupart des gouvernements européens restent favorables au statu quo.

Dans cinq ans, pourtant, soit l’Europe aura su produire ce que les Européens considèrent à juste titre comme des biens communs européens, soit sa pertinence et sa légitimité seront en cause. Comment va-t-elle pouvoir répondre à cette attente, tout en respectant les préférences des gouvernements nationaux pour la stabilité et la nécessité de compromis respectant la souveraineté de chacun ? Tel est le dilemme européen. La capacité des institutions à le surmonter déterminera, en retour, si les électeurs continueront demain à se mobiliser pour les élections européennes ou si, instruits par l’expérience, ils préfèreront rester à la maison lors du prochain scrutin. 

L’euro sans l’Europe : un projet incohérent

Chronique Le Monde, 25 mai 2019

 De Manon Aubry à Jordan Bardella, les têtes de listes de tous les grands partis en conviennent : l’euro est notre monnaie, pas question d’en changer. Les approximations hasardeuses de Marine Le Pen lors du débat présidentiel de 2017 ont servi de leçon, et seuls des candidats marginaux envisagent désormais une sortie de la monnaie européenne. Vingt ans après sa naissance, elle n’est plus objet de débat mais fait en quelque sorte partie des acquis.  

Ce consensus est cependant trompeur, parce qu’en même temps qu’ils affirment leur adhésion à l’euro, nombreux sont ceux qui veulent s’affranchir des règles budgétaires qui l’accompagnent, restreindre la liberté de circulation des travailleurs, ou mettre en place une préférence nationale – autrement dit garder l’euro et défaire l’Europe. Cet état d’esprit n’est pas propre à la France. En Allemagne l’Alternative für Deutschland, née d’une opposition à l’euro, s’en prend désormais surtout aux migrations et aux transferts entre États. Quant à Matteo Salvini, le leader populiste italien, il ne parle plus de retourner à la lire, seulement de revenir aux règles budgétaires d’avant le traité de Maastricht (il n’y en avait pas). 

Les populistes ne sont pas seuls. Avec plus de modération, certes, nombreux sont les dirigeants européens qui laissent accroire qu’on peut à la fois garder une même monnaie et passer des accommodements avec le nationalisme ambiant. Emmenés par les Pays-Bas, les huit pays qui s’opposent à toute idée de stabilisation budgétaire commune n’en sont pas loin non plus. 

Mais l’euro sans l’Europe n’est pas un projet cohérent. Une monnaie n’est pas une simple commodité pour les échanges et les transactions financières, dont on peut déléguer la gestion à une banque centrale, pour ne plus se soucier. C’est une construction sociale puissante, qui doit être l’expression d’une communauté. C’est un appareillage complexe de règles et d’institutions qui touchent au plus profond de la souveraineté. C’est, pour le meilleur ou pour le pire, le ciment d’un destin partagé. On l’avait déjà oublié entre 1999 et 2010, avant que la crise vienne brutalement le rappeler, et oblige les chefs d’État à une solidarité à laquelle ils ne s’étaient pas préparés. Il est étrange que dix ans plus tard, l’amnésie semble frapper à nouveau.    

Le danger est d’autant plus grand que la monnaie européenne reste fragile. Sept ans après la crise qui a manqué de l’emporter, les défauts de construction qui avaient menacé sa survie n’ont pas été complètement réparés. Certes, la zone euro s’est dotée d’un mécanisme d’assistance financière, et a mis en chantier une réponse systémique avec le projet d’union bancaire. Mais contrairement aux intentions affirmées haut et fort en juin 2012, l’interaction perverse entre insolvabilité des banques et insolvabilité des États n’a pas été coupée. Atténuée par le passage des grandes banques sous le contrôle direct de la Banque centrale européenne, elle n’a pas disparu, comme l’a illustré l’accès de fièvre italien de l’automne 2018. 

En 2011-2012 déjà, la contradiction entre intégration monétaire et désintégration financière a failli avoir raison de l’euro. C’est de là qu’est né le projet d’union bancaire. Cependant celle-ci est loin d’être entrée dans les faits : il n’y toujours pas de garantie commune des dépôts, les régulateurs continuent d’interdire aux banques paneuropéennes de mutualiser la liquidité entre filiales nationales, et les procédures de résolution des faillites ne sont pas unifiées. Résultat, les investissements transfrontaliers sont en recul et au lieu d’être partagée, l’absorption des chocs économiques reste très largement à la charge des économies nationales. Le cercle vicieux entre banques et États peut à tout moment réapparaître.

Depuis sept ans et la fameuse formule de Mario Draghi – whatever it takes –  la BCE a, seule ou presque, masqué ces fragilités. Au nom d’un mandat implicite mais indiscutable, l’intégrité de la zone euro, elle s’est donné pour mission de contrer la fragmentation en même temps qu’elle a jeté toutes ses forces contre la déflation. Elle y a réussi, mais n’a jamais manqué de prévenir qu’elle ne pourrait pas éternellement pallier l’insuffisance des réformes, l’inconséquence des États et l’absence d’instrument budgétaire commun. 

Nul ne sait quand viendra l’heure de vérité. Ce sera lors de la prochaine récession, ou à l’occasion d’une crise politique. En attendant, trois nouvelles vulnérabilités se sont faites jour. La première est économique : la crise a coupé la zone euro en deux, entre une moitié prospère aujourd’hui au plein emploi, et autre une où la croissance est récente, et qui connaît encore un chômage massif. Passé au second plan avec la généralisation de la reprise, ce divorce risque de redevenir saillant si le ralentissement s’amplifie. 

La deuxième vulnérabilité est politique : en 2011 les dirigeants de la zone euro partageaient peu ou prou la même vision – assez tiède – de l’avenir européen. Aujourd’hui ils sont divisés et, plus grave, les peuples le sont profondément, entre une Europe du Sud convaincue de ce qu’on lui a imposé une austérité excessive et une Europe du Nord qui soupçonne derrière chaque initiative de réforme une manière détournée de s’en prendre à son épargne. 

La troisième vulnérabilité est internationale. En 2011-2012 tous nos partenaires – Hu Jintao à Pékin, Barack Obama à Washington, David Cameron à Londres – ont aidé les Européens à sauver l’euro. Peu importe qu’ils l’aient fait par amitié ou par peur : ils l’ont fait. Mais qui peut parier que Xi Jinping, Donald Trump, et demain un Boris Johnson agiraient de même ?  

On peut vouloir conforter l’euro, le réorienter ou en sortir. Mais on ne peut pas s’en désintéresser.  

Interview à l'Opinion  sur la politique budgétaire, 16 mai 2019

Selon vos calculs, près d’une trentaine de milliards d’euros ont été débloqués en six mois pour soutenir le pouvoir d’achat des Français. C’est le tournant keynésien du quinquennat ?

En prenant en compte la suppression totale de la taxe d’habitation et sous l’hypothèse d’un gel de la fiscalité carbone au niveau 2018, nous sommes effectivement à un peu moins de 30 milliards d’euros de moindres recettes et de dépenses nouvelles à l’horizon 2021. Sur le court terme, c’est une relance dont les effets seront favorables à l’économie française dans un contexte de ralentissement de la zone euro. A horizon trois ans, c’est plus compliqué.

A-t-on les moyens de telles dépenses ?

En deux ans, nous avons gagné quelque 15 milliards d’économies sur la charge d’intérêt de la dette. Dans l’immédiat, cela dégage des marges de manœuvre importantes pour le gouvernement, qui pourra compléter par une combinaison d’économies de dépenses (même si elles restent peu documentées), de nettoyage des niches et de déficit.

Dites-vous comme Olivier Blanchard que tant que les taux restent inférieurs à la croissance, la dette ne pose pas de problème ?

La dette française se refinance à un taux moyen de 0,3 % sur 10 ans. C’est exceptionnel. Tant que les taux d’intérêt resteront inférieurs à la croissance, cela entraînera mécaniquement une dynamique d’endettement moins forte que celle du PIB, ce qui rend la dette soutenable. Mais attention, cette situation ne durera pas éternellement. C’est pourquoi il faudrait consacrer cette aubaine à l’investissement plutôt qu’à des dépenses courantes.

Investir où ?

Investir ne doit pas s’entendre au sens comptable. Une dépense ponctuelle dont les effets sont pérennes est un investissement : par exemple des mesures d’accompagnement qui facilitent les réformes, un soutien aux ménages à faibles revenus qui permet d’améliorer l’efficacité énergétique du parc automobile, un effort sur les compétences numériques.

Vous appelez aussi à une réforme du pacte de stabilité…

La question de la charge de la dette est très mal traitée par le pacte de stabilité, qui ne fait aucune distinction entre le solde primaire (déficit hors charge de la dette) et le solde global (charge de la dette comprise). Le solde primaire, c’est pourtant la facture que la génération actuelle laisse aux générations futures. Ignorer cette distinction et appliquer la règle des 3 %, c’est laxiste puisque cela autorise que tout gain sur la charge d’intérêt soit dépensé ailleurs. Il faut passer à une règle qui fixe l’évolution de la dépense primaire en fonction de la croissance potentielle et du niveau de dette - idée qui fait l’objet d’un consensus fort chez les économistes européens – et parallèlement fixer l’affectation des gains temporaires sur le service de la dette. L’Europe a aujourd’hui un besoin considérable d’investissement au sens large, et une ressource pour le financer qui va être disponible pour un certain temps. Ne pas faire le lien entre les deux serait une erreur grave.

Il faut réformer le pacte de stabilité

Chronique Terra Nova, 29 avril 2019 

Le Pacte de Stabilité qui encadre les politiques budgétaires en Europe est un roi nu. Tout le monde le sait, mais rares sont ceux qui osent le reconnaître publiquement. Ce silence hypocrite est économiquement et politiquement toxique. 

On sait depuis longtemps que les règles de ce Pacte sont d'une telle complexité que presque aucun ministre - pour ne rien dire des parlementaires - n'est capable de les déchiffrer. De nombreuses propositions de simplification sont aujourd’hui sur la table, notamment celles qui ont été avancées par un groupe d'économistes français et allemands (dont je fais partie). 

La plupart de ces propositions suggèrent d'accorder moins d'importance au déficit dit « structurel » (c’est-à-dire corrigé de l’effet du cycle économique), dont l’estimation est notoirement aléatoire, et de surveiller davantage la croissance des dépenses publiques. Concrètement, chaque gouvernement devrait s'engager sur une trajectoire de dépenses cohérente avec ses perspectives de croissance économique, ses recettes fiscales attendues et un objectif de dette à moyen terme. Il y aurait moins de microgestion par les institutions européennes, des marges de manœuvre plus étendues pour les décisions nationales, et une plus grande responsabilisation de chaque gouvernement.

Jusqu'ici, les ministres de la zone euro n'ont montré aucun appétit pour une réforme aussi radicale. Mais il existe aujourd'hui une autre raison de réformer le cadre budgétaire européen : les conditions économiques actuelles ont en effet peu de points communs avec celles qui prévalaient lorsqu'il a été conçu voici deux décennies. "Quand les faits changent, je change d'avis", disait John Maynard Keynes. De fait, les faits ont changé.

En 1997, lorsque le Pacte est entré en vigueur, le niveau médian de dette publique parmi les 11 premiers pays qui allaient bientôt adopter l’euro était de 60% du PIB, tandis que la perspective de croissance était de 3% et l'inflation de 2% (les chiffres sont arrondis par souci de simplicité). Le taux d’intérêt à long terme sans risque - celui auquel la plupart des pays de la zone euro allaient bientôt emprunter - était, lui, de 5 %. Dans ces conditions, pour stabiliser l'endettement à son niveau de 60% du PIB, il fallait maintenir le déficit public en-dessous de 3%, ou encore maintenir à zéro le solde primaire (c'est-à-dire les recettes fiscales diminuées des dépenses hors paiement d’intérêts). 

Les lignes directrices du Pacte étaient pertinentes. En cas d’affaiblissement de la croissance, de baisse des recettes, ou de spéculation sur un défaut de paiement, le risque de voir la dette monter en flèche était en effet réel, comme la crise des dettes souveraines de 2010-2012 allait bientôt le montrer. Le seuil de 3 % de déficit qui entraîne l’activation d’une procédure de surveillance renforcée était pour cette raison un repère certes un peu grossier, mais raisonnablement calibré. Il était sage également de viser des déficits sensiblement inférieurs afin de conserver une marge de sécurité. 

En 2019 le niveau médian de dette publique pour les mêmes 11 Etats est de 70% du PIB et, selon les prévisions du FMI, les perspectives de croissance et d'inflation sont respectivement de 1,5% et 2% (le niveau de la dette est légèrement inférieur et celui de la croissance légèrement supérieur si l'on raisonne sur tous les membres actuels de la zone euro). Certes, le potentiel de croissance a été divisé par deux par rapport à 1997. Mais un déficit à 2,5% du PIB suffit à stabiliser le taux d'endettement, ce qui n’est pas très éloigné des 3% du Pacte.

Le vrai changement provient de l’évolution des taux d’intérêt. Fin avril, les investisseurs étaient prêts à acheter des obligations allemandes à 10 ans qui ne rapportent absolument rien. Si l'on tient compte de l'inflation, le coût réel de la dette allemande est même sensiblement négatif. Il l’est aussi, quoique dans une moindre mesure, pour la France, l'Espagne et plusieurs autres membres de la zone euro. Même l'Italie, avec une dette colossale (plus de 130% du PIB) et une croissance moribonde, a pu emprunter à 2,6 % : 2,4 points de moins qu’en Allemagne en 1997.

Dans ces conditions, une limite de déficit à 3% du PIB est en fait assez laxiste. Si le taux d'intérêt à long terme demeure proche de zéro pour encore quelques années, elle laissera les gouvernements libres d’enregistrer des déficits primaires supérieur à 2 % du PIB. Nombre de pays de l’UE pourraient être tentés d'en profiter pour financer à moindre coût des dépenses courantes. Si les conditions de financement viennent à se retourner brutalement, ils seront contraints d’ajuster leurs comptes de manière précipitée. 

La Commission européenne insiste sur le fait que le seuil de 3% est une limite maximale. Les réformes décidées en 2010 ont d’ailleurs considérablement resserré les boulons du Pacte. Les pays de la zone euro sont désormais fermement invités à maintenir leur solde structurel (c'est-à-dire corrigé des effets du cycle) au voisinage de zéro, et ceux dont l'endettement dépasse 60% du PIB à le réduire. 

Mais les contraintes qui en résultent sont cette fois trop fortes. L'objectif d'un déficit structurel à zéro empêche les gouvernements d'emprunter à des taux d'intérêt réels négatifs pour financer investissements et réformes. Or, comme l'a affirmé avec force Olivier Blanchard du Peterson Institute, il n'y a aucune raison économique convaincante de réduire sa dette quand emprunter ne coûte rien.

En somme, l'Europe navigue entre Charybde et Scylla. Elle ne devrait ni laisser des pays membres de l'euro financer des dépenses courantes récurrentes par la dette, ni les empêcher de profiter de taux d'intérêt durablement bas pour financer des investissements qui sont économiquement rationnels et bénéficieront aux générations futures. 

C'est pourquoi une réforme du cadre budgétaire doit être envisagée. Nul doute que les faucons de la rigueur budgétaire s’alarmeront, en particulier outre-Rhin. Mais pratiquer la prohibition sans raison valable est politiquement intenable. Comment les citoyens européens pourraient-ils accepter de rejeter le financement par la dette d'investissements dans la recherche environnementale, les énergies renouvelables, les mobilités propres et d'autres moyens de contenir le changement climatique, alors même que les conditions de financement pourraient rendre ces investissements rentables pour la collectivité ?

Cela fait longtemps que le Pacte est accusé de ne pas faire la différence entre investissement et dépenses courantes. Cette critique est recevable, à condition que l'investissement soit défini en termes économiques et non en termes comptables. C’est pourquoi l’UE devrait se mettre d’accord sur une liste d’objectifs – tels que la transition vers une économie bas carbone, un meilleur accès à l’emploi et des réformes économiques favorables à la croissance – qui justifient des dépenses publiques temporairement en excès de la règle budgétaire (sauf si, de toute évidence, le pays se trouve dans une situation financière précaire). Une telle exemption ne devrait durer qu’aussi longtemps que les taux d'intérêt à long terme se maintiennent à un niveau exceptionnellement bas. Et la règle devrait stipuler que si les taux augmentent à nouveau, les gouvernements devront diminuer les investissements, voire les interrompre.

Il est urgent de réviser les règles du cadre budgétaire européen. Les principaux partis politiques en lice pour les élections au Parlement européen devraient le reconnaître et se saisir ouvertement de la question. Au moment où la raison d’être de l'UE est elle-même en question, une politique du tabou est bien la dernière chose dont elle ait besoin.

Financer l'acte II du quinquennat

Chronique Le Monde, 20 avril 2019

Les priorités pour la deuxième partie du quinquennat vont prochainement être fixées. Un débat sur leur financement s’est engagé. Pour certains, l’urgence est de calmer la colère en distribuant du pouvoir d’achat et en baissant les impôts, quitte à retarder le désendettement de l’Etat. L’impatience à laquelle ils veulent répondre est incontestable. Mais une telle politique ne s’impose pas économiquement, car le pouvoir d’achat par tête va déjà croître de 2 % cette année, et surtout elle ne peut mener bien loin : une revendication légitime en appelant une autre, elle aurait toute chance d’épuiser les marges de manœuvre budgétaires bien avant d’être venue à bout des insatisfactions.

Pour d’autres, l’impératif premier est au contraire la réduction du déficit public. Ils arguent du niveau élevé de l’endettement de l’Etat et de la proximité probable d’une récession internationale pour plaider une accélération de l’effort. La logique s’entend bien. Mais le risque est d’y sacrifier l’investissement et surtout les initiatives économiques et sociales porteuses de transformations en profondeur, car le capital politique du président est trop entamé pour qu’il puisse l’engager sur deux fronts simultanément.

Le risque italien

La question des retraites cristallise aujourd’hui l’alternative entre réforme de financement et réforme systémique. Un recul de l’âge légal améliorerait certes les comptes de l’assurance-vieillesse, mais il interdirait de mener simultanément à bien le changement radical des règles du jeu que vise la réforme en cours de préparation. Parce qu’elle fera par nécessité des perdants en même temps que des gagnants, celle-ci ne peut être mise en œuvre qu’à enveloppe financière constante. C’est la condition pour qu’il n’y ait pas de confusion sur sa finalité.

Le même dilemme se pose dans d’autres domaines : novembre 2018 a sonné le glas du « double dividende » par le jeu duquel la fiscalité écologique allait financer la baisse des impôts ; unification des minima sociaux et mise en place du revenu universel d’activité vont sans doute demander des ressources additionnelles ; et une éventuelle refonte de la fiscalité locale se conçoit difficilement sans réduction simultanée du niveau d’imposition.

Pour le dire simplement : aujourd’hui, en France – ce n’est pas toujours et partout le cas – les réformes sont au mieux budgétairement neutres, et souvent coûteuses.  Sacrifier des transformations ambitieuses à l’ajustement budgétaire reviendrait à prendre son parti d’un équilibre économique médiocre (taux d’emploi trop bas, faible croissance de la productivité). Ce serait faire courir à la France le risque italien : celui d’un pays budgétairement sérieux depuis trente ans, mais qu’une performance économique lamentable a enfermé dans un cercle vicieux dont il ne se dépêtre pas.

Une économie de 4 milliards

La bonne stratégie, ce n’est donc ni de financer à crédit une action purement distributive ni de sacrifier les réformes à la réduction des déficits. C’est d’appuyer des transformations porteuses d’amélioration pérennes, pour accroître le niveau d’emploi, améliorer la productivité, innover, accélérer et accompagner la transition écologique, et construire, à l’âge du numérique, un service public plus efficace et plus agile.

Il se trouve que la conjoncture financière offre une fenêtre pour le faire : l’Etat emprunte aujourd’hui à un taux ridiculement faible (0,35 % pour un emprunt à dix ans), sensiblement inférieur à ce qui était attendu il y a encore quelques mois. Le montant de l’aubaine correspondante est significatif : pour 2020, c’est-à-dire le prochain budget, Bercy anticipe une économie de 2 milliards par rapport à la loi de finances. Cela pourrait même être davantage, car cette prévision se fonde sur l’hypothèse, peu vraisemblable, d’une hausse du taux de la Banque centrale européenne dès la fin 2019. En réalité, l’économie pourrait atteindre 4 milliards par rapport à la loi de finances, et 10 milliards par rapport aux prévisions d’il y a un an.

Que faire de cette aubaine ? Il serait imprudent de l’utiliser pour financer nouvelles dépenses et baisses d’impôt à caractère permanent. Les taux, en effet, ne vont pas rester éternellement à ce niveau. Il serait, en revanche, très judicieux de la consacrer au financement d’investissements non pérennes dans des réformes porteuses d’améliorations durables. Cumulée sur plusieurs années, la ressource permettrait de financer des actions d’ampleur sans être génératrice de déficits futurs.

Gouvernance originale et ouverte

Reste à savoir comment. Notre incapacité récurrente à tenir nos engagements budgétaires invite à verrouiller le dispositif, en sorte qu’il ne soit pas détourné. Pour garantir que les gains sur le service de la dette seront bien orientés vers ces priorités, le mieux serait de les affecter à un fonds dédié et de les allouer ensuite à des investissements matériels et immatériels précisément définis, en fonction de critères objectifs et sur la base d’évaluations publiques. Cela rendrait la démarche transparente, en même temps que plus acceptable par Bruxelles.

On pourrait par exemple retenir trois critères, peu contestables : l’amélioration durable de l’emploi et du niveau d’activité économique ; l’accélération de la transition vers une économie décarbonée ; et l’accroissement permanent de l’efficacité des services publics. Ce serait retrouver la logique du plan d’investissement lancé en 2017, qui a souffert de n’avoir pas bénéficié de vraies ressources budgétaires. Ce fonds devrait aussi être doté d’une gouvernance originale et ouverte, afin d’associer les Français aux choix qui conditionnent leur avenir.

L’Europe face aux nouveaux impérialismes

Chronique Terra Nova, 1er avril 2019 

L’impérialisme, écrivait Lénine il y a un siècle, se définit par cinq critères : la concentration de la production, la fusion entre capital bancaire et capital industriel, l’exportation de capitaux, les cartels transnationaux et le partage du monde entre les puissances capitalistes. Jusqu’à peu, seuls quelques bolchéviques endurcis trouvaient encore cette définition pertinente. Ils ne sont plus les seuls : la description de Lénine apparaît de plus en plus actuelle.  

Rappelons-nous : la mondialisation, pensait-on, allait affaiblir les positions dominantes et stimuler la compétition ; et une interdépendance économique toujours plus poussée empêcherait tout conflit international d’envergure. S’il fallait se référer à des penseurs du début du XXème siècle c’était, plutôt qu’à Lénine, à Joseph Schumpeter, l’économiste qui voyait dans la « destruction créatrice » une force motrice du progrès, ou à Norman Angell, l’homme d’État britannique pour qui l’interdépendance économique avait rendu le militarisme obsolète. Eh bien non : nous voici entrés dans un nouveau monde de monopoles économiques et de rivalités géopolitiques 

Les monopoles, ce sont bien sûr d’abord les géants américains de la technologie, mais le phénomène est en réalité plus répandu. D’après l’OCDE, la concentration du marché s’accroît dans une série de secteurs économiques, en Europe aussi bien qu’aux États-Unis, tandis que Pékin poursuit, méthodiquement, la construction de champions nationaux toujours plus forts. Sur le plan géopolitique, les États-Unis semblent avoir renoncé à l’espoir que l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale finisse par induire son alignement sur les normes des démocraties libérales occidentales. Comme l’a résumé de manière abrupte le vice-Président Mike Pence en octobre 2018, les États-Unis considèrent désormais la Chine comme un rival stratégique dans un nouveau contexte de « compétition entre grandes puissances ». 

Concentration économique et compétition géopolitique sont en réalité inséparables. Alors que l’internet était considéré jusqu’à récemment comme un réseau ouvert, universel et concurrentiel, il tend aujourd’hui à se fragmenter en un archipel de sous-systèmes séparés les uns des autres, dont certains sont directement administrés par des gouvernements.  La crainte se répand que la prédominance du géant numérique chinois Huawei dans le déploiement des matériels 5G soit utilisée à des fins géopolitiques. Et la fédération de l’industrie allemande (BDI) s’est récemment alarmée que la Chine soit entrée dans une « compétition systémique avec les économies libérales de marché » et « rassemble ses forces avec une grande efficacité pour poursuivre ses objectifs politiques et économiques ». 

Mais les États-Unis ne sont pas en reste. Ils redéfinissent leur stratégie, particulièrement dans le domaine du commerce et de l’investissement. Des dispositions législatives récentes ont autorisé le l’État fédéral à cibler des investissements étrangers (comprendre : chinois) « animés par des motifs stratégiques » qui pourraient « présenter une menace pour la supériorité technologique américaine et la sécurité nationale ». Ce qui laisse penser que l’administration Trump a bien l’intention d’utiliser le contrôle des investissements pour protéger l’avance technologique américaine. 

On reproche souvent à la Chine de mélanger l’économie et la politique, mais c’est ce que font aussi les États-Unis. L’administration Trump a utilisé le rôle central du dollar – longtemps considéré par beaucoup comme un bien public mondial – dans les échanges financiers internationaux pour imposer des sanctions aux entreprises étrangères qui font des affaires avec l’Iran. Résultat : le système de messagerie financière SWIFT, pourtant basé en Europe, a été contraint de choisir entre écarter les banques iraniennes et perdre son propre accès au système financier américain. Sous la pression de Washington, la Bundesbank a également bloqué le retrait par Téhéran d’un dépôt dans une banque iranienne établie à Hambourg. Il est clair que les Etats-Unis ne ressentent plus le besoin de faire preuve de retenue dans l’usage de leur puissance monétaire et financière.

Pour l’Europe, ces événements constituent autant de chocs majeurs. D’un point de vue économique, l’Union européenne est le partisan le plus ardent de l’ordre libéral international de l’après-guerre. Avec sa politique de la concurrence, elle a plus d’une fois forcé des entreprises internationales puissantes à se plier à ses lois. Mais géopolitiquement, l’UE s’est toujours attachée à séparer relations internationales et échanges économiques. C’est pourquoi elle était naturellement en phase avec un système multilatéral fondé sur des règles, où l’exercice du pouvoir étatique pur était nécessairement contraint. Le nationalisme et l’impérialisme sont ses pires cauchemars. 

Le défi de l’Europe est maintenant de définir sa position dans un nouveau paysage dans lequel la puissance compte davantage que les règles et le bien-être du consommateur. Elle se confronte désormais à trois questions : comment réorienter sa politique de concurrence ; comment combiner ses objectifs de sécurité avec ses priorités économiques ; et comment éviter de devenir l’otage des priorités de la politique étrangère américaine. Y répondre suppose de redéfinir la souveraineté économique. 

La politique de la concurrence fait l’objet de débats passionnés. Pour certains, il faut modifier les textes communautaires pour permettre l’émergence de champions européens. Mais ceci ne va pas de soi. Il est vrai que l’Europe a besoin de davantage d’initiatives industrielles dans les domaines de l’intelligence artificielle ou des batteries électriques, où elle risque de devenir dépendante de puissances rivales. Il est vrai que l’appréciation des fusions-acquisitions et des aides d’État doit davantage prendre en considération le caractère global de la compétition économique. Il est vrai, enfin, que l’évaluation statique du pouvoir de marché des entreprises doit être complétée par des approches plus dynamiques prenant en compte l’innovation. Mais si elles sont souhaitables, ces évolutions ne doivent pas remettre en cause le fait que dans un monde de multinationales géantes, protéger les consommateurs requiert encore plus de politique de la concurrence. 

Les priorités économiques et les impératifs de sécurité entrent souvent en collision. Une décision de refuser une fusion-acquisition ou d’autoriser un investissement  international non dépourvu de motivations politiques peut avoir un sens économique, mais soulever des doutes d’un point de vue de politique internationale. La solution n’est pas de politiser les règles de la concurrence, mais de donner à ceux qui ont la responsabilité de la sécurité la possibilité d’intervenir dans le processus de décision. A cette fin, je propose, dans un futur rapport co-écrit avec d’autres économistes et des experts de politique étrangère, que le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité aie le droit d’objecter, au nom de la sécurité, aux propositions de décision soumises à la Commission européenne en matière de fusion-acquisition ou d’investissements. Les Etats membres de l’UE disposent déjà de ce type de procédure, l’Union devrait faire de même. 

Dernier point : l’Union européenne devrait agir davantage pour développer ses outils financiers et promouvoir l’usage international de l’euro. Il ne s’agit pas de s’imaginer que l’euro remplacera le dollar. Mais dans la mesure où les États-Unis font clairement comprendre qu’ils vont utiliser Wall Street et le billet vert comme des instruments de leur politique étrangère, l’Europe ne peut pas rester un témoin passif et neutre. En mettant en place, notamment, des lignes de swap avec d’autres banques centrales partenaires, l’Europe rendrait sa monnaie plus attractive pour les acteurs économiques étrangers, tout en renforçant sa propre souveraineté économique. 

Transition écologique : Choisissons le réalisme

Chronique Terra Nova, 13 mars 2019

En proposant avec quelques-uns de ses camarades démocrates un Green New Deal, Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante du Congrès américain, a rouvert la discussion sur les politiques à conduire face au changement climatique. L’impact de cette initiative est déjà important, aux États-Unis comme ailleurs. 

Même s'il n'est pas vraiment nouveau - les Verts européens prônent un tel pacte depuis une décennie - ce plan est vaste et amitieux. Peut-être trop, mais contrairement à l'approche régulièrement privilégiée par les économistes - fixer un juste prix du carbone et s'en remettre aux choix privés pour le reste -, ce New Deal vert a le mérite d'englober les multiples dimensions de ce qui sera nécessairement une transformation en profondeur de nos économies et de nos sociétés.

La transition vers une économie neutre en carbone sera certainement une révolution d’aussi grande portée que le fut en son temps la transition vers l’ère industrielle. Elle ne peut se résumer à un seul prix mais va nécessiter un effort collectif. Il faudra que les gouvernements investissent dans ce projet et que chaque citoyen y trouve son rôle. C’est pourquoi l’éthos optimiste et participatif de ce New Deal vert doit être salué.

Mais soyons clairs : la transition écologique ne sera pas sans coût. Certes, il ne fait aucun doute que la vie et le travail seront bien meilleurs si nous réussissons à contenir le changement climatique que si nous échouons, et cela justifie que nous entreprenions les efforts correspondants. Mais ce n’est pas la question que posent la plupart de nos concitoyens. Le scenario de base – irréaliste, mais compréhensible – auquel ils se réfèrent pour apprécier les efforts qui leur sont demandés, c’est une évolution au fil de l’eau au gré duquel ils pourraient continuer à consommer et à voyager comme à leur habitude. Ils sont sans doute disposés manger un peu moins de viande et à utiliser des voitures moins gourmandes en carburant, mais à condition que leur pouvoir d’achat n'en soit pas affecté. Et ils sont également prêts à changer d’emploi, pourvu que le nouveau soit mieux payé et moins stressant. Mais rien ne prouve qu'ils soient prêts à faire davantage.

On peut comprendre que les partisans du New Deal vert s'efforcent de flatter ces sentiments. La proposition Ocasio-Cortez est assez vague pour échapper à des critiques précises. Mais ce qui est évident, c’est qu’elle évite soigneusement de mettre le doigt sur tout ce qui pourrait faire mal. Il en va de même des nombreux plans pour la transition écologique qui promettent une vie meilleure assortie d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité.

La vérité est malheureusement très différente. La transition vers une économie neutre en carbone exigera de nous des sacrifices avant de nous apporter des bénéfices, et les segments les plus vulnérables de la société risquent d'être particulièrement touchés. Faute de reconnaître cette réalité et de s’y attaquer, le soutien à la transition écologique demeurera superficiel et fragile.

Pour comprendre pourquoi, il faut revenir un instant à l'instrument préféré des économistes : le prix. D'une manière ou d'une autre, nous allons devoir payer pour produire quelque chose – le carbone - que nous avons longtemps émis gratuitement. Et le problème, c’est que la mise en place d'un prix du carbone aura inévitablement pour effet de réduire notre consommation agrégée.

La cause n’en est pas dans l'impôt, dont les revenus peuvent être restitués aux contribuables, par exemple, sous la forme d'une allocation per capita, comme l'a récemment proposé la fine fleur des économistes américains. Elle réside plutôt dans le fait qu'imposer un prix du carbone aboutira inévitablement à ce que les économistes appellent un choc d'offre négatif. Certains équipements deviendront inutilisables et certaines technologies ne seront plus rentables. La production maximale qu’il est possible d’atteindre avec le travail et le capital disponibles (ce que les économistes appellent le PIB potentiel) baissera. Si la hausse de prix est brusque, elle entraînera une récession, comme cela est arrivé en 1974, quand les producteurs de pétrole ont soudainement augmenté leurs prix. Et ce changement de prix entraînera en outre une baisse de la richesse, à mesure que diminueront la valeur des maisons mal isolées, celle des voitures trop gourmandes et celle des actions des sociétés pétrolières.

Il faut bien comprendre que problème central ne vient pas ici de l’utilisation d’un instrument de prix. Il serait le même dans une économie planifiée : l’efficacité carbone y nécessiterait également l’abandon de vieux équipements obsolètes et la mise en œuvre d’investissements supplémentaires en vue d’une décarbonation du PIB. Selon les estimations du rapport Quinet récemment publié par France Stratégie, les investissements supplémentaires requis s'élèveraient à environ 2% du PIB par an en 2040. Cela signifie qu'une part plus faible de la production sera alors disponible pour la consommation des ménages. 

De plus, les effets distributifs de la transition écologique sont malheureusement défavorables. Les pauvres et la classe moyenne des périphéries urbaines dépensent en énergie une part plus grande de leur revenu que les riches et les habitants des centre-ville, et ils n’ont souvent pas les moyens de changer leur chaudière ou d’isoler leur maison. Et parce que les emplois des ouvriers tendent à être plus intensifs en carbone que les autres, les travailleurs en usine et les camionneurs seront plus touchés que les ingénieurs et les banquiers.

Le problème auquel nos sociétés sont confrontées est donc massif. Il ne faut surtout pas le cacher. Le gouvernement français a dû faire marche-arrière après que les Gilets Jaunes se sont révoltés contre une taxe sur le carburant de 55 € la tonne, alors même que le prix qui serait nécessaire à la décarbonation complète a été estimé récemment à 250 € la tonne en 2030. Les pays européens, qu’angoisse déjà le relèvement à 2 % du PIB de l’effort de défense réclamé par Donald Trump, sont confrontés à la perspective de devoir payer 2 points de PIB de plus pour la transition vers une économie décarbonée. Et alors que, depuis des décennies, les gens ont été incités à déménager des villes vers les périphéries, on leur explique à présent que leur mode de vie n'a pas d'avenir.

Heureusement, ces effets peuvent être adoucis. La restitution intégrale des recettes de la taxe carbone allégerait le fardeau des plus vulnérables. Dans un environnement où les taux d’intérêt sont très bas, le financement par la dette est un moyen rationnel d’accélérer la transition écologique tout en répartissant les coûts correspondants entre les générations. Comme le suggère la chute spectaculaire du coût des panneaux solaires, favoriser l’innovation et la concurrence aidera à accélérer l’émergence de technologies propres et efficaces. Et plus l’action sera précoce, plus les perspectives à long terme seront prévisibles, plus il sera facile de s’adapter, et plus l’impact sur la production et la richesse sera contenu. Les changements brusques dévalorisent les actifs existants, tandis qu’une transition en douceur permet de faire les bons investissements au bon moment. 

Cela dit, le réalisme nous oblige à reconnaître que rien ne pourra éliminer complètement les difficultés liées à la transition. Pour gagner, les adeptes du New Deal vert doivent être honnêtes avec les citoyens sur ce que la transformation à venir entraînera, sur ses coûts, sur la meilleure façon de les réduire et de les partager équitablement, et enfin sur le rôle que chacun ou chacune pourra y jouer. Plutôt que de peindre leur scénario en rose, ils c’et à montrer que c’est faisable qu’il faut qu’ils s’attachent en priorité. 

Interview au Monde sur la sortie de la crise des gilets jaunes, 11 mars 2019

Lors de sa campagne, Emmanuel Macron avait séduit les Français en mettant des mots sur leur désarroi. Dix-huit mois plus tard, il subit la crise des “gilets jaunes”. Comment l’expliquez-vous ?

D’abord pour des raisons de méthode. La première phase du quinquennat a été très centrée sur la mise en œuvre. Cette focalisation sur l’action répondait à une attente. Mais après un an sur le mode jupitérien, il fallait en venir à une forme de délibération collective. Le passage d’une phase à l’autre a été manqué, il s’est opéré par la crise. Il importe maintenant de trouver comment associer délibération et culture du résultat. Ensuite pour des raisons de justice : Emmanuel Macron a très vite été soupçonné de ne pas porter l’exigence d’équité des réformes.  

N’est-il pas paradoxal que ce soit Emmanuel Macron qui subisse cette crise, alors que son élection en était déjà l’expression ? 

La défiance à l’égard des institutions est immense. Beaucoup de Français pensent que le système a été capturé par les élites et que leur propre voix ne compte pas. Les convaincre que le contrat social que veut mettre en place Emmanuel Macron est fait pour eux n’est pas l’affaire de quelques mois ou de quelques lois. Le dédoublement des classes de CP et CE1, par exemple, a été perçu positivement parce que ses effets ont été visibles tout de suite. Mais il faudra du temps avant que nos concitoyens se disent que la réforme de la formation professionnelle change quelque chose pour eux ou leurs enfants. 

Quel a été le déclencheur de cette crise ?

Le gouvernement a fait une double erreur. La première a été de considérer que la transition écologique se réglerait par la fiscalité. Taxer le carbone est indispensable mais à la condition de l’inscrire dans un projet plus global de mutation de l’économie et des modes de vie. La deuxième erreur date du programme : de ne pas restituer directement et intégralement le produit de la taxe. Dans le projet de loi de finances 2019, 25% du prélèvement allait à des actions de soutien à la transition écologique, 75% ont servi à autre chose, comme la baisse de la taxe d’habitation. Ce n’était pas compréhensible. 

Pourtant, le chef de l’État a fermé la porte à toute nouvelle hausse de taxe durant son mandat…

Sortir du carbone, c’est une affaire de trente ans. On ne pourra pas le faire sans jouer sur le prix. Si les émissions de CO2 n’ont pas de prix, pourquoi allez-vous changer votre chaudière ? Je combats l’idée que la transition écologique sera indolore. D’ici à la fin du quinquennat, il faudra de nouveau augmenter la taxe carbone. Mais il faudra tout restituer, euro pour euro, et en priorité aux catégories les plus vulnérables. 

Au delà des taxes, c’est la personne même de M. Macron qui cristallise la colère des “gilets jaunes”. Comment l’expliquez-vous ?

Pour la France des ronds-points, il incarnait la France des métropoles. Mais le mal est plus profond : nous sommes passés d’une société structurée en silos idéologiques verticaux (communiste, socialiste, gaulliste, etc ..) à une société stratifiée horizontalement. Les silos ça crée de l’affrontement politique, ce qui est une forme de dialogue, les strates ça crée de la surdité réciproque. Or ce qui est dangereux pour la démocratie, c’est le sentiment qu’a la moitié de la population d’être tenue à l’écart. La priorité absolue doit être de retrouver du commun.

M. Macron a privilégié les mesures favorables aux entreprises, et échelonné les mesures sociales. Cela peut-il expliquer une partie de la crise ?  

Les mesures sur la fiscalité du capital, qui ont eu des effets très favorables sur les 1% des plus aisés, ont été perçues comme un déni de justice fiscale. Notre fiscalité du capital était excessive, il fallait la corriger. Le problème, c’est que les bénéfices que les plus aisés on retiré de la baisse des taux d’imposition n’ont pas été compensés par un élargissement de l’assiette taxable, autrement dit par la suppression de niches fiscales. 

Fallait-il aller aussi vite et aussi fort en matière de politique de l’offre ?

Économiquement, c’était rationnel. Des mesures de ce type n’ont d’effet que graduellement. Mais l’effort de conviction sur la nécessité de baisser la fiscalité du capital n’a pas été suffisant, peut-être parce que la suppression de l’ISF n’avait étonnamment pas fait débat lors de la campagne. Par ailleurs, le décalage entre hausse de la CSG [en janvier 2018] et baisse des cotisations sociales salariales [en deux temps, janvier et octobre] a été une erreur et rendu la politique fiscale illisible. 

Le gouvernement invoquait des raisons budgétaires…

Ce n’était pas indispensable. Il y a eu une prise de précaution excessive. La Cour des comptes a dit à l’été 2017 qu’on était en zone de danger. On a terminé l’année avec 2,6% de déficit ! Bercy a été trop précautionneux.

Ces mesures n’ont-elles pas occulté le projet de transformation de la société porté durant la campagne ?

La proposition Macron, c’était un volet très classique de transformations structurelles, associant libéralisation et mesures fiscales, et un volet d’émancipation, d’empowerment des personnes comme disent les anglo-saxons. Ce second volet est plus ambitieux et plus ardu. Construire un pacte social émancipateur, qui crée de l’espoir, c’est très exigeant. Personne n’a la formule magique qui instaurera des sécurités nouvelles pour le travail de demain. Et même si on crée des outils, il faut encore que les personnes et les acteurs sociaux s’en saisissent. Résultat, le volet classique a trop pris le pas sur le volet original. 

Regrettez-vous la promesse de suppression de la taxe d’habitation pour les 20 % des ménages les plus aisés ?

Non. Au point où on en est, je pense maintenant qu’il faut aller jusqu’au bout. Les 1 % les plus riches ont beaucoup gagné aux mesures fiscales. Mais les 20 % juste en-dessous, non : ils ne voient pas de baisse de leur impôt sur le revenu et ils ne bénéficient pas des mesures qui concernent les classes moyennes et populaires. Les perdants, aujourd’hui, ce sont eux. Ils ont, d’une certaine manière, payé pour les 1% les plus aisés.

Faut-il revenir sur la suppression de l’ISF, ou au moins l’aménager ?

Je ne pense pas. L’ISF était un très mauvais impôt. Et il n’était pas payé par les plus riches, du fait de l’exonération de l’outil de travail, des œuvres d’art, et grâce aux outils de défiscalisation. Sans compter ceux qui avaient du capital à l’étranger. Les 100 plus grandes fortunes françaises représentent 300 milliards de capital, mais payaient 70 millions d’ISF ! Ce n’était ni un impôt efficace, ni juste. En revanche, on peut réfléchir au prélèvement forfaitaire unique [“flat tax”] : son taux est de 30 %, mais sur une assiette qui reste mitée. La contrepartie de la baisse du taux, cela devrait être un élargissement de l’assiette. On pourrait cibler différentes niches, des produits d’investissement, l’assurance-vie. Rien n’interdit non plus de relever le taux.

De plus en plus de voix s’élèvent pour demander un big bang fiscal. Est-ce une solution?

Je ne crois pas au big bang. En trente ans, pour les ménages, quelles ont été les grandes réformes ? La CSG, la prime d’activité, le prélèvement à la source, la fiscalité du capital. Moins d’une par quinquennat. Pour le reste, il y a eu de multiples ajustements de paramètres. Même chose pour les entreprises. Il faut du temps pour concevoir, préparer et mettre en œuvre les grandes réformes. La priorité immédiate, c’est sans doute le chantier de la fiscalité locale. Elle est peu lisible, produit des effets pervers et les assiettes sont obsolètes. La question, c’est : comment peut-elle concourir au rééquilibrage territorial ? 

Sera-ce suffisant, au regard du ras-le-bol exprimé par les “gilets jaunes” ?

Il faut être ambitieux. Mais pour être politiquement et socialement acceptables, les idées doivent mûrir dans les esprits. Prenez l’impôt sur le revenu. Aujourd’hui, il est illisible parce qu’en fait, il y en a plusieurs : l’impôt sur le revenu stricto sensu, mais aussi la CSG et la prime d’activité. Et les gens ne savent plus à quoi correspond chacun. Comme plus personne ne comprend la différence entre impôt et cotisation. Mais fusionner tout cela dans la prochaine loi de finances ne serait ni techniquement ni politiquement réaliste. On ne peut que fixer une perspective et engager le débat. Idem sur la fiscalité des successions, qui fleure le XIXème siècle et nous prépare une société d’héritiers, mais qui est un champ de mines politique. 

On parle beaucoup de baisse d’impôts mais le grand débat ne semble pas avoir été très utile en matière de baisse des dépenses...

Le mouvement des gilets jaunes, c’est à la fois une demande d’efficacité et de présence des services publics, et une révolte fiscale sur le thème : on n’en a pas pour notre argent. Y répondre suppose de se donner une double exigence : baisser le poids de la dépense et redéfinir les voies de l’action publique. 

Mais où couper ?

Parmi les secteurs où nous dépensons davantage que les autres pays, il y a le social, en raison de choix collectifs auxquels nous tenons tous, mais aussi par exemple de la générosité des allocations familiales ou des allocations chômage des cadres. Il ne faut pas s’interdire d’y retoucher. Et il y a aussi, comme l’a montré France Stratégie, le fait que les dépenses d’intervention économique sont à un niveau hors norme : aides aux entreprises, à des secteurs économiques, à la politique du logement... C’est une habitude française : on utilise l’argent public pour compenser le mauvais fonctionnement du marché. En contrepartie des réformes, il y a un effort à faire là-dessus. L’absence d’effets démontrés des baisses de cotisations patronales sur l’emploi, au-delà de 1,5 Smic, pose également question. Le CICE a probablement visé trop large. 

Et puis, il y a les mauvaises économies : quand on voit le niveau de salaire auquel on recrute les nouveaux enseignants, on ne peut qu’être inquiet pour la qualité de l’enseignement. On dépense autant dans l’éducation que pour l’emploi : 120 milliards d’euros ! Si on investissait 10 milliards de plus dans l’éducation, combien économiserait-on sur l’emploi ? À terme, certainement plus de 10 milliards. 

Faut-il une réforme globale de l’État? 

Le fonctionnement de nos administrations ne correspond ni aux attentes des Français, qui demandent plus de proximité et d’adaptation au terrain, ni à ce qui se fait de mieux à l’étranger. La sphère publique a connu quantité de plans de modernisation sans lendemain, qui ont désorienté les agents publics. Nous avons une gestion archaïque, par la norme et les postes budgétaires. On doit mettre les gestionnaires publics en responsabilité sur des objectifs, plutôt que de les piloter par les moyens. Le gouvernement s’y est attaqué. Je défends aussi l’idée de développer le recours aux agences, avec plus d’autonomie et de décentralisation.

Les 120 000 suppressions de postes de fonctionnaires promises pendant la campagne sont-elles atteignables?

Ce chiffre est la traduction d’une volonté de réforme de l’Etat. Il faut le tenir. Mais l’essentiel est de raisonner en termes de moyens globaux. Il faut aller vers un modèle où l’on recrute moins de fonctionnaires et plus de contractuels, sur des CDI de droit général.

Faut-il s’inquiéter du dérapage du déficit public au-dessus de 3 % en 2019? 

Les règles européennes permettent un dépassement sur une année. Les taux d’intérêt sont faibles, l’endettement ne nous coûte pas cher. Mais la France, qui est loin de la moyenne européenne, est très peu crédible quant à sa capacité à tenir ses objectifs de finances publiques. Si nous l’étions cela ne me gênerait pas de dire : investissons pour la transition écologique, l’intelligence artificielle, les compétences etc. Mais tant qu’on n’arrive pas à résoudre l’équation entre consentement à l’impôt et appétit pour la dépense, on se doit d’être prudents.

Sur quels thèmes se jouera le succès, ou l’échec, de la seconde partie du quinquennat ? 

La question immédiate est celle de la crise démocratique. Nous faisons face à une défiance massive envers le système politique. Ce n’est pas avec une nouvelle injection de pouvoir d’achat financée sur fonds publics qu’on y répondra. 

Il faut trouver les moyens de rendre de la voix aux Français. L’idée d’une assemblée de citoyens, tirée au sort, qui délibère sur des sujets de société et propose des solutions est intéressante. En Irlande, elle a permis de résoudre des questions dont les politiques n’osaient pas se saisir, comme l‘avortement. Elle mériterait d’être expérimenté. Pour rendre confiance en la démocratie représentative, il faut aussi une forte dose de proportionnelle. Et il nous faut rénover la démocratie sociale et associative. 

Parce qu’il traduit une forte demande d’expression directe qui met en cause toutes les structures d’intermédiation, le mouvement des gilets jaunes questionne sérieusement les acteurs sociaux. Syndicats et associations n’échappent pas à cette mise en cause radicale des modes d’organisation traditionnels. Ceux qui ne veulent pas de la société d’individus doivent inventer de nouvelles formes d’action collective. Cela commence sans doute par une consolidation : on ferait mieux avec quelques interlocuteurs sociaux, moins nombreux et plus forts, comme en Allemagne. 

Les échéances électorales désormais régulières jusqu’en 2022 ne risquent-elles pas de pousser le gouvernement à l’immobilisme? 

La légitimité d’Emmanuel Macron, c’est de réformer, pas de gérer. Jacques Chirac pouvait être élu, ne rien faire, les gens continuaient à bien l’aimer. Macron non : s’il arrête de faire, il n’a plus de légitimité. Il ne peut qu’être fidèle à sa promesse, qui est de porter un projet ambitieux. 

La tribune adressée le 4 mars par le chef de l’État aux citoyens européens traduit-elle une modification de ses ambitions européennes? 

Macron fait le choix de ne plus se laisser arrêter par le blocage de la décision au sein des Vingt-Sept. On a vu avec la question des réfugiés que même la règle de la majorité ne peut s'appliquer quand un gouvernement dit non, unilatéralement. On s’achemine donc vers une “Europe des clubs” : on garde un socle commun d’intégration économique et de valeurs, auquel s’ajoutent un petit nombre de clubs :  autour de l’euro, de Schengen et du droit d’asile, de l’investissement, voire du climat. Nous allons inévitablement passer par une phase de différenciation en Europe. Sinon, on se condamne à dire aux citoyens : “nous avons de grands projets mais nous ne pouvons rien faire”, et on donnera la main aux nationalistes. Il faudra être ferme à l’égard des comportements non-coopératifs. Cela veut dire passer par des crises. Mais c’est indispensable. 

Propos recueillis par Benoît Floc’h, Cédric Pietralunga et Audrey Tonnelier

"La méthode Macron doit changer" 

Interview au Journal du Dimanche, 2 septembre 2018

En juin, dans une note à Emmanuel Macron rédigée avec deux autres économistes, vous regrettiez un déséquilibre, vers la droite, de sa politique. Est-ce toujours le cas ?

Nous faisions le constat que le Président, élu en partie sur une promesse d’émancipation, ne la portait pas assez, qu’il ne se saisissait pas assez de la question des inégalités et que ne ressortait finalement qu’un programme assez traditionnel de libéralisation et de baisse des impôts. Et cela malgré des mesures qui n’appartiennent pas à l’attirail classique. Il a sans doute entendu notre message. Mais notre constat reste valable.

Et aujourd’hui, les indicateurs économiques replongent…

L’année 2017 s’est terminée en fanfare. Elle a été suivie début 2018 par un tassement net mais en partie passager de la croissance. En tendance, nous sommes sans doute un peu en dessous de 2 %. Rien d’alarmant. Pour l’avenir, je suis inquiet des menées protectionnistes de Trump et d’une économie américaine en surchauffe.

Quelles conséquences pour le budget ?

Des recettes en moins, bien sûr. Mais ne cédons pas à l’habitude de couper dans les dépenses quand ça va moins bien et de laisser filer quand ça va mieux. Le cap, ce doivent être des économies de dépense permanentes et une réforme de fond des modes de gestion de l’État.

Cette croissance molle est-elle le signe d’un échec des réformes ?

Je n’ai vu nulle part de réformes qui produisent leurs effets en six mois. Selon France Stratégie, les deux tiers des patrons de PME disent ne pas avoir changé leur comportement après les ordonnances travail… Pour les salariés, les nouveaux outils créés par la réforme de la formation professionnelle sont à ce stade des abstractions. Quant au plan sur les compétences pour les chômeurs de longue durée et les jeunes sans qualification, il démarre à peine. Les comportements ne changent pas sur un claquement de doigts et le travail du gouvernement ne doit pas s’arrêter à la publication des décrets.

Quelles mesures sont les plus urgentes aujourd’hui ?

Répondre au constat fort et sincère de Nicolas Hulot : « Je pars parce qu’on n’a pas changé de trajectoire. »

Ce n’est pas une affaire de personne, ni même de mesures techniques. Avec la transition numérique, la transition écologique doit structurer une mutation de notre modèle de développement, des mobilités, de notre logique industrielle, d’une économie agricole dépassée et en retard sur les attentes des consommateurs. Il faut fixer ce que nous voulons atteindre à dix ans et en faire un axe central de l’action gouvernementale.

Que pensez-vous des réformes fiscales engagées ?

Il est dommage d’avoir décalé dans le temps la baisse des cotisations salariales pour des raisons budgétaires. On en a retenu que la hausse de la CSG était un prélèvement net, alors qu’elle est compensée par une baisse des prélèvements sur les revenus du travail. Il fallait revoir la fiscalité du capital et l’ISF, un impôt d’affichage, auquel échappaient les vraies grandes fortunes. Mais la contrepartie logique devrait être un impôt fort sur les grosses successions. Sauf qu’il faut un courage politique énorme pour le faire passer…

Comprenez-vous les hésitations sur le prélèvement à la source ?

Seulement si l’opération n’est pas techniquement prête, ce qui serait quand même étonnant. Mais si elle l’est, il faut y aller. Le décalage d’un an dans le paiement de l’impôt ne correspond plus à une société où tout est plus volatil. Quand vous perdez votre emploi, on vous taxe sur les revenus de l’année précédente. Mais il y a une extraordinaire méfiance des Français à l’égard de leurs institutions. Ils ont peur de se faire rouler, alors que l’État leur abandonne une année d’impôt !

Emmanuel Macron portait un élan fort pour réformer l’Europe. Est-il cassé ?

Cassé, non, mais les obstacles sont là. L’Allemagne a mis du temps à former un gouvernement. Entretemps, une opposition aux réformes de la zone euro a émergé en Europe du Nord et Matteo Salvini est arrivé au pouvoir en Italie. Tout cela a créé du doute, de la défiance, de l’attentisme, une réticence à la solidarité. Pourtant, il est urgent de rendre la zone euro plus robuste avant la prochaine récession, de mettre l’Europe en état de répondre au comportement brutal et agressif de Trump, et de s’opposer au nationalisme autoritaire incarné par Viktor Orbán. Macron a raison d’être ambitieux, et le symbole qu’il représente reste vif. Mais la bataille va être très, très rude.

Comment jugez-vous la méthode Macron ?

Elle doit changer. Pendant quinze mois, le mandat qu’il avait reçu lui a permis de mettre l’accent sur l’exécution, d’être un président du faire. Cette phase se termine. Il va falloir préparer les prochaines réformes de manière plus ouverte. Et il faut passer à une culture du résultat. Il faut, en aval des lois, des objectifs concrets sur lesquels le gouvernement accepte d’être jugé.

Macron n’écoute pas assez ?

Il y a eu une série de concertations. Mais l’important, c’est que les Français deviennent les acteurs de la transformation de leur société. C’est une condition du succès. Cela suppose plus de délibération, une méthode moins jupitérienne. La réforme des retraites sera un test.

Êtes-vous déçu de l’application du programme dont vous avez été l’architecte ?

C’était celui du Président. Je ne m’en sens ni propriétaire ni comptable.

Ubu ou Machiavel ? 

Tribune Les Echos, 6 juillet 2018


Le comportement de l’administration Trump défie la logique. Chacun voit bien que pour les États-Unis, l’enjeu stratégique central est la relation avec la Chine. Celle-ci est un rival géostratégique doublé d’un concurrent économique de plus en plus sérieux, y compris dans ce qui fait le cœur de la compétitivité américaine. Xi Jinping a commencé à formuler une conception des relations internationales alternative à l’ordre libéral dont les États-Unis ont été les promoteurs depuis trois quarts de siècle. Et pourtant M. Trump s’en prend à l’Europe et semble s’être donné pour priorité de saper les bases du leadership américain.  

Ce leadership reposait sur un contrat original et assez explicite : en échange d’un rôle prééminent dans la fixation des règles du jeu international, les États-Unis se contraignaient à agir le plus souvent dans le cadre de ces règles. C’était particulièrement vrai en matière de commerce international, puisque celui-ci était régi par les règles du multilatéralisme. C’était également le cas en matière de finance ou de régulation. Même en matière monétaire, domaine où il jouissait d’un « privilège exorbitant », Washington se soumettait aux principes du G7. Bien entendu, il arrivait qu’il s’en écarte. Mais assez rarement pour que le contrat tienne. 

C’est ce contrat qui est remis en cause. Après la sortie de l’accord sur le climat, après des déclarations unilatérales sur le taux de change du dollar, l’offensive commerciale a été déclenchée. L’administration Trump entend faire prévaloir une approche transactionnelle des relations économiques. Au contrat multilatéral succède le pur rapport de force bilatéral.

L’Union européenne est évidemment particulièrement bousculée. Elle-même construite sur le droit, elle a toujours porté une conception des relations internationales fondée sur les règles. Autant que les tarifs douaniers qui lui sont imposés, elle vit ce changement de philosophie comme une agression.        

La situation est paradoxale car, quant au fond, l’UErejoint les États-Unis sur tout un ensemble de griefs à l’égard de la Chine. Comme eux, elle lui reproche de distordre la concurrence, de prendre des libertés avec la propriété intellectuelle et de cibler des acquisitions stratégiques dans les domaines technologiques. Comme eux, elle juge que les règles de l’OMC qui lui accordent un statut privilégié de pays en développement sont dépassées. Elle pourrait donc être pour Washington un allié économique de poids.  

Alors pourquoi ? Ubu, ou Machiavel ? Faut-il attribuer les foucades de l’administration Trump à un mélange d’irrationalité, d’inculture et d’incohérence ? C’est ce que lui reprochent, aux États-Unis même, la plupart des analystes. Ou bien faut-il rechercher une visée stratégique derrière son étrange comportement ? 

La seule logique qui puisse lui être trouvée est que l’administration Trump vise à empêcher l'Union européenne de se positionner comme le troisième acteur d'un jeu États-Unis-Chine-Europe et à rétablir à l’égard de l’Europe une primauté américaine qui ne repose plus sur le leadership, mais sur la force. L’UE, qui dispose encore du plus grand marché mondial de biens et de services, est par nature opposée à une approche purement transactionnelle des relations internationales. Pour M. Trump, elle constitue donc un obstacle. Il ne veut pas un partenaire, mais des vassaux.        

Théorie du complot ? « Nous aimons les pays de l'Union européenne, a déclaré Donald Trump le 28 juin. Mais l'Union européenne, bien sûr, a été créée pour tirer parti des États-Unis. Et nous ne pouvons pas laisser cela se produire ». Aucun président américain n'a jamais présenté l'UE comme un complot pour affaiblir les États-Unis ni suggéré que l’intérêt des États-Unis serait de traiter bilatéralement avec les pays européens.

Pour l'Union européenne, c'est un moment charnière. Les événements l'obligent à redéfinir ses finalités. Elle s’est construite sous la protection des États-Unis et dans le contexte du système international qu’ils dominaient. Pour cette raison, ses dimensions externes ont toujours été secondes. La signification de la crise actuelle est que cela ne tient plus : l'Europe doit fixer d’urgence son orientation stratégique vis-à-vis d'États-Unis distants, sinon hostiles, et de puissances émergentes dénuées de tendresse. Simultanément, elle doit décider de ce qu'elle entend faire pour sa sécurité, sa protection frontalière et sa politique de voisinage. 

Si elle ne parvient pas à redéfinir les biens publics européens pour un monde fondamentalement différent de celui d'il y a dix ans, l'UE ne survivra pas en tant qu'institution significative. Si elle y parvient, elle retrouvera aux yeux des citoyens européens un objectif et une légitimité érodés par des années de revers économiques et politiques.

La stratégie de la dépense palliative a atteint ses limites

Chronique Le Monde, 28 juin 2018

« Pognon de dingue » : avec cette expression triviale, Emmanuel Macron a voulu faire écho au sentiment que l’argent public est mal employé. Est-ce vrai et si oui, où faut-il couper ? Ce sera le débat économique du prochain semestre. Il n’a pas eu lieu en 2017. En 2019, il sera déjà tard. C’est cet automne que va se jouer la politique des finances publiques du quinquennat.      

À 56,5% du PIB, notre niveau de dépense publique est sans égal parmi les économies avancées. Il excède de dix points la moyenne de la zone euro. D’autres, comme la Suède dans les années 1990, ont atteint ce niveau, mais cela n’a pas duré. 

Rien n’oblige les pays européens à faire les mêmes choix. Si les Français veulent de meilleurs services publics et des assurances sociales qui les couvrent mieux, s’ils sont prêts à payer pour cela, très bien. Il y a problème si la dépense n’est pas maîtrisée, ne répond pas aux préférences collectives, ou est inefficace. 

Sur la tendance, le constat est brutal : depuis 2000, rappelle France Stratégie, notre dépense structurelle primaire (c’est-à-dire corrigée de la conjoncture et hors paiements d’intérêts) a progressé de cinq points de PIB. Une dérive d’un tiers de point par an, ce n’est pas durablement soutenable. 

Deuxième travers : le financement. Depuis vingt ans, à chaque embellie de la conjoncture – en 2000-2001, 2007 et 2017 – nous abaissons les prélèvements plutôt que de résorber le déficit. Notre consentement collectif à l’impôt n’est pas à la hauteur de notre appétence pour la dépense. Cette contradiction a jusqu’ici été résolue par la dette. Ce n’est plus possible. 

Nous dépensons enfin pour de bonnes, mais aussi de mauvaises raisons. Les bonnes, ce sont l’enseignement gratuit, des assurances sociales collectives, un État redistributif, un réseau étendu de services publics, une capacité autonome de défense. Les mauvaises ce sont l’empilement des niveaux de gestion (le mille-feuilles territorial doublé d’un mille-feuilles social), le retard à réformer les retraites, une incapacité à sélectionner les priorités (pointée par une autre note de France Stratégie). Et, pour beaucoup, une propension à traiter les problèmes structurels par la dépense publique.  

La France consacre ainsi autant moyens à l’éducation (du primaire au supérieur) qu’à l’emploi (allégements de cotisations sociales compris) : 120 milliards par an. Sur vingt ans, la dépense publique pour l’éducation a stagné quand la dépense pour l’emploi a explosé. Bien entendu, cet effort a répondu à une situation d’urgence : il a fallu soutenir le revenu des chômeurs, aider les personnes fragiles à accéder à l’emploi, compenser la baisse de la demande de travail peu qualifié en allégeant son coût pour l’employeur. Tout cela a été utile. Mais à la longue, on ne peut que s’interroger : ces moyens n’auraient-ils pas été mieux employés à réduire les inégalités scolaires et à préparer les jeunes à l’économie d’aujourd’hui ?    

Ce qui est vrai de l’emploi l’est aussi du logement (plus de 40 milliards) ou des aides aux entreprises (près de 60 milliards hors soutien à l’emploi) : à chaque fois, nous répondons à des problèmes structurels par la subvention, le crédit d’impôt, ou des allégements de taxes pour lesquels d’autres doivent bien payer. Cette stratégie de la dépense palliative a permis un temps de contenir les problèmes. Elle a clairement atteint ses limites.  

Le gouvernement est en droit d’attendre des dividendes des réformes de fond qu’il a engagées. Moins d’échec scolaire et un marché du travail qui fonctionne mieux doivent permettre de dépenser moins pour l’emploi. Un impôt sur les sociétés plus faible doit logiquement conduire à de consacrer moins d’argent à inciter les entreprises à investir. Une fiscalité du capital allégée va de pair avec l’élimination de niches fiscales. 

Évidemment, cela n’ira pas sans vives protestations. Mais l’argent public est trop rare pour qu’on continue à s’en servir comme d’un pansement sur des plaies mal soignées.   

Mieux vaudrait laisser les gouvernements libres de tenter les politiques de leur choix

Tribune Le Monde, 9 juin 2018

La nouvelle coalition italienne a été élue sur un programme pour le moins risqué qui combine les baisses d’impôts promises par la Ligue aux petits entrepreneurs du Nord et les dépenses sociales promises par le Mouvement 5 Étoiles aux déshérités du Sud. Sur la base d’évaluations indépendantes, le total de ces engagements dépasserait les 100 milliards d’euros par an, soit plus de 6% du PIB. Pour un pays dont la dette publique dépasse déjà 130% du PIB, ce serait pour le moins aventureux. 

Compte tenu de ses faibles marges de manœuvre, le gouvernement Conte a déjà commencé à réviser ses plans. Mais il y a peu de chances qu’il veuille le faire dans une mesure suffisante pour éviter l’infraction aux règles budgétaires européennes. Si les partis anti-système sont convaincus d’une chose, c’est qu’ils ne doivent pas jouer les élèves sages.

Il faut donc nous préparer à une épreuve de force entre ce que prescrivent les règles et ce qui a été promis au peuple, entre la légitimité du droit et celle du vote. Ce n’est pas la première fois. François Hollande en 2012 avait affirmé vouloir réviser le traité budgétaire, avant de se contenter d’un compromis sans contenu. Aléxis Tsípras en 2015 avait été élu sur un programme de changement radical, mais la dépendance financière de la Grèce a eu raison de sa résistance. Si la confrontation est cette fois probable, c’est d’abord que le climat politique a changé et ce qu’on appelle le populisme a le vent en poupe. Ensuite, il est difficile de plaider pour le statu quo dans un pays où le revenu par tête n’a pas augmenté depuis vingt ans. Enfin, l’Italie est un grand pays et ses dirigeants estiment disposer d’un pouvoir de négociation.  

La stratégie économique de la coalition Ligue-Cinq Étoiles fait question. Certes l’Italie a besoin de croissance et non d’austérité, mais c’est moins un choc de demande qu’un choc d’offre qu’il faut lui administrer, moins une expansion keynésienne qu’un investissement dans les compétences et dans la gestion des entreprises, en vue de réveiller une productivité assoupie.

On saura bientôt quelles sont les vraies priorités de la nouvelle équipe. Mais quoi qu’il en soit, les peuples ont le droit de faire des erreurs. Et ils sont aujourd’hui d’autant plus enclins à faire usage de cette liberté que la réputation de compétence des partis traditionnels a été mise à bas par la crise financière globale et celle de la zone euro. 

Quelles conséquences faut-il en tirer ? Dans l’immédiat, il faut aider l’Italie à sortir de ses problèmes par le haut, en s’attaquant à un dualisme qui voit coexister un réseau d’entreprises de premier niveau mondial et un tissu d’autres, plus petites, qui sont dangereusement en retard sur leurs homologues allemandes ou françaises. Les outils financiers européens disponibles peuvent être utilisés à cette fin, et le budget d’investissement dont il est question pour la zone euro trouvera vite à s’employer si l’on obtient un consensus pour le créer. 

Mais il faut aussi réfléchir, pour l’avenir, aux règles du jeu communes. Depuis vingt ans, les institutions européennes jouent les maîtresses d’école avec les gouvernements : elles sermonnent, interdisent, complimentent et protègent. Au fil des ans, le système de surveillance budgétaire sur lequel elles s’appuient est devenu d’une complexité telle que seule une poignée de techniciens en maîtrisent les arcanes. À la manière de préfets apostoliques, eux seuls peuvent préciser ce qui est autorisé, toléré ou prohibé.   

Tant qu’il y avait consensus sur les politiques souhaitables, ce paternalisme technocratique pouvait se défendre. Dans un contexte de révolte contre l’ordre économique établi, il est devenu politiquement dangereux. Un conflit avec Bruxelles sur l’application des règles du Pacte de stabilité offrirait à Matteo Salvini, le dirigeant de la Ligue, ou à tel ou tel autre eurosceptique européen, une occasion rêvée de transformer du plomb bureaucratique en or électoral. 

Mieux vaudrait donc un système qui tienne la bride moins serrée aux États et, tant que les gouvernements peuvent convaincre des prêteurs de leur faire crédit, les laisse libres de tenter les politiques de leur choix. Cela suppose, évidemment, que ces prêteurs en supportent pleinement le risque, et n’attendent pas des pays partenaires qu’ils prennent demain ces dettes à leur charge. Il y a en effet deux régimes polaires dans une union monétaire : l’un qui combine discipline et solidarité collectives, dont l’aboutissement ultime est la garantie mutuelle des dettes ; et l’autre, qui repose davantage sur la responsabilité individuelle des États, dont la logique conduit à accepter dans des cas extrêmes la possibilité de faillites souveraines. Les conditions politiques auxquelles nous faisons face, durablement sans doute, conduisent à faire chemin vers le second. 

Il ne s’agit pas de punir les gouvernements, ou de demander aux marchés de discipliner les électeurs, comme l’a maladroitement laissé entendre le Commissaire Öttinger. Il ne s’agit pas plus de confier la gestion des surendettements souverains à on-ne-sait quel mécanisme automatique. Mais il faut permettre aux gouvernements de prendre leurs risques, et en contrepartie les rendre davantage responsables leurs actes. Cela suppose de minimiser l’onde de choc potentielle d’une restructuration souveraine, en achevant la déconnexion entre banques et États (c’est-à-dire en menant à son terme l’union bancaire), et en mettant en place des filets de liquidité pour éviter à des États solvables d’être soumis aux foucades du marché. 

Cela suppose enfin la plus grande clarté sur la préservation de la zone euro : plus celle-ci saura accommoder les disparités en son sein, plus elle sera capable de résoudre des crises souveraines, et plus elle sera à l’abri du danger d’une dislocation. Pousser les pays indisciplinés vers la sortie, ou simplement laisser faire, ce serait faire prendre à tous un risque de premier plan. Il nous faut une union monétaire plus souple, mais aussi plus résistante. 

La PAC n’est pas taboue

Chronique Le Monde, 24 mai 2018

La bataille du budget européen vient de s’ouvrir. Début mai, la Commission a mis ses propositions sur la table : pour faire face à la baisse de ressources induite par la sortie britannique et financer de nouvelles priorités – numérique, jeunesse, climat, protection des frontières, accueil des réfugiés, sécurité – elle propose de réduire de 5% les fonds alloués à l’agriculture. Immédiatement, le ministre en charge, Stéphane Travert, a dénoncé des « propositions inacceptables ». 

Ce ne sont que les premières escarmouches, car l’équation budgétaire est redoutable. D’un côté, le Brexit va réduire les ressources de 10 milliards d’euros par an (voir l’étude de Z. Darvas et G. Wolff, Rethinking the EU’s post-Brexit budget priorities, Bruegel, mars 2018). De l’autre, la Commission évalue le coût des nouvelles priorités à 15 milliards. Un ciseau de 25 milliards sur un budget de 180, c’est beaucoup.     

Comment en sortir ? L’Allemagne se dit disposée à payer plus. Mais cela ne suffira pas. Il faut faire des choix. Habilement, la Commission a repris des priorités avancées par Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne. Mais elle lui met le marché en main : pour affronter les défis d’aujourd’hui, il faut faire des économies sur les politiques d’hier. 

Où est notre intérêt ? C’est aujourd’hui la question. Est-il certain que ce soit le maintien en l’état de la Politique agricole commune (PAC) ? Bien sûr, Bruxelles nous verse chaque année 10 milliards d’aides, plus qu’à tout autre pays. Mais pour quel résultat ? Une compétitivité en berne, un retard technique avéré, une montée en gamme trop lente, un bilan écologique préoccupant, une transition vers le bio poussive. Et pour beaucoup de petits exploitants, un déficit de revenu criant : en 2016 (il est vrai une mauvaise année), un quart des exploitations n’ont, après subventions, rémunéré ni le travail de l’agriculteur, ni son capital. Les subventions communautaires sont en fait peu redistributives. Toutes ces déficiences ne sont pas dues à la PAC. Mais ce bilan est aussi le sien. 

Par ailleurs la finalité de la PAC n’est plus, comme hier, quantitative. Dès lors, on peut se demander qui doit faire quoi. Il revient certainement à l’Union d’aider les agriculteurs à supporter les coûts qu’induisent ses exigences, en matière d’environnement ou de bien-être animal. Mais d’autres raisons d’aider sont locales : entretien du paysage, maintien d’une activité en zone de montagne, promotion d’un terroir, appui social. Les aides européennes s’y sont adaptées, mais manquent de granularité. Dans bien des cas des politiques nationales, ou même régionales, pourraient mieux répondre à l’infinie variété des situations. 

Reste, évidemment, l’intérêt financier : bien ou mal employés, dira-t-on, pourquoi renoncer à 10 milliards de subventions ? L’argument résiste mal à l’examen. Il est illusoire, d’abord, de penser qu’avec trois fois moins d’agriculteurs et huit fois moins d’exploitants, la France va éternellement percevoir trois fois plus de subventions que la Roumanie. Découplées de la production, les aides directes aux exploitations (7 milliards sur 10) sont encore largement calculées sur une base historique, et reflètent donc la production d’hier. Inévitablement, ces transferts à finalité sociale iront cependant de plus en plus vers les pays dont la population agricole reste nombreuse. 

L’autre raison est les négociations budgétaires européennes prennent en compte – à tort ou à raison – les soldes nets entre dépenses et recettes. Ce qui est perdu sur une politique peut ainsi être regagné sur une autre. 

Imaginons que la France soit audacieuse, rompe avec le corporatisme qui, de bas en haut, domine le monde agricole, prenne la Commission au mot, et propose de réexaminer qui doit faire quoi. Bien négociée, une renationalisation graduelle de certaines politiques n’impliquerait pas de perte nette. Elle pourrait utilement contribuer à la nécessaire redéfinition de notre modèle agricole. 

Mobilité sociale : le redoutable poison du pessimisme français 

Chronique Le Monde, 3 mai 2018 

Hier, on était paysan, cheminot, industriel de père en fils (rarement en fille). Une myriade de micro-statuts perpétuait la société des ordres. La justice y trouvait rarement son compte. La sécurité, si. 

Aujourd’hui l’idéal collectif est, pour reprendre la promesse républicaine, l’égalité d’accès à « toutes dignités, places et emplois ». Plus encore depuis un an : si le projet social de François Hollande mettait l’accent sur la redistribution par l’impôt, celui d’Emmanuel Macron s’organise autour de la mobilité professionnelle (au cours d’une carrière) et de la mobilité sociale (d’une génération à l’autre).  

Qu’en est-il en réalité ? Trois chercheurs, Alberto Alesina, Stefanie Stantcheva et Edoardo Teso ont comparé la France aux États-Unis et à d’autres pays européens, à la fois pour la mobilité sociale objective (mesurée par la destinée des enfants nés dans les 20% inférieurs dans l’échelle des revenus), et pour la perception qu’en ont les sociétés. L’étude (« Intergenerational Mobility and Preferences for Redistribution », American Economic Review, février 2018) nous renseigne ainsi à la fois sur les situations et le jugement des citoyens sur leur contrat social. 

Son premier résultat est que la mobilité sociale est aujourd’hui plus faible aux États-Unis qu’en Europe et en France : un enfant né en bas de l’échelle sociale a davantage de chance d’y demeurer et moins de chances d’accéder au sommet. Le rêve américain a vécu. C’est notamment l’effet d’inégalités sensiblement plus prononcées : comme l’illustre la « courbe de Gatsby », les sociétés les moins égalitaires sont aussi celles où la mobilité est la plus faible. 

En revanche, le regard des Américains sur leur société demeure optimiste, tandis que celui des Français est empreint d’un pessimisme excessif. Si bien que la hiérarchie des perceptions inverse celle des faits : les chances de mobilité sont plus élevées chez nous, mais leur appréciation subjective plus basse. 

Des pays étudiés, nous sommes, avec l’Italie, celui où la représentation populaire des règles du jeu social est la plus sombre : nos concitoyens sont beaucoup moins nombreux à penser que le système économique est juste, qu’on peut s’en sortir par l’effort, ou que les politiques publiques peuvent améliorer la mobilité sociale. De tous, ils sont ceux qui font le moins confiance à l’État. En Suède, à l’inverse, la mobilité est plus forte, les règles du jeu collectif sont tenues pour justes, et l’action publique est plébiscitée. 

Ce profond pessimisme sur le contrat social et les chances de le réformer, qu’avait déjà souligné un rapport de France Stratégie (Lignes de faille, 2016), est un redoutable poison. Lorsqu’on ne peut ni miser sur l’effort individuel ni placer son espoir en l’action collective, le choix n’est plus qu’entre différentes formes de sécession : la débrouille (et son corollaire, la triche), les solidarités de proximité, la révolte.  

Pour y remédier, il faudra plus que des politiques patientes de promotion de la mobilité sociale. Dédoubler les classes de CP, restructurer l’apprentissage, redéfinir les filières au lycée, réformer l’accès à l’université, c’est essentiel, mais cela ne suffira pas à changer les représentations de notre grammaire sociale. Si les Français demeurent persuadés que cette grammaire est biaisée, il y a peu de chances qu’ils soutiennent ces politiques, et peu de chances qu’ils se saisissent des opportunités qu’elles visent à ouvrir.

Pour cette raison, les réponses relèvent aussi du symbolique. C’est-à-dire des révolutions au sommet. Tous les pays ont des élites, a dit un jour le Financial Times, mais la France est le seul où ses membres se sont connus au jardin d’enfants. Pour mettre en cause une reproduction sociale qui n’a fait que s’accentuer au fil du temps, il faudrait résolument élargir l’accès aux lycées d’excellence, augmenter les promotions des grandes écoles et casser les grands corps de l’État. 

À coup sûr, l’aristocratie crierait au scandale. Tant mieux.

Une société de mobilité n’est pas une société de précarité  

Chronique Le Monde, 5 avril 2018

 Les réformes sociales succèdent aux réformes sociales : après les ordonnances sur le droit du travail, le parlement va être saisi de celles de l’apprentissage, de la formation professionnelle et de l’assurance-chômage. Viendront ensuite les retraites. Beaucoup crient à la frénésie. La vraie question, cependant, est inverse : pour passer d’une société de statuts à une société de mobilités, est-ce suffisant ? 

L’inspiration des réformes Macron est moins nouvelle qu’il n’y paraît. Pays-Bas et Danemark en ont posé les bases dans les années 1990, avant que le rapport Supiot les conceptualise (Au-delà de l’emploi, Flammarion 1999) : dans une économie plus volatile, la sécurité des actifs ne doit plus reposer sur leur statut, mais sur des parcours professionnels combinant emplois et formations ; pour mettre les personnes en capacité de construire de tels parcours, il faut transférer la responsabilité de la formation des entreprises aux salariés ; le soutien aux chômeurs doit passer d’une logique d’assurance à une logique d’accompagnement ; et il faut lever les obstacles à la mobilité professionnelle. 

Du droit individuel à la formation de 2004 aux droits rechargeables de 2013 et au compte personnel d’activité de 2016, en passant par la rupture conventionnelle de 2008, ce programme a largement inspiré l’action des gouvernements précédents. Mais à force de petits pas, ils ne sont pas allés bien loin. La nouveauté est qu’Emmanuel Macron cherche à faire système, à réunir la masse critique nécessaire à la transition d’un modèle à un autre. Pour la première fois, cette perspective devient crédible. Mais nous ne sommes pas au bout du chemin.   

En matière de formation, les droits ne suffisent pas. Loin de corriger les écarts initiaux, la formation professionnelle a jusqu’ici tendu à les accroître. À celles et ceux qui ont précocement quitté l’école, elle oppose un maquis impénétrable. Le gouvernement entend simplifier radicalement l’offre de formation et garantir la transparence sur les débouchés. C’est essentiel, mais ne suffira pas non plus. La collectivité va devoir consacrer des efforts soutenus à l’accompagnement du parcours professionnels des personnes les plus vulnérables. 

Une société de mobilité n’est pas une société de précarité. Aujourd’hui, un CDD a moins d’une chance sur cinq d’accéder à un CDI au bout d’un an. Les partenaires sociaux se sont saisis du sujet, mais dans une logique sectorielle qui a peu de chance d’aboutir. Le gouvernement, qui s’en est réservé le droit, devra certainement imposer un bonus-malus sur les cotisations sociales des employeurs pour dissuader l’entretien de la précarité. 

La segmentation des régimes de retraite fait obstacle aux mobilités. Nos régulations sociales reposent sur la séparation des statuts de salarié du privé, d’indépendant et d’agent public. Or un actif aujourd’hui peut être successivement – parfois simultanément – les trois. Mettre fin à cette segmentation suppose d’abord d’unifier droits à la formation, au chômage et à la retraite : le premier volet est en bonne voie, le deuxième est timidement esquissé par la réforme annoncée, le dernier reste à faire. C’est le plus difficile. 

Se pose également la question du statut d’agent public. En France, 80% d’entre eux bénéficient de l’emploi à vie, contre 10% en Allemagne et 1% en Suède. Pour les salariés du public, cette sécurité peut déboucher sur un enfermement. Pour les actifs du privé, c’est une porte fermée. On ne construira pas une société de mobilités en conservant à part 5 millions de salariés. Il faut ouvrir davantage d’emplois publics aux non-fonctionnaires.   

Enfin, une société traumatisée par plusieurs décennies de chômage de masse ne renoncera à la sécurité des protections statutaires que si la politique économique est, dans toutes ses dimensions, orientée vers le plein emploi. Des États-Unis, Joseph Stiglitz a coutume de dire que la politique macroéconomique leur sert d’état-providence. Le message s’applique aussi à nous.

Contrairement à une légende tenace, les marchés ne demandent pas l’austérité, mais la clarté

Chronique Le Monde, 27 mai 2022

C’est en vain qu’on chercherait les mots « dette » ou « déficit » dans le programme présidentiel d’Emmanuel Macron. Pendant la campagne la question des finances publiques n’a pas été posée (sauf, avec le succès qu’on sait, par Valérie Pécresse) et elle n’a pas reçu de réponse. Il est temps d’y venir.   

Le problème n’est pas l’imminence de la menace. Les récentes prévisions de la Commission européenne laissent attendre une baisse de 5 points du ratio de dette entre 2020 et 2023. Et si les taux ont un peu remonté, ils restent très faibles en termes réels. On doit certes envisager la possibilité d’une vraie récession, et on peut imaginer un retour de l’inquiétude sur les marchés, par exemple en cas de tensions politiques en Italie. Mais fondamentalement, ce n’est pas cela qui doit nous alarmer.

Le problème n’est pas non plus que le gouvernement mobilise les finances publiques dans la lutte contre l’inflation. Pour hétérodoxes qu’ils soient, tarifs régulés, baisses de TVA et subventions ciblées sont des réponses utiles qui permettent de préserver le pouvoir d’achat et de contenir la montée des anticipations d’inflation. La France a payé plus cher que cela pour restaurer sa compétitivité.

Le problème n’est pas, enfin, le pari sur le plein emploi. Comme l’a écrit Patrick Artus dans ces colonnes, il est grand temps de cesser de prendre pour une fatalité ce qui, chez nombre de nos voisins, ne l’est plus depuis des lustres. Le sous-emploi de masse est une calamité économique et sociale à laquelle nous nous sommes trop longtemps résignés et dont les effets sont massifs. Imagine-t-on par exemple qu’en 2019 la dépense budgétaire pour l’emploi (indemnisation, formation, allégements, incitations) s’est élevée à 144 milliards contre 128 milliards pour l’éducation (de l’école primaire au doctorat). En mettant 20 milliards de plus sur l’éducation, de combien améliorerait-on à terme la performance sur l’emploi ?

La bonne stratégie budgétaire n’est ainsi pas de mettre la cape parce que le temps s’assombrit. Elle est d’investir à bon escient pour corriger nos travers et relever le niveau d’activité. Mais cela ne doit pas empêcher de compter. Et c’est là que le bât blesse.

Dans les vingt prochaines années, la France va devoir dépenser nettement plus pour l’éducation. Plus que les tests Pisa, un peu abstraits, les reportages sur la difficulté à recruter des enseignants ou la surprise des enfants ukrainiens face au médiocre niveau mathématique de nos écoles ont souligné l’ampleur de notre retard. Quant à l’université et à la recherche publique, elles sont sinistrées. Combien faudra-t-il ? Certainement plus de 10 milliards par an.

Vient ensuite la santé. Le coût des mesures décidées à l’été 2020 dans le cadre du Ségur de la santé a également été d’une dizaine de milliards par an, sans que les professionnels soient en quelque manière satisfaits de leurs rémunérations ni de l’état de l’hôpital public. Les comparaisons internationales ont beau indiquer que nous dépensons plutôt plus que nos voisins (mais moins que les États-Unis), le compte ne semble pas y être.

S’y ajoute la transition écologique. Le montant total des investissements annuels à envisager pour l’atténuation du changement climatique était de l’ordre de deux points de PIB selon les scénarios de RTE. S’y ajoute la transition écologique. Le montant total des investissements annuels à envisager pour l’atténuation du changement climatique était de l’ordre de deux points de PIB selon les scénarios de RTE. L’évaluation de la part publique est incertaine, mais elle pourrait être de l’ordre de 10 à 15 milliards, auxquels il faut ajouter le soutien aux ménages pour l’isolation de leur logement ou l’acquisition de véhicules électriques.

Vient ensuite la défense. En mars, le chancelier Scholz a annoncé une augmentation de la dépense allemande de l’ordre d’un demi-point de PIB et a mis en place un fonds de financement de 100 milliards. L’Allemagne, bien évidemment, était en retard sur la France qui dépense plus et mieux. Il n’empêche : le défi stratégique que représente le retour de l’affrontemenen Europe ne pourra pas être relevé à moyens constants.

Ajoutons, enfin, le coût de la baisse des impôts de production, une autre dizaine de milliards, annoncés dans le plan de relance mais appelés à être pérennisés. Au total, on parle facilement d’une cinquantaine de milliards, aux prix d’aujourd’hui. Soit 2 points de PIB.

Pour 2023, la Commission envisage un déficit de l’ordre de 50-60 milliards, essentiellement indépendant de la conjoncture, dont la moitié correspondrait à un déficit primaire et l’autre moitié aux intérêts sur la dette publique. Ajoutons-y les 8 milliards de concours européens (non comptés dans le déficit) et trois fois dix milliards (pour l’éducation, la santé et la défense, les autres dépenses étant déjà largement comptabilisées). Donc, au total, un déficit primaire structurel de 60-70 milliards au bas mot.

C’est beaucoup. Car en définitive, ce qui compte est notre capacité à dégager des recettes pérennes et à les mettre en face de notre dépense pérenne. Il y aura certes les effets de la réforme des retraites, mais il sera lent à se manifester. Et il y aura celui de la remontée du taux d’emploi, mais le risque est de ne pas pouvoir replier assez vite les dispositifs de soutien. Là est le vrai tendon d’Achille de notre politique de finances publiques.

Dans un contexte tendu il est permis prendre des risques, mais jusqu’à un certain point. Contrairement à une légende tenace, les marchés ne demandent pas l’austérité, mais la clarté. Ils veulent bien croire aux belles histoires, à la condition qu’elles soient vraisemblables. Avant la guerre en Ukraine, les incertitudes qu’elle nourrit et les dépenses qu’elle induit, la France pouvait se permettre de jouer sur le fil du rasoir. Précisément parce que nous nous refusons, à raison, à emprunter les sentiers conventionnels, il est temps de nous doter d’une stratégie de finances publiques robuste, c’est-à-dire chiffrée avec réalisme, assortie de plans contingents et qui n’exclue pas par principe l’hypothèse d’une hausse des prélèvements.